Pendant que les deux hommes échangeaient ces propos, Mme Robineau, avec l’aide d’une servante, avait prestement déshabillé une Marianne aussi docile qu’un bébé et l’avait installée dans le grand lit que la servante avait hâtivement réchauffé à l’aide d’une grande bassinoire de cuivre. Les sanglots s’étaient calmés progressivement, mais la fièvre qui brûlait maintenant la jeune femme semblait croître de minute en minute. Pourtant, son esprit était plus calme. La violente crise de désespoir qui l’avait secouée avait apaisé la trop grande tension de son esprit et ce fut avec une sorte d’indifférence et les yeux mi-clos qu’elle écouta la grosse voix de Corvisart la tancer d’importance sur ce que l’on risque à courir les routes pendant des heures sous une averse glaciale.

— Vous avez une voiture, il me semble, et d’excellents chevaux ? Quelle mouche vous a piquée de faire tout ce trajet à cheval par un temps pareil ?

— J’aime le cheval ! fit Marianne butée et bien décidée à ne rien donner de ses raisons profondes.

— Mais voyons ! ricana le médecin. Que croyez-vous que dira l’Empereur quand il aura connaissance de votre exploit et que...

Vivement, la main de Marianne jaillit de sous le drap et se posa sur celle de Corvisart.

— Mais il ne le saura pas ! Docteur, je vous demande de ne rien lui dire ! D’ailleurs... il est probable que cela n’intéresserait nullement Sa Majesté.

Du coup, Corvisart éclata d’un rire homérique.

— Je vois : vous ne voulez pas que l’Empereur sache, mais, si vous étiez certaine qu’il piquerait une bonne colère en apprenant ce que vous avez fait, vous m’enverriez le lui dire tout de suite ? Eh bien, rassurez-vous, je le lui dirai et il sera furieux.

— Je n’en crois rien ! fit Marianne avec agacement. L’Empereur est...

— ... occupé à essayer de se donner un héritier ! coupa le médecin brutalement. Ma chère amie, je ne vous comprends pas : vous saviez pourtant que ce genre... d’activité était inéluctable puisque l’Empereur ne s’est marié que pour cela.

— Il aurait pu être moins pressé ! Pourquoi, dès ce soir...

— ... avoir mis l’archiduchesse dans son lit ? ajouta Corvisart qui semblait décidé à jouer aux propos interrompus. Mais parce qu’il est pressé, tout simplement. Il est marié, il veut un héritier, il se met tout de suite à la besogne. Rien de plus naturel !

— Mais il n’est pas vraiment marié ! Le vrai mariage doit avoir lieu dans quelques jours, à Paris. Pour cette nuit, l’Empereur aurait dû...

— ... aller coucher à la Chancellerie, je sais ! C’est un simple coup de canif au contrat. Et il n’y a aucune raison de vous mettre dans un état pareil. Bon sang ! Regardez-vous dans une glace, même en ce moment où vous ressemblez plus à un barbet qu’à une cantatrice adulée, et jetez un coup d’œil à cette bonne grosse fille, bien fraîche, il est vrai, qui va devoir nous donner un prince héritier. Vous avez à vos pieds tous les hommes, ou presque tous ! Tenez, jusqu’à cet Autrichien qui, à peine débarqué, trépigne au bas de l’escalier dans l’attente de vos nouvelles ! Alors, laissez donc l’Empereur faire son métier de mari. Cela ne nuira nullement à votre amant, si vous me permettez cette brutalité.

Marianne ne répondit pas. A quoi bon ? Aucun homme n’était capable de la comprendre à cette minute et, en vérité, c’était demander l’impossible car cela tenait à la nature profonde des hommes. Elle n’était pas assez sotte, et Fortunée Hamelin pas assez discrète, pour s’imaginer qu’elle était la première femme à avoir su émouvoir le maître de l’Europe. Napoléon avait adoré sa première épouse et l’avait abondamment trompée. C’était cela l’essence même de l’homme : ce besoin de changement, cette irrésistible tendance à la polygamie, même lorsqu’il était profondément amoureux. Pourtant, alors même qu’elle s’efforçait de philosopher ainsi, Marianne n’arrivait pas à calmer la sourde douleur de son cœur. La forme physique de la femme qu’il étreignait avait-elle donc si peu d’importance à ses yeux ? En ce cas, pourquoi l’avait-il choisie, elle, Marianne ? Jusqu’à quel point avait-elle su toucher les fibres profondes de son âme ? Quelle place y tenait-elle entre le souvenir de Joséphine, celui de la blonde Marie Walewska dont, à ce que l’on disait, il avait été si follement épris à Varsovie et les autres maîtresses ?

Pensant qu’elle s’endormait, Corvisart tira doucement les rideaux du lit et se retira accompagné d’Arcadius. Il lui avait fait prendre une potion, prescrit des sinapismes, du repos au chaud, Marianne l’entendit murmurer au seuil de la porte :

— La crise de nerfs est bien calmée et le refroidissement ne sera rien, je pense. Elle sera certainement un peu abattue mais, dans le cas présent, je considère cela comme une bonne chose. Au moins elle se tiendra tranquille.

Du fond de ses couvertures, Marianne se surprit tout à coup à rire tout bas ! Calmée, elle ? Tranquille, alors qu’elle sentait bouillonner en elle de nouvelles forces combatives, aiguisées peut-être par la fièvre ? Elle n’était pas femme à se lamenter longuement sur son sort. Elle aimait la lutte et, dans cette nuit, nuptiale pour une autre, elle découvrait tout à coup, pour elle-même, de nouvelles raisons d’être : l’aversion, d’abord, une aversion amère, violente, bien proche de la haine, qu’elle éprouvait maintenant pour cette Autrichienne blonde et rose comme un grand poupon indolent. Ensuite, et tout naturellement, le besoin d’entrer en lutte avec elle, de mesurer sa puissance sur l’esprit, le cœur et les sens de Napoléon.

Pourquoi donc ne pas essayer de rendre coup pour coup à son amant volage ? Pourquoi ne pas expérimenter sur lui le plus vieux moyen que le Diable ait mis dans l’arsenal féminin : cette jalousie qui, depuis une semaine, l’avait torturée, elle, si férocement. Elle était déjà célèbre. Tout Paris connaissait maintenant son nom, sa voix, son visage même. Elle avait, à sa disposition, tous les moyens de faire parler d’elle, depuis Fouché devenu en quelque sorte son serviteur, jusqu’aux articles de journaux et aux subtils potins de Fortunée. Si l’on associait assez fréquemment son nom à celui d’un autre homme, comment réagirait l’Empereur ? Il serait peut-être intéressant de le savoir.

« Toute la Garde Impériale est amoureuse de toi ! » avait dit Fortunée. Quant à Corvisart, il venait de remarquer qu’à peu près tous les hommes s’intéressaient à sa beauté. Il serait stupide de ne pas se servir de cet engouement pour tenter de voir plus clair dans ce mystère qu’était pour elle le cœur secret de Napoléon. Mais, bien sûr, il ne pouvait être question que d’apparence et non d’une réalité.

Quand Arcadius, sur la pointe des pieds, rentra dans la chambre pour voir si tout allait bien, elle braqua soudain sur lui le feu vert de son regard.

— Cet Autrichien... ce prince, est-ce qu’il est encore là ?

— Mais... oui ! Il m’a prié instamment de remonter voir si vous n’aviez besoin de rien et, pour le moment, il fait subir au docteur un interrogatoire serré. Pourquoi demandez-vous cela ?

— Parce qu’il s’est montré fort aimable et que je ne l’ai pas remercié comme il convenait. Voulez-vous le faire pour moi ce soir, Arcadius, et lui dire que, demain, je serai charmée de le recevoir.

Visiblement, Jolival s’attendait peu à cette demande. Il ouvrit de grands yeux.

— Je le ferai sans doute mais...

Marianne ne lui laissa pas le temps d’achever. Elle s’enfonça plus profondément dans ses draps et se tourna sur le côté, bâillant ostensiblement.

— Bonne nuit, mon ami. Allez vous reposer, vous en avez besoin. Il est très tard.

En effet, minuit sonnait à l’église voisine. Et l’envie de dormir de Marianne n’était pas tout à fait feinte. La fièvre qui battait dans ses veines apportait peu à peu son engourdissement, prélude à l’oubli miséricordieux du sommeil. Demain, elle recevrait cet Autrichien, elle serait aimable avec lui. Peut-être même serait-il trop heureux de lui offrir sa propre voiture pour rentrer à Paris ? A Paris où Marianne se sentirait mieux assurée pour livrer, aux deux hommes qui occupaient sa vie, la bataille qu’elle entendait gagner : bataille de la liberté, sur Francis Cranmere, bataille de l’amour sur Napoléon.

Forte de cette résolution, Marianne ferma les yeux et sombra dans un sommeil agité, coupé de rêves incohérents. Pourtant, chose étrange, ni l’Empereur ni Francis ne s’y montrèrent. Tandis qu’au creux d’un songe étouffant, Marianne se débattait dans l’enfer vert d’une sorte de jungle qui jetait sur elle d’étranges tentacules argentés, de lianes fleuries dont les corolles s’enflaient au point de devenir des gueules monstrueuses, elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Et plus elle cherchait de l’aide, plus la sensation d’étranglement s’accentuait. En même temps, la jungle verte s’enflait, montait à l’assaut de sa bouche, la submergeait pour se changer l’instant suivant en un océan déchaîné dont les vagues géantes se gonflaient au-dessus de sa tête. Marianne n’avait plus de forces, Marianne allait se noyer quand, des profondeurs glauques, une main surgit qui grandit, grandit et, l’enveloppant d’une chaude étreinte, la ramena soudain dans une grande lumière. Une silhouette d’homme apparut soudain qui paraissait venir d’un horizon fulgurant. Et, tout à coup, Marianne reconnut Jason Beaufort. Elle vit aussi qu’il la regardait avec une pitié mêlée de colère.

— Pourquoi aimez-vous à ce point le malheur ? dit-il. Pourquoi ?... pourquoi ?... pourquoi ?...

La voix baissa de ton, décrut dans le lointain jusqu’à n’être plus qu’un souille tandis que la silhouette, enveloppée d’une cape noire, tourbillonnante, rétrécissait, se changeait en un oiseau filant à travers un ciel pourpre.