Oui, elle se doute de quelque chose. Elle pense que la baby-sitter est peut-être la maîtresse de son mari. Au mois de juin, d'un ton léger, elle demande à la jeune fille combien de temps il faut pour rentrer chez elle le soir. Dix minutes. Elle lui demande s'il y a des embouteillages, vers minuit. Rarement, dit la jeune fille.
Elle réfléchit. Donc, il devrait être rentré en une demi-heure maximum, alors qu'il met plus d'une heure. Elle n'est pas d'une nature méfiante, mais elle est fine. C'est une femme calme, assez mûre pour ses vingt-huit ans. Elle est mariée depuis cinq ans à cet homme qu'elle aime profondément. Elle n'a jamais douté de lui.
— Es-tu heureux ? lui demande-t-elle le soir même.
— Le plus heureux des hommes.
— Est-ce que tu m'aimes ?
— Plus que tout.
— M'as-tu déjà trompée ?
— Jamais.
— As-tu déjà eu l'envie de me tromper ?
— Jamais.
Elle le regarde longtemps. Il ne cille pas. Il n'a pas l'air coupable. Mais elle met quand même son plan en action, pour en avoir le cœur net. Elle demande à sa sœur de lui prêter sa voiture pour deux jours. Elle case l'aînée chez une amie pour la nuit. Elle organise une soirée au cinéma et au restaurant pour son mari et elle-même. La baby-sitter vient garder le bébé. Ils rentrent vers minuit. Elle paie la jeune fille. Son mari est resté dans la voiture pour la ramener. Elle entend la portière qui claque et la voiture qui démarre. Elle bondit dans la chambre de son fils et le prend dans ses bras, le plus doucement possible. Elle le pose dans un couffin, sort de l'appartement et se met au volant de la voiture de sa sœur, ayant installé le bébé à l'arrière. Elle ne voit plus la voiture de son mari, mais elle connaît sa direction, car elle sait où habite la jeune fille. Au bout de quelques minutes, elle a rattrapé la voiture, et la suit de loin. En regardant sa montre, elle voit que le trajet n'a pas pris plus de dix minutes. Le véhicule bleu métallisé s'est arrêté, la jeune fille descend, fait un signe de la main, tape son code d'entrée, et s'engouffre sous une porte cochère. Ce n'est donc pas elle, la maîtresse de son mari. « Et maintenant, qu'est-ce que tu fais ? » siffle-t-elle entre ses dents.
Pour rentrer chez eux, il devrait prendre la première à gauche. Mais il va tout droit, et il va vite. Elle le suit à travers les rues sombres et vides. Le bébé dort. Elle a peur, elle se sent mal ; son cœur bat fort. Mais elle veut, elle doit savoir. Le bois s'avance vers eux, tentaculaire et noir. Elle suit toujours son mari. Il y a beaucoup de voitures dans le bois ; elle a peur de le perdre. Où va-t-il ? Elle ne comprend pas. A-t-il une maîtresse qui habite de l'autre côté du bois ?
Puis elle voit les prostituées. Aguichantes, parquées à quelques mètres les unes des autres, elles exposent seins, fesses et cuisses aux voitures qui passent lentement. Elle sent sa gorge se contracter. Le bébé à l'arrière gémit dans son sommeil. La voiture de son mari s'arrête. Elle freine, et la voiture derrière elle klaxonne. Rapidement, elle le dépasse, surveillant son rétroviseur, puis s'immobilise un peu plus loin, les yeux rivés au miroir rectangulaire. Elle voit une prostituée monter dans la voiture de son mari. Le bébé grogne. Il a perdu son pouce. Elle ne l'entend pas. La voiture bleue tourne sur place ; vite, elle l'imite, faisant crisser les pneus. Il s'engage dans un chemin désert. Elle éteint les phares et roule lentement derrière lui. Le silence s'abat sur le bois. On n'entend plus les rires gras, le passage des voitures. Il a coupé le moteur. Elle fait de même. On ne voit pas grand-chose. Le bébé s'est rendormi. Elle sort de la voiture et referme doucement la porte. Sous ses sandales, il y a un épais tapis de mousse et de brindilles. Il fait bon, la nuit est fraîche. On se croirait à la campagne. Elle avance vers la voiture bleue.
Alors la lune, comme pour la narguer, sort de derrière un nuage. Elle découvre le visage de son mari, crispé par le plaisir. Elle s'approche encore, une grande déchirure dans la poitrine. Elle voit entre les jambes de son mari une tête brune affairée, qui monte et qui descend.
Puis le bébé pleure soudain, fort dans la nuit. L'homme sursaute, ouvre les yeux et découvre sa femme debout devant la voiture. Il se fige, glacé d'horreur. La prostituée relève la tête et regarde elle aussi, interdite, cette jeune femme baignée par le clair de lune, belle et triste.
Sa femme le contemple avec tristesse, avec douleur, avec dégoût. Avant de s'en aller, elle enlève son alliance et la pose délicatement sur le capot de la voiture, sans un mot.
II. LE CARNET ROUGE
« L'homme qui aime normalement
sous le soleil adore frénétiquement sous la lune. »
Guy de Maupassant (1850-1893),
Sur l'eau.
2 mai
Guy est irréprochable. Il est d'un ennui mortel. Que faire, à part le tromper, ce qui est déjà le cas depuis belle lurette ?
Je rêve d'un mari galant, d'un époux tombeur, bourreau des cœurs, coureur, trousseur de jupons, magnifique séducteur, sublime salopard !
Hélas !
Je partage le lit aseptisé d'un homme fidèle. Je porte le nom d'un paisible père de famille qui me prend tranquillement, à la papa, en susurrant des mots plus tendres qu'excitants, en distribuant des baisers plus sages que chavirants, m'obligeant, afin d'atteindre le nirvana, à m'abîmer dans quelque polissonne vision de luxure et de stupre, où il est question de violences inavouables, positions complexes et vocabulaire graveleux.
21 mai
Mon mari m'ennuie.
C'est affligeant, mais véridique.
Mes enfants sont beaux, mais n'ont pas réveillé en moi d'instinct maternel hors pair. Je les aime, certes, mais c'est la nourrice qui les élève. Loin de moi l'idée de m'occuper de biberons, couches, promenades et vaccins.
Je le trompai pour la première fois un mois après mon mariage, avec un ex. Je me disais que cela ne comptait pas, puisque ce n'était pas nouveau.
Puis je compris qu'il n'y avait que cela qui comptait.
Mais je dus vite me rendre à l'évidence. Tromper un mari qui ne se doute de rien est presque aussi ennuyeux que de ne pas le tromper du tout.
4 juin
Voici cinq ans que je le trompe. Tout le monde le sait, sauf lui. Il passe pour un cocu. Il est ridicule. J'aurais tant aimé qu'il me frappât, qu'il me battît, qu'il m'insultât, ou qu'il me rendît la pareille !
Ah, le trouver au lit avec ma sœur, ou ma meilleure amie, ou la femme de ménage, ou même sa cousine, sa nièce, sa filleule, quel bonheur ! Quelle épouse bafouée magnifique je serais, quelles scènes épouvantables je lui ferais, suivies de vibrantes retrouvailles sur l'oreiller…
Las ! L'oreiller dudit lit conjugal dort d'un sommeil de cent ans. Et moi, je ne suis qu'une bourgeoise qui s'ennuie avec un mari trop bon (devrais-je dire trop c… ?) et qui, à trente-deux ans, a déjà un pied dans la tombe.
11 juillet
Je choisis mes amants avec finesse. Ils ne font que rarement partie de mon cercle. D'ailleurs, les pères de famille me font braire. Ils sont pressés et regardent trop souvent leur montre.
Je leur préfère des jouvenceaux à la chair ferme qui veulent bien se laisser aller à mon expérience sans tenter de prendre le dessus (dans tous les sens du terme), comme leurs aînés.
Pourquoi Guy ne se doute-t-il jamais de rien ? Pourtant, je m'efforce de laisser traîner des indices compromettants, afin de piquer sa curiosité. Devant une chaussette masculine qui n'est pas la sienne, trouvée au fond du lit, il sourit, et la met de côté.
Il n'y a rien de plus bête qu'un mari fidèle.
D'ailleurs, cela n'existe pas, un mari fidèle. Guy, c'est une erreur de la nature, un couac de l'embryogenèse. Dans ses veines doit couler le sang somnolent de quelque dynastie éteinte par manque de passion, ou appauvrie par une consanguinité dénuée d'imagination.
28 août
Pourtant, il n'est pas idiot, ce pauvre Guy. Il est simplement complètement fidèle.
Depuis que nous sommes mariés, j'échafaude des stratagèmes machiavéliques pour qu'il me trompe enfin.
Je recrutai des créatures de rêve, qui sans délicatesse aucune se vautrèrent nues à ses pieds.
En vain. Il leur brandissait son alliance comme l'on agite un crucifix devant un vampire assoiffé d'hémoglobine.
Alors il fallut bien que je me résigne. Guy ne me tromperait jamais. Cela ne faisait pas partie de son patrimoine génétique.
3 septembre
Il n'y a rien de plus soporifique qu'un mari fidèle, surtout quand c'est le vôtre.
Lorsqu'il s'endort près de vous le soir après avoir effectué son devoir conjugal, et qu'il vous murmure : bonsoir chérie, la nuit – si jeune encore ! – s'étend platement devant vous comme la mer Morte, ou une toundra aride sans relief, sans surprise, sans anfractuosités.
Un mari qui ne fait pas de bêtises est un mari médiocre. Un époux déloyal, voilà ce qui pimente un mariage ! Un mâle infidèle exsude le péché, suinte la lascivité, respire la concupiscence ; quand on se couche près de lui, on songe aux égarements libertins de sa journée, à ces autres femmes qu'il a dû faire jouir, et on écoute, béate, les mensonges alambiqués qu'il débite avec tant d'ingéniosité.
On ne doit jamais s'ennuyer, avec un mari volage.
10 octobre
Pourquoi ce carnet rouge ? Pour pallier mon ennui. Il ne me quitte pas. Je le ferme avec un minuscule cadenas. Je garde la clef dans une cachette sûre. Personne ne le lira. Un jour, je le brûlerai.
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