Un instant démonté, Aldo se rappela qu’il était censé avoir longtemps et cruellement souffert des suites de la guerre.

– Je vais mieux, grâce à Dieu, et je venais à vous quand une voix secrète m’a guidé vers l’endroit où l’on vous tenait captive.

– Je ne pensais pas être prisonnière puisque l’on m’avait promis de me conduire dans un endroit où vous m’attendiez. C’est seulement hier soir que la peur est venue... que j’ai compris. Oh, mon Dieu !

Devant la terreur qui se levait soudain dans le beau regard sombre, il s’émut, tira un tabouret près de la bergère et reprit la main qui, cette fois, tremblait :

– Oubliez cela, Elsa ! Vous êtes vivante et c’est tout ce qui compte ! Quant à ceux qui ont osé s’attaquer à votre personne, lui faire du mal, soyez certaine que je ferai tout pour qu’ils reçoivent leur punition.

Les yeux reprirent leur sérénité et le caressèrent.

– Mon éternel chevalier ! ... Vous fûtes celui à la rose et à présent c’est sous l’armure brillante de Lohengrin que vous me revenez[ix].

– A cette différence près que vous n’aurez pas à me demander mon nom...

– Et que vous ne repartirez pas ? Car nous ne nous séparerons plus, n’est-ce pas ?

Il y avait dans l’interrogation une note impérieuse qui n’échappa pas à Aldo mais il s’attendait à cette question. Lisa aussi qui lui avait soufflé une réponse :

– Pas longtemps. Cependant, il me faudra retourner bientôt à Vienne afin de... terminer le traitement médical que je subis depuis des mois. Je suis un homme malade, Elsa !

– Vous n’en avez pas l’air ! Jamais je ne vous ai vu si beau ! Et comme vous avez bien fait d’abandonner votre moustache ! Moi, en revanche, j’ai beaucoup changé, ajouta-t-elle avec amertume.

– Ne croyez pas cela ! Vous êtes plus belle que jamais...

– Vraiment ? ... même avec ça ?

Les doigts qui jouaient nerveusement depuis un instant avec le voile blanc l’écartèrent brusquement tandis qu’Elsa tournait la tête pour qu’il vît mieux la blessure, guettant le sursaut qu’elle craignait et qui ne vint pas.

– Cela n’a rien de terrifiant, dit-il doucement. Et d’ailleurs, je n’ignorais pas ce que vous avez eu à souffrir.

– Mais vous n’aviez rien vu ! Pensez-vous toujours qu’il soit possible de m’aimer ?

Il considéra un instant l’éclat velouté des grands yeux bruns, la masse soyeuse de la chevelure blonde coiffée en diadème, la finesse des traits et la noblesse naturelle qui mettait une sorte d’auréole autour de ce visage blessé.

– Sur mon honneur, madame, je ne vois rien qui s’y oppose. Votre beauté a été meurtrie mais votre charme s’en trouve peut-être augmenté. Vous paraissez plus fragile, donc plus précieuse, et qui vous a aimée jadis ne peut que vous aimer davantage...

– Vous m’aimez toujours alors ? ... Malgré cela ?

– Ne me faites pas l’injure d’en douter.

Pris sans qu’il s’en rendît compte à ce jeu étrange et par cette femme plus étrange encore mais combien poétique, Aldo n’éprouvait aucune peine à faire passer dans sa voix l’écho d’un sentiment chaleureux. A cet instant-là, il aimait Elsa, confondant sans doute son désir de la sauver par tous les moyens et l’attrait naturel d’un cœur généreux pour un être à la fois beau et malheureux.

Elsa venait de laisser tomber sa tête dans ses mains. Aldo comprit qu’elle pleurait, d’émotion sans doute, et préféra garder le silence. Ce fut elle qui parla :

– Que j’étais sotte, mon Dieu, et que je vous connaissais mal ! J’avais peur... si peur chaque fois que je me rendais à l’Opéra ! Peur de vous faire horreur, mais j’avais un tel désir, un tel besoin de vous revoir encore... une dernière fois.

– Une dernière fois ? ... Pourquoi ? – A cause de ce visage. Je me disais qu’au moins J’aurais le bonheur de vous voir, de toucher votre main, d’entendre votre voix... et puis nous nous serions quittés sur un rendez-vous... où vous ne auriez jamais trouvée. Et moi, durant tout notre entretien j’aurais refusé de lever la mantille de dentelle qui me défendait si bien... et intriguait tant de gens !

– Quoi ? Sans même lui... me permettre de contempler vos yeux magnifiques ? Quand on les regarde on ne voit plus qu’eux ! ...

– Que voulez-vous... Il faut croire que j’étais stupide...

Elle relevait la tête, essuyait ses yeux avec un petit mouchoir puis, par habitude, arrangeait de nouveau l’écharpe de mousseline, mais elle souriait :

– Vous souvenez-vous de ce poème d’Henri Heine que vous me disiez quand nous nous promenions dans la forêt viennoise ?

– Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, soupira Morosini qui ne savait pas grand-chose de l’œuvre du romantique allemand, lui ayant préféré Goethe et Schiller... Je l’ai même perdue complètement pendant un temps.

– Vous ne pouvez pas l’avoir oublié ! Il était « notre » poète comme il était celui de la femme que je vénère le plus au monde, ajouta-t-elle en tournant son regard mouillé vers le buste de l’impératrice. Voyons ! Essayez avec moi !

Tu as des diamants, des perles Et tout ce que l’on peut souhaiter...

Eh bien ? La suite, si naturelle, ne vous vient même pas ?

A la torture, Aldo eut un geste d’impuissance en espérant qu’il serait une excuse valable.

– Je vais continuer un peu, les vers vous reviendront, j’en suis certaine :

Tu as les plus beaux yeux du monde Que veux-tu de plus, mon aimée ? ...

Comme il ne disait toujours rien, elle continua seule, jusqu’à la dernière strophe :

Ces beaux yeux, les plus beaux du monde

M’ont fait endurer le martyre

Et réduit à l’extrémité.

Que veux-tu de plus, mon aimée...

Le silence qui suivit pesa sur Aldo qui ne trouvait plus rien à dire mais commençait à en vouloir à Lisa. Comment avait-elle pu l’embarquer dans cette aventure insensée sans lui donner la plus petite arme ? Au moins les goûts, les habitudes d’Elsa ! Il devait bien y avoir dans cette vaste maison un recueil des œuvres d’Henri Heine ? Il se sentait plus que gêné : penaud. Et cherchait désespérément quelque chose d’intelligent mais, comme Elsa semblait perdue dans son rêve, il choisit de se taire et d’attendre qu’elle revienne.

Et soudain, elle se tourna vers lui :

– Si vous m’aimez toujours, comment se fait-il que vous ne m’ayez pas encore embrassée ?

Peut-être parce que j’ai conscience de mon infériorité. Après tout ce temps, vous êtes redevenue pour moi la princesse lointaine que j’osais à peine approcher…

– Ne m’aviez-vous pas offert la rose d’argent ? Nous étions en quelque sorte fiancés...

– Je sais, mais...

– Pas de mais ! Embrassez-moi !

Cette fois, il n’hésita plus et se jeta à l’eau. Quittant son siège, il prit Elsa par les poignets pour la faire lever et l’enlaça. Ce n’était pas la première fois qu’il embrassait une femme sans en être amoureux. C’était alors un moment de volupté légère comme lorsqu’il respirait une rose ou laissait ses doigts s’attarder sur le grain si lisse d’un marbre grec. Il pensait, en se penchant sur la bouche offerte, que ce serait pareil, qu’il suffirait de se laisser aller. Et pourtant ce fut différent parce que, cette femme qu’il sentait frémir contre lui, il voulait à tout prix lui offrir un instant de pur bonheur. Son plaisir à lui était sans importance : ce qui comptait, c’était qu’elle fût heureuse, et ce besoin de donner qu’il sentait en lui-même fit passer dans son baiser une ardeur inattendue. Elsa gémit cependant que tout son corps s’abandonnait.

Aldo pour sa part sentit une griserie légère. Les lèvres qu’il violentait étaient douces et le parfum d’iris et de tubéreuse qu’il respirait, même s’il était un peu trop entêtant pour son goût, n’en était pas moins efficace. Peut-être aurait-il osé davantage si une petite toux sèche n’était venue rompre le charme.

– Je vous supplie de m’excuser, fit la voix calme de Lisa, mais votre médecin est arrivé, Elsa, et je ne peux le faire attendre. Voulez-vous le recevoir ?

– Je... oui, bien sûr ! Oh, cher... il faut m’excuser !

– Votre santé avant tout... Je me retire.

– Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ? Vous reviendrez bientôt ?

Elle était fébrile, tout à coup, avec au fond des yeux quelque chose qui ressemblait à de l’angoisse. Aldo lui sourit en baisant le bout de ses doigts :

– Quand vous m’appellerez.

– Demain, alors ! Oh, je vais demander à cette chère Valérie de nous offrir un dîner de gala : intime mais magnifique... Il faut fêter nos nouvelles fiançailles...

– Ce sera difficile demain, coupa Lisa impavide. Nous avons des funérailles. Même s’il ne s’agit que d’un cousin, on ne peut tout de même pas donner une fête le soir...

Amusé, Morosini, pensa que son ancienne secrétaire, droite et inflexible dans sa robe noire sur l’épaule de laquelle retombait une boucle indisciplinée, faisait un bien charmant rabat-joie mais, apparemment, elle ne partageait pas son humeur badine.

– Félicitations ! fit-elle quand ils se retrouvèrent tous deux dans la galerie, après qu’elle eut introduit le praticien. Pour un rôle dont vous ne vouliez pas, vous le jouez à la perfection ! Quelle fougue ! Quelle vérité !

– Si vous êtes contente, c’est le principal mais, justement, je suis en train de me demander si vous êtes si contente que ça ? Vous n’en avez vraiment pas l’air...

– Vous ne croyez pas que vous auriez pu observer un peu plus de retenue ? Pour une première entrevue tout au moins ?

– Qui parle d’une première entrevue ? Avant que Rudiger ne disparaisse il y en a eu pas mal, si ni bien compris ? Et nous ignorons l’un et l’autre ce qui s’y passait.