Avec un cri d’appel et un sanglot, Marianne se réveilla. La chambre, dont le feu était éteint, n’était plus éclairée que par une veilleuse. Au-dehors, on n’entendait plus rien. Seulement le crépitement rageur d’une pluie torrentielle sur les vitres et sur les pavés. Dans son lit, Marianne frissonna. Elle était trempée de sueur, mais la fièvre semblait tombée.

Incapable de se rendormir dans ce lit mouillé, elle se leva, ôta vivement ses draps humides et la chemise de nuit qui collait à son corps puis, nue, elle s’enroula dans les couvertures et, se glissant sous l’énorme édredon rouge, s’étendit à même le matelas. Elle n’avait même pas tourné la tête vers la forme blanche du palais. L’étrange rêve qu’elle venait de faire l’habitait encore et lui laissait un regret. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pensé à l’Américain. Et il lui semblait, tout à coup, qu’elle eût supporté plus aisément son épreuve actuelle s’il avait été là, car, malgré tout ce qui les avait séparés, elle avait appris à aimer le climat qu’il apportait avec lui : cette force tranquille, ce goût de l’aventure et de la bagarre, jusqu’à cette logique froidement réaliste qui l’avait tant blessée jadis. Avec un sourire amer, elle songea que le seul homme avec lequel elle eût peut-être trouvé un vrai plaisir à éveiller la jalousie de Napoléon, c’était justement Jason. Mais le reverrait-elle jamais ? Qui pouvait dire sur quel point du globe voguait à cette heure son beau navire neuf... un navire dont elle ne savait même pas le nom.

Le mieux était d’essayer de n’y plus penser. D’ailleurs, pour ce qu’elle voulait en faire, le comte autrichien ferait aussi bien l’affaire... ou n’importe lequel de ses admirateurs.

Avec un soupir, Marianne se rendormit. Et, cette fois, elle rêva d’un grand navire qui, toutes ses voiles blanches, fuyait sur une mer grise. Un navire dont la figure de proue avait le profil de faucon de Jason Beaufort.

3

MARIAGE IMPÉRIAL

Le lendemain soir, Marianne rentrait chez elle dans la voiture du prince Clary und Aldringen, laissant en arrière Arcadius de Jolival pour s’occuper des chevaux. Elle était encore mal remise du violent accès de fièvre qui l’avait secouée à la suite de sa chevauchée, mais une hâte fébrile la possédait de fuir Compiègne. La simple vue du palais lui était si insupportable qu’elle fût repartie, au besoin, à cheval et sous la pluie pour échapper à l’atmosphère d’une ville où, dès l’aube, il n’avait été bruit que de l’accroc sans précédent fait par Napoléon au protocole.

Devant son agitation, Arcadius, au petit matin, s’était mis en quête d’une voiture et, à dire vrai, n’avait pas eu à aller plus loin que la cour de l’auberge. Léopold Clary, que l’Empereur avait gardé près de lui jusqu’à l’arrivée de sa nouvelle épouse, devait gagner Paris au plus vite pour remettre à son ambassadeur, le prince de Schwartzenberg, quelques dépêches de son souverain. En apprenant que la belle cantatrice, dont il avait tant admiré la beauté la veille au soir, cherchait une voiture pour rentrer chez elle, le jeune Autrichien avait été transporté de joie.

— Dites à Mademoiselle Maria-Stella que mes biens et moi-même sommes tout à sa disposition. Qu’elle veuille seulement en user comme il lui plaira.

Une heure plus tard, Marianne quittait Compiègne aux côtés, du jeune diplomate tandis que Jolival s’acheminait avec quelque mélancolie vers les écuries. A dire vrai, le fidèle mentor de Marianne était perplexe. La soudaine amabilité montrée par la jeune femme à cet Autrichien dont, hier encore, elle ignorait jusqu’au nom, ne lui disait rien qui vaille. C’était tellement peu conforme aux réactions habituelles de son amie qu’il ne pouvait s’empêcher de se demander ce que cela cachait au juste.

Pendant ce temps, à travers la forêt humide, la berline de Clary roulait vers Paris à grande allure et de nouveau sous la pluie. Celle-ci avait repris dans la nuit et ne paraissait aucunement décidée à céder la place. Le ciel était bas et pesant, d’un gris-jaune décourageant, mais aucun des occupants de la voiture ne semblait s’en apercevoir. Marianne, lasse encore, s’était enveloppée dans la grande mante noire à capuchon que Jolival lui avait procurée dès le matin et, accotée à l’épais capitonnage de drap rouge, elle regardait la pluie sans la voir, l’esprit occupé par les souvenirs de la veille. Elle revoyait la mine émerveillée de Napoléon quand il avait ouvert la portière de la voiture et découvert les joues rebondies de l’archiduchesse sous ses absurdes plumes d’ara. Elle revoyait aussi cette façon qu’il avait eue de lui tendre les bras pour l’aider à descendre dans la cour de Compiègne. La pluie aussi a ses fantômes. Celle de ce matin en reformait continuellement deux, toujours les mêmes... Quant à Clary, il contemplait en silence le fin profil de sa compagne, pâli par la fatigue, les larges cernes qui marquaient ses yeux verts et sur lesquels ses grands cils noirs mettaient une ombre si émouvante, enfin, la beauté parfaite de ses mains dont l’une dégantée reposait comme une fleur blanche sur le tissu sombre du manteau. Et le diplomate ne pouvait s’empêcher d’être surpris par le caractère si visiblement aristocratique de cette chanteuse. Une Italienne de rien, une simple fille de théâtre, avec cette allure de duchesse, ces mains de reine ? Et si triste, si secrète, comme si elle portait au fond du cœur le poids d’un mystère ? A d’autres !... Ce mystère, pressenti, intriguait Clary autant que la beauté de Marianne l’émouvait. Cela l’incita à garder, envers sa belle compagne, la plus grande discrétion. Pendant les vingt lieues qu’ils parcoururent ainsi l’un près de l’autre, il ne lui parla que pour s’assurer qu’elle n’avait pas froid ou ne souhaitait pas s’arrêter un moment, heureux seulement, et presque au delà de l’absurde, quand elle lui souriait.

En vérité, Marianne appréciait cette attitude et lui en était reconnaissante. Enfermée dans son chagrin nuancé de colère, elle était reconnaissante à Clary de cette extrême discrétion. Elle n’avait d’ailleurs aucun besoin qu’il conversât pour mesurer l’effet qu’elle produisait sur lui. Les yeux gris du jeune homme parlaient éloquemment si sa bouche demeurait muette.

Quand on pénétra dans Paris, par la barrière Saint-Denis, la nuit était tombée depuis longtemps, mais Clary regardait toujours Marianne, alors même que son visage ne formait plus qu’une tache pâle dans l’obscurité de la voiture. Il brûlait de savoir où habitait sa belle compagne, mais, fidèle à son parti pris de discrétion, il se contenta de déclarer :

— Notre chemin passe par l’ambassade. Je vous demanderai, Madame, la permission de vous quitter alors. Ma voiture vous mènera ensuite où vous le souhaiterez.

Le regard disait si bien ce que la bouche taisait que Marianne en comprit le muet langage et sourit avec un brin de malice.

— Je vous rends grâce, Prince, pour tant de courtoisie. J’habite l’hôtel d’Asselnat, rue de Lille... et je serais heureuse de vous y recevoir s’il vous plaît de me rendre visite.

La voiture s’arrêtait devant l’ambassade autrichienne, située à l’angle de la rue du Mont-Blanc[1] et de la rue de Provence. Rouge d’émotion, le diplomate s’inclina sur la main qu’on lui tendait et y posa ses lèvres.

— Dès demain, j’aurai la joie d’aller vous offrir mes devoirs et mes services, Madame, puisque vous voulez bien m’y autoriser. Je souhaite vous trouver parfaitement remise.

A nouveau, Marianne sourit. Les lèvres du jeune homme avaient tremblé sur sa main. Elle était certaine, désormais, de son pouvoir sur lui et, ce pouvoir, elle entendait en user à sa fantaisie. Aussi fut-ce avec infiniment plus d’optimisme qu’elle regagna sa maison. Ce fut pour y retrouver Adélaïde en compagnie de Fortunée Hamelin.

Installées dans le salon de musique, les deux femmes bavardaient avec animation quand Marianne entra. Visiblement, elles ne l’avaient pas entendue venir et elles la regardèrent avec une égale stupeur, mais ce fut Mme Hamelin qui se ressaisit la première.

— Ah ça, mais d’où sors-tu ? s’écria-t-elle en courant embrasser son amie. Est-ce que tu sais qu’on te cherche depuis vingt-quatre heures ?

— On me cherche ? fit Marianne ôtant sa mante qu’elle jeta sur la crosse dorée de la grande harpe. Mais qui donc ? Et pourquoi ? Vous saviez bien, Adélaïde, que j’avais à faire en province.

— Justement ! s’écria la vieille demoiselle avec indignation, vous avez gardé envers moi une remarquable discrétion, motivée d’ailleurs par le fait que vous étiez appelée hors de Paris pour le service de l’Empereur. Mais vous admettrez que j’aie pu montrer quelque surprise quand un messager de ce même Empereur est venu ici, hier, vous demander de la part de Sa Majesté !

Les jambes coupées, Marianne se laissa tomber sur la banquette du piano et leva sur sa cousine un regard abasourdi.

— Un messager de l’Empereur ?... Vous voulez dire qu’il m’a demandée ? Mais pourquoi ?

— Pour chanter, bien sûr ! Est-ce que vous n’êtes pas « cantatrice », Marianne d’Asselnat ? lança Adélaïde avec un ressentiment qui arracha un sourire à Fortunée.

Dans la nouvelle vie de Marianne c’était de toute évidence ce qui passait le moins bien auprès de l’aristocratique demoiselle : que sa cousine chantât pour gagner sa vie. Gentiment, pour couper court aux revendications de la vieille fille, la créole alla s’asseoir sur la banquette et entoura de son bras les épaules de son amie.

— J’ignore ce que tu as été faire, dit-elle, et je ne te demande pas tes secrets. Mais une chose est certaine : hier, le Grand Maréchal du Palais t’a fait prier, officiellement, de te rendre à Compiègne pour y chanter aujourd’hui devant la Cour...

Aussitôt, Marianne fut debout sous l’impulsion d’une brusque colère.