17 novembre


Guy m'a chargée de trouver un nouvel appartement, car notre bail ne sera pas renouvelé. Je dois dénicher un quatre-pièces agréable dans un quartier calme.


1er décembre


Le déménagement fut épuisant. Pendant longtemps, je n'eus pas le courage de déballer les dernières boîtes en carton. Elles restèrent entassées dans l'entrée.

Un jour de pluie, alors que les enfants étaient à l'école et que je n'attendais personne, je décidai de les ranger enfin.

Il s'agissait de paperasses, de fiches de paie, de comptabilité, vieilles photos, cartes routières, dépliants, tout ce que l'on peut amasser avec les années.

Le sommeil me gagne. Ou le courage me manque. Je continuerai plus tard.


18 décembre


J'ai trouvé un café sympathique, où j'aime venir lire les journaux et écrire. Je dois continuer mon histoire. Dehors, il pleut.

Cette paperasse, donc.

Je la triai comme je pus, jetant ce qui me semblait inutile, mettant de côté les choses pouvant encore servir.

C'était un carnet, un peu comme le mien, mais plus grand et sans cadenas. Je ne l'avais jamais vu. Je l'ouvris. Il y avait des prénoms de femmes, des dates et des lieux. C'était l'écriture de Guy.

Cela donnait, à titre d'exemple :


Paris, hiver 78 :

Laure

Yvette

les sœurs Rondoli


Étretat, printemps 80 :

Fifi

Ludivine

Harriet

Fécamp, juin 82 :

Adrienne L.


Puis il y avait des commentaires, certains avec fautes d'orthographe (que je ne reproduirai pas), comme :


Côte d'Azur, été 84 :

Hermine (dite le Postillon)

Rosalie (bonne)

Adélaïde (trop grosse)

Lise (nulle)


Moi, je n'y étais pas. J'eus beau chercher, je ne me trouvai pas. Cela me vexa.

Je vais commander un autre café.


20 décembre


Il faut bien que j'en finisse avec cette histoire.

Il faut bien que je parle des autres noms de femmes, celles d'après notre mariage. Ce sont des prénoms qui ne me disent rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il les a eues à Paris, surtout durant mes grossesses, puis épisodiquement. Mais depuis un an, les pages du carnet affichent de mystérieuses initiales sans dates, ni lieux, ni commentaires.

Cela ne me dérange pas d'apprendre qu'il a eu des maîtresses. Au contraire, cela me rassure.

Ce n'est pas cela qui me dérange. Ce qui me dérange, c'est que je pense que Guy ne m'aime plus. D'ailleurs, je crois qu'il ne m'a jamais aimée.

Le masque du benêt est tombé. Je vois le vrai visage de Guy.

Et ce visage me paraît tout à coup sublime.


24 décembre.

Chère Jeanne,

Mon écriture dans ton journal intime et secret va te faire sursauter.

Ah, tu l'as enfin trouvé, mon carnet ! Et moi, je suis venu à bout du cadenas sur le tien. Dieu sait que je t'ai mis ce carnet sous le nez depuis des années. Tu ne l'as jamais découvert. Je voulais voir jusqu'où te mèneraient ton effronterie et ta vanité. Tu pensais être la seule à tromper, à mentir. Tu y prenais un plaisir exquis. C'était divertissant. Pendant cinq ans, je me suis amusé à jouer au niais, au bon mari, à l'époux honorable, au cocu qui ferme les yeux. Mais tu penses bien, ma chère Jeanne, que cela ne peut pas durer une vie entière.

Pas une fois tu n'as pu imaginer que, moi aussi, je te trompais. Pas une fois tu n'as eu de soupçons. Tu trouvais cela impayable, de faire passer ton mari pour un imbécile. Ma pauvre Jeanne. Que vas-tu devenir maintenant ? Et tes chers collégiens ? Te tentent-ils autant à présent ? Qui vas-tu pouvoir tromper ? À qui vas-tu mentir ?

Je t'imagine, figée au-dessus de ces pages, dans ce café où tu traînes depuis quelque temps. Et le pire, c'est que tu dois être en train de te rendre compte que tu m'aimes. Je vois d'ici l'amour poindre sur ton museau aigu comme le soleil se levant pour la première fois.

Je vais te quitter, ma pauvre Jeanne, pas seulement en bas de cette page, mais pour toujours, parce que je n'ai plus rien à te dire.

Tu ne m'amuses plus. Tu m'ennuies. Que Dieu te garde, en ce jour de Noël tu avais raison, va ! Les maris fidèles, cela n'existe pas.

Guy.


III. LA JEUNE FILLE AU PAIR


« Car c'est double plaisir de tromper le trompeur. »


Jean de La Fontaine (1621-1695),

Le Coq et le Renard.


Au dernier étage d'un magasin luxueux de la rue de Passy, deux jeunes femmes déjeunaient légèrement d'une tourte Château-Thierry et d'une salade Vaux-le-Vicomte. Le restaurant où elles se trouvaient dominait les toits gris de Passy, et possédait une atmosphère raffinée et feutrée qu'on eût dite d'outre-Manche.

L'une d'elles était blonde, au teint pâle et délicat, aux yeux bleu clair ; elle portait une veste autrichienne lapis-lazuli, gansée de soie bistre, avec des boutons ronds et dorés qui rappelaient les boucles d'oreilles fixées sur ses lobes fins. Ses cheveux lisses, ramenés en arrière par un catogan de gros-grain noir, dévoilaient un front enfantin, où quelques rides se voyaient à peine.

Ses doigts blancs semblaient trop fragiles pour arborer à l'annulaire gauche un diamant rond, et à l'auriculaire droit une lourde chevalière en or.

L'autre jeune femme portait une redingote en panne de velours pourpre sur un chemisier en shantung ivoire. Une croix d'or pendait d'un ruban de velours noir ajusté à son cou. Ses cheveux mordorés flottaient autour d'un visage expressif, un peu marqué, aux yeux noisette, aux pommettes hautes et aux lèvres fines et rouges. Sur ses mains carrées aux ongles courts, on ne voyait briller qu'une alliance.

Marguerite, la blonde, était attachée de presse pour une maison de prêt-à-porter. Marie, la brune, dirigeait la publicité d'un magazine hebdomadaire féminin. Elles n'étaient pas de grandes amies, mais déjeunaient ensemble une fois par mois pour leur travail et prenaient plaisir à se retrouver.

À une table voisine, une femme élégante et plus âgée s'installa. Elle leur adressa un sourire cordial, puis se plongea dans un dossier en attendant son invitée. Marguerite et Marie lui sourirent poliment en retour, penchées elles aussi sur des dossiers de presse.

— Vous avez vu ? murmura Marie.

— Oui. Elle s'est fait lifter, répondit Marguerite à voix basse.

— C'est raté, je trouve.

— Monstrueux.

— Ne regardez pas maintenant, mais Marie-Hélène vient d'arriver avec le même sac que vous.

Marguerite darda l'objet d'un prompt coup d'œil, puis retroussa un sourcil dédaigneux.

— C'est un faux. Ce coloris n'existe pas. Elle a dû le commander place du Palais-Bourbon, chez celui qui fait d'assez bonnes imitations.

Marie remit de l'ordre dans les papiers.

— Où en étions-nous ?

— Je vous parlais du lancement du parfum.

— Bien. Voici ce que je vous propose.

Marguerite écoutait, distraite. Elle regardait par la fenêtre d'un air las.

Marie la dévisageait.

— Qu'avez-vous ?

Marguerite commanda les cafés, et joua avec une cuiller.

— Je suis épuisée.

— Vous avez l'air fatigué.

— Je le suis.

— Avez-vous une surcharge de travail en ce moment ?

— Pas plus que d'habitude.

Marie but son café. Marguerite ne toucha pas au sien.

Puis elle dit :

— Je ne sais pas si je dois vous le dire… Après tout, nous ne nous connaissons pas intimement…

— Parfois, c'est plus facile de parler à quelqu'un qu'on connaît moins bien.

— C'est vrai.

Silence.

— Si vous voulez, vous pouvez vous confier à moi.

Marguerite hésita.

— J'ai envie de vous en parler. J'aurais trop honte de raconter cela à mes meilleures amies.

— J'imagine que cela concerne votre mari ?

— Oui, bien sûr.

Marguerite avait rougi. Elle baissa les yeux. Puis elle affronta le regard sombre de Marie.

— Promettez-moi que vous n'en parlerez à personne.

— Ma chérie, je vous le jure sur la tête de ma fille.

Marguerite hésita de nouveau. Elle but son café, qui tiédissait, et regarda autour d'elle, étudiant ce brouhaha de déjeuners bourgeois, le va-et-vient des serveuses, le défilé incessant de femmes bien mises. Elle remarqua, pour la première fois, qu'il n'y avait pas d'hommes dans ce restaurant ; c'était un gynécée ouaté, où l'on venait entre femmes pour parler d'hommes.

Marie, la voyant temporiser, s'approcha pour dire à voix basse :

— Votre mari a fait des bêtises ?

Marguerite baissa son regard d'azur.

— Oui.

— Qu'a-t-il fait ?

Marguerite la regarda enfin.

— Jean me trompe.

— Il vous trompe ?

— Ne parlez pas si fort, on nous observe, fit Marguerite sèchement. Oui, Jean me trompe !

— Comment le savez-vous ?

Marguerite commanda un autre café.

— Je le sais.

— Avez-vous trouvé des indices ?

Marguerite ricana, dévoilant de minuscules incisives blanches.

— Je l'ai vu.

Marie se redressa.

— Vous l'avez vu en train de vous tromper ?

— Oui.

— Ma chérie, quelle horreur !

Silence.

— C'était qui ?

— La jeune fille au pair.

Silence, de nouveau.

— C'est horrible.

— Absolument horrible, répéta Marguerite.