Ce fut elle qui le vit la première. Posant sa tasse, elle s’élança vers lui, les mains tendues :

– Aldo ! Enfin vous voilà ! Je suis si heureuse... Elle était prête à l’étreinte. Il l’arrêta d’un geste sec et sans lui accorder même un regard :

– Je ne suis pas certain que vous le restiez longtemps.

Puis, marchant droit sur le comte qui le regardait venir avec un demi-sourire mais sans bouger d’une ligne, il attaqua :

– Foutez le camp d’ici" ! "Vous n’avez rien à faire chez moi !

Brusquement relevé, le sourcil lâcha son cercle de verre tandis que, reposant sa tasse, Solmanski semblait se ramasser sur lui-même. Sa bouche rasée eut un pli déplaisant :

– Eh bien, quel accueil ! J’espérais mieux d’un homme dont je viens combler les aspirations les plus profondes en assurant son bonheur.

– Mon bonheur ? Vraiment ? En faisant jeter en prison telle qui a été ma seconde mère et mon plus vieux serviteur ? Et vous pensiez que j’allais avaler ça ?

Solmanski eut un geste évasif, se leva et fit quelques pas sur le tapis de la Savonnerie :

– Cette femme vous est peut-être chère mais elle a méconnu vos intérêts les plus élémentaires en me refusant l’hospitalité demandée cependant, fort courtoisement, par le grand homme qui a pris en main les destinées de ce pays et qui...

– Que pensez-vous tenir, en ce moment ? Une réunion électorale ? Je ne connais pas Benito Mussolini, il ne me connaît pas et je désire seulement que nos relations en restent là ! Cela dit, la demeure des Morosini n’a jamais servi d’asile à un assassin et c’est ce que vous êtes. Alors partez ! Allez à Rome, allez où vous voulez mais quittez ce palais ! Et emmenez votre fille !

– Sa vue vous offenserait-elle ? Vous seriez bien le premier et, jusqu’à présent, vous pensiez autrement ?

– Il y a déjà un moment que j’ai changé d’avis en ce qui la concerne : elle est beaucoup trop bonne comédienne pour mon goût. Un grand avenir l’attend au théâtre !

La protestation indignée d’Anielka fut coupée net par son père qui l’invita d’un ton aimable mais ferme à se retirer dans sa chambre :

– Nous allons sans doute nous dire des choses peu agréables. Je préfère que tu ne les entendes pas : tu risquerais de t’en souvenir plus tard.

À la surprise de Morosini, Anielka ne protesta pas. Elle eut l’ébauche d’un geste vers la statue rigide et sans regard qu’il dressait en face d’elle puis laissa retomber sa main et sortit sans que son pas léger eût arraché la moindre plainte au parquet. Lorsque la porte se fut refermée sur elle, Aldo alla se placer devant le grand portrait en pied de sa mère, peint par Sargent, qui faisait face à celui de l’héroïne familiale, Felicia, princesse Orsini et comtesse Morosini, dont Winterhalter avait fixé sur la toile l’impérieuse beauté. Aldo resta devant le tableau et, les mains nouées dans le dos, fit face à l’homme dont il était sûr qu’il était le commanditaire du meurtre. Le sourire qu’il lui offrit alors fut un poème de dédaigneuse insolence :

– Au temps où j’étais amoureux d’elle, je me suis souvent demandé si... lady Ferrals – il ne pouvait s’obliger en cet instant à prononcer le prénom – était votre fille. J’en suis maintenant certain : elle vous ressemble trop... et c’est pourquoi je ne l’aime plus !

– Oh, vos sentiments n’ont pas beaucoup d’importance ! Vous ne serez pas le premier couple à faire cœur à part. Encore que je la croie très capable de vous reconquérir. Sa beauté est de celles qui ne laissent aucun homme indifférent. La rouerie est un travers bien féminin mais qui se pardonne aisément quand la femme possède un visage d’ange et un corps à damner Satan lui-même !

Morosini se mit à rire :

– Avec lui ce serait de l’inceste ! Mais dites-moi, Solmanski, songeriez-vous par hasard à devenir mon beau-père ?

– Bravo ! Vous comprenez vite ! jeta l’autre rendant sarcasme pour sarcasme. J’ai en effet décidé de vous donner Anielka. Je sais qu’il fut un temps où vous l’auriez reçue à genoux mais, à l’époque, une telle union se mettait à la traverse de mes projets. Il n’en est pas de même aujourd’hui et je ne suis venu que pour conclure ce mariage.

– Vous ne manquez pas d’audace ! Tartuffe était un apprenti auprès de vous. Pourquoi donc n’ajoutez-vous pas que ma demeure vous est apparue comme un excellent refuge contre les polices qui vous recherchent ? Et pas pour des broutilles : plusieurs assassinats, séquestration... vol aussi car vous devez être pour quelque chose dans le cambriolage de la Tour de Londres ?

Le comte s’épanouit soudain comme une belle-de-jour touchée par le premier rayon du soleil :

– Ah, vous avez deviné ? Vous êtes plus intelligent que je ne le pensais et j’avoue que... je ne suis pas mécontent de ce coup-là ! Mais puisque vous abordez la question du pectoral, et que j’ai en ma possession le saphir et le diamant, je pense que vous ne verrez pas trop d’inconvénients à me remettre l’opale puisque, pour vous et pour Simon Aronov, la course est perdue aux trois quarts ?

– Elle l’est aussi pour vous, fit Morosini soudain suave, sachant fort bien que les joyaux détenus par Solmanski étaient faux. Si vous voulez cette pierre, il vous faudra aller la chercher dans les entrailles de la terre, au fond de la cascade des environs d’Ischl où s’est jetée la malheureuse condamnée par vous à mourir dans le feu d’une explosion. Elle a choisi l’eau.

– Vous mentez ! gronda l’homme dont le nez se pinçait curieusement.

– Non, sur mon honneur, encore que ce mot-là doive vous être inconnu. Le journal autrichien acheté hier et qui se trouve dans mes bagages fait état de cet accident. Quant à Mlle Hulenberg, elle avait, à l’insu de ses serviteurs, soustrait l’aigle de diamant au reste de ses bijoux. Par une étrange aberration, elle voyait en elle son plus cher talisman et elle la portait constamment cachée dans ses vêtements. Eh oui, Solmanski ! Durant plusieurs jours, vous avez eu l’opale à portée de la main. Malheureusement, elle s’en était parée pour son dernier dîner et l’a emportée dans la mort... avec également un assez joli diadème que Mme von Adlerstein lui avait prêté pour la circonstance. Il faudra vous contenter des bijoux que vous avez volés, avec tout de même une consolation : vous ne serez plus obligé de les partager avec madame votre sœur. Là où est la baronne, elle ne risque pas d’en porter avant longtemps !

– C’est à cause de vous si elle a été arrêtée, grinça le comte. Vous en vanter devant moi est une grave maladresse !

Sous une poussée de rancune, l’arrogance du soi-disant Polonais s’effritait. Aldo s’accorda le plaisir d’allumer une cigarette et d’en souffler la fumée au nez de son ennemi avant de déclarer :

– Ce fut pour moi une vraie joie et je ne pense pas que cela vous cause une peine sérieuse : vous n’êtes pas l’homme des grands sentiments...

– Peut-être mais je suis aussi un homme qui aime à régler ses comptes et le vôtre s’alourdit singulièrement. Quant à l’opale, je ne désespère pas d’en prendre un jour possession : un corps cela se retrouve, même dans une cascade.

– A condition de pouvoir, au moins, retourner à Ischl où le Polizeidirektor Schindler serait si heureux de vous accueillir !

– Chaque chose en son temps. Pour l’heure présente, c’est de vous qu’il s’agit et de votre prochain mariage : dans cinq jours, vous ferez de ma fille une délicieuse princesse Morosini !

– N’y comptez pas ! articula Aldo.

– Vous pariez ?

– Sur quoi ?

Les yeux du comte, froids comme ceux d’un reptile et ceux, étincelants, du prince s’étaient accrochés et ne se lâchaient plus. Un sourire cruel tordit les lèvres minces de Solmanski :

– Sur la vie de cette grosse femme que vous appelez votre seconde mère et sur celle de son compagnon. Nous avons veillé, mes amis et moi, à ce qu’on les enferme dans un heu suffisamment secret pour que la police officielle n’ait aucune chance de les retrouver et d’où ils pourraient disparaître sans la moindre difficulté... C’est ce qui leur arrivera si vous refusez.

Un désagréable filet de sueur froide glissa le long de l’échiné raidie du prince-antiquaire. Il savait ce forban capable de mettre sa menace à exécution sans l’ombre d’une hésitation, et même en y prenant un certain plaisir. La pensée de la mort, peut-être affreuse, qu’il réservait au vieux couple qu’il aimait depuis l’enfance lui fut intolérable, mais il refusait de rendre les armes aussi vite et tenta de combattre encore :

– Venise est-elle tombée si bas qu’un monstre tel que vous puisse y perpétrer ses forfaits à son aise sans que ceux qui la gouvernent puissent l’en empêcher ? J’ai beaucoup d’amis parmi eux...

– …dont aucun ne lèvera le petit doigt ! Ce n’est pas Venise qui tombe en décrépitude, c’est l’Italie tout entière. Il était grand temps qu’un homme se lève et nombreux sont ceux qui le reconnaissent. La loi, à présent, ce sont ses serviteurs qui la font. Et j’ai l’honneur d’être son ami. Vous le serez aussi dès l’instant où vous lui obéirez ! Il sera beaucoup plus grand que n’importe lequel de vos doges...

– Cela reste à voir. L’obéissance est un mot que l’on déteste ici, quant à moi je ne partagerais pas avec vous même l’amitié d’un saint !

– Cela veut dire que vous refusez ? Prenez garde : si dans cinq jours ma fille n’est pas devenue votre femme, vos gens ne seront pas mis à mort tout de suite mais chaque jour qui s’écoulera en plus vous apportera un cadeau de leur part : une oreille... un doigt !

Ce fut plus qu’Aldo n’en pouvait supporter. Pris d’une aveugle fureur, d’un irrépressible besoin de figer à jamais ce visage impudent, d’éteindre pour toujours cette voix féroce, il se jeta de tout son poids sur le comte qui n’eut pas le temps de prévenir son attaque, le renversa sur le tapis, entraînant avec eux le plateau qui s’abattit dans un tintamarre d’apocalypse et, nouant ses longs doigts nerveux autour de la gorge mal protégée par le col à coins cassés, il entreprit de l’étrangler, jouissant déjà du premier râle que l’autre fit entendre. Ah, la divine sensation de le sentir se débattre sous sa poigne impitoyable ! Quelqu’un, cependant, surgit qui le tira en arrière :