Tatiana de Rosnay
Mariés
Pères de famille
Romans d'adultères
À ma sœur Cecilia, à mon frère Alexis.
Toute ressemblance, etc.
« Tous les maris sont laids. »
Charles de Montesquieu (1689-1755),
Mes pensées.
« Eh bien, ma petite, de quoi vous plaignez-vous ?
Votre mari n'est pas fidèle ?
Mais les hommes ne sont jamais fidèles. »
André Maurois (1885-1967),
Climats.
I. LE BOIS
« Amants agneaux deviennent maris loups. »
Isaac de Benserade (1613 ?-1691),
Poème sur l'accomplissement
du mariage de Leurs Majestés.
C'est un soir de novembre, il fait froid, une pluie fine tombe sur le bois. Le long des allées mouillées, les voitures passent, repassent, pneus chuintant sur l'asphalte, et repassent encore, roulant au pas, balayant de leurs phares les arbres sans feuilles et les silhouettes qui attendent au bord du trottoir, déhanchées, le menton levé, l'allure provocante. Derrière une fenêtre embuée, on devine un regard masculin égrillard ; la voiture s'arrête, la vitre se baisse, la prostituée se penche, le commerce centenaire du bois commence alors. Elle dit quelques mots. Le mâle acquiesce ; la prostituée fait le tour de la voiture, talons martelant le béton, ouvre l'autre portière et s'installe. Puis la voiture s'enfonce dans l'obscurité, à la recherche d'une contre-allée plus tranquille.
C'est un soir, comme les autres soirs, au bois. La pluie et le froid ne semblent pas dissuader ces rôdeurs nocturnes de leur dose d'amour vénal. Elle regarde sa montre. Vingt-trois heures trente. À minuit, elle rentre chez elle ; encore une demi-heure à endurer soit trois ou quatre fellations, ou trois ou quatre cents francs. Elle observe avec un petit sourire le cinquième passage d'un véhicule bleu métallisé, un cinq-portes, un de ces modèles familiaux dans lesquels elle prend place si souvent, avec siège-bébé et rehausseurs pour enfants sur la banquette arrière. Derrière le pare-brise, un jeune homme de trente ans la regarde, presque apeuré, les mâchoires crispées. Elle lui adresse un sourire, pas trop aguicheur. Il ne faut jamais faire peur aux néophytes, car ils s'enfuient. La voiture s'immobilise un peu plus loin. Une de ses consœurs s'élance, toute poitrine dehors malgré le froid. « Laisse ! crie-t-elle. C'est pour moi. » Elle avance vers la voiture. La vitre descend. Elle se baisse. Il ne sait pas quoi dire. Ni quoi demander. Elle n'entend qu'un raclement de gorge. Alors elle dit d'une voix douce, qui semble le surprendre, ces mots qu'elle répète cinquante fois par jour, cinquante fois par nuit : « Cent francs la pipe, deux cents francs l'amour. » Il n'ose pas la regarder. Elle sait bien à quoi son propre visage doit ressembler à cette heure-ci, sous l'éclairage artificiel, après une longue journée de labeur. Mais elle devine aussi que cet homme n'est pas venu chercher la beauté et la fraîcheur sous les arbres nus, après une journée de travail. Elle sait bien qu'il ne retiendra jamais les traits de son visage. « Une pipe. » Un murmure. Elle fait le tour de la voiture, ouvre la portière, s'installe. Il a toujours les mains crispées sur le volant. « Prends la deuxième allée à droite », dit-elle, avec la même voix douce. Il suit ses instructions. La voiture s'engage dans une allée sombre. On voit à peine le ciel tant les branchages s'emmêlent les uns aux autres. Elle lui réclame les cent francs, gentiment. Il sursaute, fouille ses poches, s'agite et allume le plafonnier. Elle voit qu'il porte un pantalon de velours côtelé et une parka. Il trouve enfin son portefeuille et en extrait un billet d'une main un peu tremblante. Tandis qu'il le lui tend, l'alliance qu'il porte à la main gauche capte la lumière et brille d'un éclat franc. Vivement, il éteint le plafonnier. Elle lui demande de défaire sa braguette. Il s'exécute. Elle se penche sur ce sexe inconnu, le énième de la soirée. Il n'est pas complètement dur, alors elle le masturbe un peu. Elle entend l'homme respirer difficilement. Son sexe se durcit enfin. Elle ouvre le préservatif d'un geste expert et le place. Puis elle se met au travail. Elle sait, et elle ne se trompe pas, que la première fois, c'est très rapide. En quelques secondes, l'homme jouit avec un râle étranglé. Elle lui laisse le temps de reprendre ses esprits, puis elle ôte le préservatif usagé, qu'elle fourre dans un sac en plastique préparé à cet effet. « Voilà, dit-elle. Tu as aimé ? Ça a été ? » Il hoche la tête, puis éclate en sanglots. « Allons, allons, mon grand, pleure pas, va ! C'est toujours comme ça, la première fois. Tu te sens coupable, hein, c'est ça ? Elle en saura rien, ta femme. Tous mes clients sont des hommes mariés. »
Sa femme prépare le biberon de minuit ; ses traits sont tirés par les nuits sans sommeil depuis l'accouchement. Le bébé crie d'impatience, gigotant dans son berceau. Étouffant un bâillement, elle met le biberon à tiédir dans le chauffe-biberon. Le bébé suffoque de rage, le visage pourpre. Elle le prend dans ses bras, le câline. Il se calme. Le biberon chauffe doucement. Elle met un bavoir au bébé, attrape le biberon, vérifie la température en versant quelques gouttes sur l'intérieur de son poignet, et s'installe pour la tétée. Il boit lentement et goulûment, la regardant de ses yeux bleutés. Elle est presque endormie dans sa chaise, avec ce paquet chaud serré contre elle. La nuit est calme. On n'entend aucun bruit. Elle se sent fatiguée. Le bébé fait ses rots, elle le félicite, le change, et le pose dans son berceau, entouré d'une peluche et d'une boîte à musique qu'elle remonte. Il s'endort déjà. Alors elle sort sur la pointe des pieds et va jeter un coup d'œil sur l'aînée, qui, elle aussi, dort de ce sommeil profond de la petite enfance, souffle léger et régulier, joues roses et rebondies, nounours tenu bien fort.
En se déshabillant, elle se rend compte qu'il n'est toujours pas rentré. Cela fait plus de trois quarts d'heure qu'il est parti reconduire la baby-sitter. Celle-ci n'habite pourtant pas loin. Elle hausse les épaules et se glisse dans son lit avec un soupir de soulagement. Il doit tourner en cherchant une place. Elle s'endort aussi vite que son fils. Le prochain biberon est dans cinq heures.
Quand il pénètre dans l'appartement silencieux, son cœur bat à tout rompre. Il tend l'oreille. Aucun bruit. Il se glisse dans la salle de bains et prend une douche. Il examine son sexe. Celui-ci semble irrité, un peu rouge. Il le savonne nerveusement. Puis il sort de la douche et se sèche. Il se met du déodorant sous les aisselles et de l'eau de toilette sur la nuque. Il ne se regarde pas dans le miroir. Il enfile un T-shirt et un caleçon, puis va voir ses enfants dormir, comme tous les soirs. Ce soir, il y a un goût de cendre dans l'arrière de sa gorge. Il s'efforce de ne plus penser à cette fellation furtive au bois, à cette bouche inconnue qui l'a sucé, à l'excitation trouble qu'il a ressentie. Il s'installe à côté de sa femme, qui dort d'un sommeil innocent de jeune multipare épuisée.
Quelques mois plus tard, en février, elle lui murmure d'une voix pâteuse alors qu'il se glisse dans le lit :
— Pourquoi mets-tu souvent si longtemps à ramener la baby-sitter ?
Il rougit dans le noir.
— Il y a des embouteillages…
— À cette heure-là ?
— Il y a toujours des embouteillages à cette heure-là.
— On devrait essayer de trouver quelqu'un qui habite le quartier.
— Oui, dit-il.
Au mois de mai, son fils a six mois. Il fait ses nuits. Sa femme est moins fatiguée. Ils recommencent à faire l'amour. Mais il se sent toujours attiré par le monde secret du bois, par ces femmes qui attendent, disponibles. Il n'a pas l'impression de tromper son épouse, car ces femmes qui lui prodiguent des caresses buccales dans l'intimité de sa voiture ne possèdent ni nom, ni adresse, ni numéro de téléphone ; de plus, il se limite à ces fellations sous cellophane, car il n'est pas question de faire l'amour. Ce serait aller trop loin. Ce serait tromper sa femme. Il se dit qu'il ne la trompe pas, puisqu'il ne pénètre pas sexuellement une autre femme.
Il lui arrive d'y aller durant la journée. Il va dans un autre bois, plus loin, car il a peur de rencontrer quelqu'un de son entourage. Au lieu de déjeuner avec ses collègues, il part dans sa voiture. Maintenant, il aborde ces femmes sans hésiter. Il en choisit une vite, elle monte, il lui donne son billet et c'est l'affaire de quelques minutes. Il rentre au bureau, rempli d'un dégoût croissant de lui-même. Il aime sa femme d'un amour profond, d'un amour sincère, mais il aime aussi ces envies sordides qui surgissent du bas-fond de son corps, ces lèvres anonymes, ces femmes qui ne disent jamais non ; il aime rôder autour de ces lieux chauds, voir cet étalage de chair, ces maquillages criards, cette lingerie obscène. Tous les jours, il lutte contre ces désirs enfouis. Tous les matins, en se levant, il se dit qu'il faut qu'il arrête avant qu'il ne soit trop tard. Mais il finit chaque fois par reprendre le chemin du bois, fasciné par ce trafic pervers. Il sait qu'il ne pourrait jamais en parler à sa femme. Elle ne comprendrait pas. Elle n'accepterait jamais. Il imagine trop bien son visage, son existence qui se décomposerait si elle l'apprenait.
Se doute-t-elle, lorsqu'elle installe en roucoulant sa progéniture à l'arrière de la voiture, qu'à sa propre place, sur ce même fauteuil de jeune mère de famille, une vingtaine de prostituées se sont succédé, et qu'elles ont pris le sexe de son mari dans leur bouche pour le faire jouir ?
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