– Son Altesse impériale est servie !
Clamée depuis le seuil de la salle à manger par l’organe vigoureux de Josef, l’annonce coupa net la phrase d’Aldo qui hésita un instant sur la conduite à tenir dans l’immédiat, vit qu’Elsa se dirigeait seule dans sa grandeur vers les doubles portes ouvertes, et alla offrir son bras à Mme von Adlerstein qui le remercia d’un sourire tandis qu’Adalbert soufflait, de justesse, la main de Lisa sous le nez de Fritz qui dut se résoudre à fermer la marche.
Et ce fut le dîner le plus incroyable, le plus délirant, le plus angoissant aussi qu’eût jamais vécu Morosini. La table somptueuse – vaisselle de vermeil, cristaux de Bohême ordonnés sur une nappe de dentelle autour d’un fouillis de lis, de roses et de hautes chandelles nacrées dans des candélabres de cristal taillé ! – était mise pour une vingtaine de personnes et comme aucune autre lumière n’éclairait la vaste pièce tendue de tapisseries à personnages, ce couvert fastueux baignait dans une atmosphère étrange. A chaque bout de la table était placé un fauteuil à haut dossier : ceux du maître et de la maîtresse de maison, mais Elsa, sans hésiter alla prendre place dans le premier que, d’ailleurs, Josef écartait pour elle. Aldo se pencha pour murmurer à la comtesse :
– Où dois-je vous conduire, madame ?
– En vérité, je n’en sais rien, chuchota-t-elle. C’est Elsa qui a tenu à tout régler ici ce soir. Je voulais vraiment lui faire plaisir mais je commence à me demander si je n’ai pas eu tort...
L’incertitude ne dura guère : la vieille dame fut gracieusement invitée à s’asseoir à la droite de la princesse. Supposant qu’il devait, selon les rites de la société, prendre place à son côté, Aldo s’y préparait quand la voix d’Elsa s’éleva :
– Un instant, s’il vous plaît ! Ce siège ne vous est pas destiné. Puis, plus doucement parce que le ton employé était sec, elle ajouta : Voyons, cher, c’est il me semble tout à fait naturel que vous preniez place en face de moi. Cette fête n’est-elle pas la nôtre ? Nous devons la présider ensemble...
De nouveau, il s’inclina et gagna l’autre extrémité de la table où un valet l’attendait déjà. Il pensait que les quatre autres convives allaient être répartis entre les deux pôles de la table mais il n’en fut rien : Elsa fit asseoir Lisa à sa gauche, puis Adalbert et, de l’autre côté, le jeune Apfelgrüne plus renfrogné que jamais s’installa auprès de sa grand-tante. Morosini resta dans sa superbe solitude, séparé des autres par une dizaine de chaises vides et la curieuse impression, tout à coup, de se trouver en face d’une espèce de tribunal. Sans les fleurs et les petites flammes dansantes qui surchargeaient la table, l’effet eût été saisissant mais il n’était pas homme à se laisser troubler par un caprice de femme et, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde, il déplia sa serviette et l’installa sur ses genoux. Là-bas, à Vautre bout, personne n’osait le regarder et, si la comtesse tenta d’émettre une légère protestation, elle fut très vite priée de s’en tenir là.
Le repas débuta dans un silence pesant. Quelque part dans la maison, des violons jouaient du Mozart en sourdine. En dépit de son envie de fuir cette assemblée fantomale, Aldo s’obligeait à garder son calme. Il sentait qu’il allait se passer quelque chose, mais quoi ? Là-bas, au bout de l’interminable chemin fleuri, Elsa dégustait son potage avec une lenteur extrême, la tête droite et les yeux dans le vague. De temps en temps, elle souriait, s’inclinait un peu vers la droite ou vers la gauche, s’adressant à l’une des chaises vides comme si elle y voyait quelqu’un. Autour d’eux, le ballet feutré des valets déroulait son rite...
On servait le second plat qui était une carpe à la hongroise quand, soudain, retentit le bruit métallique d’un couvert reposé sur l’assiette. La voix de Lisa s’éleva, tendue, nerveuse, à la limite du cri :
– C’est intolérable ! A quoi rime ce repas sinistre ? N’avons-nous rien à nous dire ?
– Lisa, je t’en prie ! murmura sa grand-mère. Il ne sied pas que nous parlions quand Son Altesse ne le souhaite pas...
Mais Fritz faisait déjà chorus :
– Elle a raison, tante Vivi ! C’est ridicule cette comédie qu’on nous fait jouer ! Tout comme l’idée envoyer Morosini s’ennuyer tout seul au bout de la table comme s’il était puni. Venez près de nous, mon vieux, et tâchons au moins de souper agréablement.
Elsa se leva d’un jet, écrasant le malheureux sous un mépris royal :
– Que vous soyez un rustre n’est pas une nouvelle pour moi. Quant à cet homme dont je ne doute pas un instant qu’il ne soit votre ami, sachez que je l’ai placé là afin de voir jusqu’où il pousserait l’effronterie... jusqu’où il mènerait son odieuse imposture !
Aussitôt Aldo fut debout. En quelques enjambées, il parcourut la vaste salle et s’arrêta devant celle qui l’attaquait ainsi. Son visage demeurait impassible mais la colère faisait étinceler ses yeux devenus verts :
– Je ne suis, madame, ni un rustre, ni un effronté, ni un imposteur...
– Ah non ? Vous allez peut-être soutenir encore que vous êtes Franz Rudiger ?
– Je ne l’ai jamais soutenu, madame...
– Dites Votre Altesse Impériale !
– Si vous y tenez ! Sachez donc, Altesse Impériale, que c’est vous, et vous seule, qui vous êtes obstinée à voir en moi celui que vous regrettez ! J’aurais dû peut-être vous détromper mais vous veniez de subir une si cruelle épreuve que j’ai eu peur pour vous d’un nouveau choc.
– Et c’est nous, Elsa, qui l’avons prié de continuer, jusqu’à ce que vous alliez mieux, à jouer ce rôle ! Oh, ma chère petite, vous étiez dans un tel état, plaida la comtesse. Vous nous avez fait si peur et, en outre, la seule idée à laquelle vous vous accrochiez était celle, merveilleuse, d’avoir été sauvée par celui que vous aimez. Vous étiez sûre de l’avoir reconnu, vous avez voulu le voir, lui parler, et là encore vous étiez certaine que c’était Franz... Gela nous désolait mais comment vous ôter cette illusion sans vous blesser ? Vous le disiez même plus beau qu’avant.
– Dites tout de suite que je suis folle ?
– Non, dit doucement Lisa, mais il y a tant d’années que vous n’avez vu Rudiger ! Et vous n’en possédiez aucun portrait. Je pense que, sans vous en rendre compte, vous avez un peu oublié son visage.
– Il était inoubliable !
– On dit toujours ça et cependant vous vous êtes trompée. Quand vous êtes-vous aperçue de votre erreur ?
La voix chaleureuse de la jeune fille semblait agir comme un baume apaisant. Elsa la regarda et ses yeux perdirent leur expression égarée.
– Tout à l’heure, dit-elle. Quand nos invités sont arrivés, j’étais sur le balcon de l’escalier... Je... je voulais être la première à l’apercevoir... Et puis, j’ai entendu votre Josef appeler cet homme « monsieur le prince » et « Excellence ». Alors j’ai compris que l’on me jouait, que les ennemis de ma famille qui me poursuivent avaient trouvé un moyen d’introduire auprès de moi un être néfaste, chargé de s’emparer de mon esprit et de...
– N’exagérons rien, explosa Vidal-Pellicorne. Sauf le respect que je dois à Votre Altesse, il vous a sauvée au risque d’y laisser sa propre vie !
– En êtes-vous sûr ? Enfin, je veux bien vous croire...
C’était plus qu’Aldo n’en pouvait supporter :
– Chère comtesse, dit-il en s’inclinant devant son hôtesse, je crois que j’en ai assez entendu pour ce soir. Permettez-moi de me retirer.
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase : Elsa venait de frapper la table d’un coup d’éventail si violent qu’il se brisa.
– Il n’est pas question que vous partiez sans en avoir reçu permission ! Et j’ai des questions à vous poser : la première est : « Qui êtes-vous ? »
– Souffrez que je m’en charge, coupa Lisa qui poursuivit d’un ton solennel, destiné à frapper l’esprit incertain d’Elsa. C’est à moi, en effet, que revient l’honneur de présenter à Votre Altesse Impériale le prince Aldo Morosini, appartenant à l’une des douze familles patriciennes qui furent à l’origine de Venise et descendant de plusieurs de ses doges. J’ajoute qu’il est un homme de courage et de loyauté... sans doute le meilleur ami que l’on puisse avoir.
– C’est mot pour mot ce que je pense, appuya Adalbert, mais ce concert de témoignages ne semblait pas réussir à percer l’armure de défiance de la princesse dont le regard, troublé de nouveau, semblait contempler une scène invisible dans les profondeurs de la pièce.
– Venise nous hait ! ... Elle a osé hurler, injurier l’empereur et l’impératrice, ma chère aïeule...
– Il n’y a jamais eu de huées ni d’injures, rectifia Aldo. Rien que le silence. J’admets qu’il soit terrible, le silence d’un peuple. Les mots que l’on ne prononce pas, les cris qui ne sortent pas résonnent dans l’imagination de qui en est l’objet mais l’oppression n’a jamais été le bon moyen de se faire des amis... Mon grand-oncle a été fusillé par les Autrichiens et je n’ai pas d’excuses à offrir !
Curieusement, Elsa ne répliqua rien. Ses yeux revinrent se poser sur l’homme qui osait lui tenir tête, s’y attachèrent un moment puis se baissèrent :
– Offrez-moi votre bras, murmura-t-elle, et retournons au salon. Il faut que nous parlions... Restez, vous autres ! ajouta-t-elle. Je veux être seule avec lui... Ah ! ... Et puis, faites taire ces violons !
Ils sortirent avec une grande majesté mais, comme dans toute situation dramatique se glisse souvent un élément burlesque, Aldo, en quittant la salle à manger, entendit Fritz toujours aussi proche des réalités terrestres bougonner :
– La carpe froide ne vaut rien. Vous ne pourriez pas demander qu’on la réchauffe, tante Vivi ? ...
Et se mordit les lèvres pour ne pas rire. C’était le genre de réflexion de nature à vous garder les pieds sur terre et, à tout prendre, c’était une bonne chose quand on se sentait basculer dans l’irrationnel.
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