– Ces gens sont venus pour voler, mais pourquoi avoir enlevé cette pauvre femme ? larmoya-t-elle en conclusion.

– Sans doute dans l’espoir d’une rançon puisque cette dame passait pour riche. Vous n’avez reçu aucune nouvelle ?

– Aucune. Ma grand-mère vous en dirait tout autant. Elle est souffrante, elle aussi, et je vous demanderai de ne pas troubler le repos qu’elle prend en ce moment. Nous sommes toutes les deux dans le brouillard le plus complet. Nous sommes aussi désolées l’une que l’autre, Herr Polizeidirektor. Et fort inquiètes.

– Ne vous tourmentez plus, je suis là ! affirma le gros homme qui était aussi large que haut. Il bombait le torse, ravi d’opérer dans la haute aristocratie. Lisa craignit qu’il ne plantât des hommes dans tous les coins de la maison, mais il se contenta d’offrir sa carte de visite portant son numéro de téléphone privé en recommandant de ne pas hésiter à l’appeler si le moindre événement se produisait. Cependant, la jeune fille le vit partir avec un réel soulagement...

Il était plus de onze heures du soir quand la Mercedes de la comtesse, conduite par un Golozieny plus mort que vif, quitta Rudolfskrone plongé dans l’obscurité. Profitant de ce qu’un vent violent s’était levé en fin d’après-midi, Mme von Adlerstein avait ordonné que tout fût éteint dès que les domestiques auraient regagné leurs quartiers.

Peu après, au volant de la Fiat d’Aldo, Adalbert sortait à son tour en compagnie de Fritz. Tous deux allaient prendre position en un heu dont ils avaient longuement débattu avant le dîner avec Morosini. Seule Lisa demeurait au logis, bien à contrecœur, sous la garde de Josef. Étonnante sagesse obtenue non sans peine : il avait fallu qu’Aldo déploie des trésors d’éloquence pour la convaincre de rester à l’écart mais devant l’inquiétude qu’il manifestait, Lisa avait fini par capituler.

– J’ai besoin d’avoir l’esprit clair, supplia-t-il en désespérant de voir s’effacer le pli d’un front buté et les nuages d’un regard orageux, et je ne l’aurai jamais si je dois me tourmenter pour vous. Ayez pitié de moi, Lisa, et comprenez que vous n’êtes pas encore en état de courir une aventure aussi dangereuse !

Elle céda brusquement mais il ne devina pas que sa main ferme et chaude posée à cet instant sur l’épaule de la jeune fille venait de la convaincre beaucoup mieux qu’une longue plaidoirie.

Le point de rencontre se trouvait en lisière de forêt : une croisée de chemins marquée par l’une de ces petites chapelles de plein vent comme on en rencontre en pays de montagne : un pieu de bois dressé à la verticale et soutenant un petit auvent où s’abritait une image pieuse ou un crucifix. Là, c’était une statue de saint Joseph, patron de l’Autriche, régnant sur un vaste paysage. A l’écart de toute habitation, le lieu était désert...

La grosse voiture noire s’arrêta. On éteignit les phares que l’on avait rallumés en atteignant la route.

Golozieny laissa glisser ses mains du volant, ôta ses gants et se mit à frotter ses doigts glacés sans pour autant faire cesser leur tremblement. Le silence et la nuit l’environnaient à présent, sans lui apporter le moindre apaisement. Comment oublier la vieille dame vêtue de noir qui occupait la banquette arrière, aussi droite et fière que si elle se rendait à une réception de cour ? Comment oublier surtout que, abrité par la couverture étendue sur ses genoux, le prince Morosini, armé jusqu’aux dents, était tapi à ses pieds, prêt à l’abattre, lui Alexandre, au moindre geste suspect, au moindre mot...

C’était bien la première fois qu’il se sentait las et vieux. Il savait que, lorsque se lèverait le soleil, il ne resterait rien de ses espoirs de fortune si longtemps caressés.

Il sentit bouger derrière son siège. L’Italien, devait s’être redressé pour jeter un coup d’œil aux alentours. La voix feutrée de Valérie murmura :

– Je ne vois rien. Est-ce bien l’endroit désigné ?

– C’est bien ça, s’entendit-il répondre, mais nous sommes un peu en avance...

Il descendit l’une des vitres pour laisser entrer l’air froid de la nuit et tenter de percevoir un bruit de moteur, mais il n’entendit que l’aboiement lointain d’un chien puis la voix de Morosini :

– Cette fois il est bien onze heures et demie. Comment se fait-il qu’ils ne soient pas encore là ?

Il finissait tout juste de parler quand une lanterne s’alluma sous les arbres à environ cinquante mètres, s’éteignit puis se ralluma.

L’attention de ceux qui attendaient fut attirée par ces éclats brefs et ils ne virent pas deux personnages sortir de derrière l’épaulement où s’appuyait l’oratoire. Quand ils s’aperçurent de leur présence, ils se tenaient déjà devant la chapelle.

Il y avait là un homme de haute stature et une femme dont la silhouette parut familière Morosini : son allure et ses longs vêtements étaient ceux du fantôme qu’il avait pu voir dans le caveau des Capucins à Vienne. La comtesse confirma aussitôt :

– Regardez ! Ils sont là... et voilà Elsa ! Allons-y Alexandre !

Elle ouvrit la portière et descendit du côté le moins visible de la voiture, ce qui permit à Aldo de glisser à terre dans l’ombre de ses jupes. Sans refermer, elle s’avança jusque devant le radiateur tandis que Golozieny, après s’être emparé d’un sac de voyage posé auprès de lui, venait la rejoindre :

– Eh bien ? cria la vieille dame. Nous voici ! Que devons-nous faire ?

Une voix d’homme à l’accent étranger que Morosini crut reconnaître pour appartenir à Solmanski lui répondit :

– Restez où vous êtes, comtesse ! Étant donné que vous auriez joué votre vie si la police était prévenue, nous n’avons demandé votre présence qu’en garantie. Vous pouvez même remonter en voiture...

– Pas sans Mlle Hulenberg ! Nous vous apportons ce que vous avez demandé : rendez-la-nous !

– Dans un instant. Approchez, comte Golozieny ! Venez jusqu’ici !

– Attention ! souffla Aldo. Vous savez ce qui vous attend au cas où vous choisiriez de les rejoindre. Et j’ai des yeux de chat : je ne vous raterai pas...

Golozieny eut un haussement d’épaules plein de lassitude puis, après un regard angoissé à sa cousine, il se mit en marche avec lenteur, traînant un peu les pieds. Morosini pensa qu’il avait l’air d’aller à l’échafaud et regretta presque son ultime menace. C’était là un homme brisé...

L’émissaire avait une trentaine de pas à franchir pour rejoindre le couple. L’inconnu tenait sa compagne sous le bras comme s’il craignait qu’elle s’écroule ou qu’elle lui échappe. Elle ne faisait d’ailleurs aucun mouvement.

– Pauvre Elsa ! murmura la comtesse. Quelle épreuve !

Golozieny arrivait à présent devant le ravisseur et, soudain, ce fut le drame. Lâchant la femme, Solmanski lui tendit le sac aux bijoux puis, découvrant la gueule noire d’un pistolet, abattit le diplomate à bout portant. Le malheureux s’écroula sans un cri tandis que son assassin rejoignait la femme qui avait filé derrière le haut talus. Un rire moqueur se fit alors entendre.

Morosini, comprenant trop tard que la voiture des bandits était beaucoup plus proche qu’il ne l’imaginait, ne perdit pas une seconde, s’élança l’arme au poing mais, parvenu au tournant de l’épaulement herbeux, il reçut en plein visage le double jet lumineux de phares puissants. En même temps, l’automobile démarrait en trombe et il dut se rejeter en arrière pour n’être pas renversé. Il se releva d’un bond, tira, mais la voiture, lancée sur la route, était déjà hors de vue. Tout ce qui restait à faire, c’était d’essayer de les poursuivre avec la voiture de la comtesse. Mais quand il remonta vers le petit monument votif, il trouva celle-ci agenouillée auprès de son cousin, essayant de le ranimer.

– C’est inutile, comtesse, il est mort ! dit Morosini qui s’était accroupi un instant pour un bref examen. On ne peut plus rien pour lui sinon rattraper son meurtrier...

– On ne va tout de même pas l’abandonner ici ?

– C’est au contraire la seule chose à faire. La police doit le retrouver là où il est tombé. Jamais il ne faut toucher au cadavre d’un assassiné !

Sans vouloir en entendre davantage, il l’entraîna, la fit monter dans la limousine et démarra.

– Ils ont trop d’avance. Vous... vous n’y arriverez pas... fit la vieille dame, le souffle coupé par l’émotion.

– Pourquoi pas ? Adalbert et Friedrich doivent les attendre au croisement de la route d’Ischl à Salzbourg... En tout cas, votre Elsa n’a pas perdu de temps pour changer d’opinion. Curieuse façon qu’elle a eue de récupérer ses bijoux ! Si elle s’imagine qu’on les lui laissera...

– Mais la femme, ce n’était pas elle ! Je l’ai compris quand je l’ai entendue rire. C’est sans doute la Hulenberg qui a pris sa place.

– Vous en êtes sûre ?

– Tout à fait ! Il y avait un ou deux détails auxquels je ne me suis pas arrêtée mais qui... Mon Dieu ! Où peut-elle être ? ...

– Où voulez-vous qu’elle soit ? Dans la maison du... Bon sang ! Y a-t-il un raccourci pour rejoindre le bord du lac ?

Une idée horrible venait de traverser l’esprit de Morosini, tellement effrayante qu’il eut un mouvement brusque qui faillit être le dernier. Menée à tombeau ouvert, la voiture fit une embardée et ne rattrapa le virage suivant que de justesse. Pourtant, sa passagère ne cria pas. Sa voix était seulement un peu étranglée quand elle dit :

– Oui... Vous allez trouver... à main droite un chemin de terre avec une barrière cassée : il mène un peu au-dessus de Strobl, mais il est loin d’être bon...

– Je crois que vous pourrez supporter ça ! fit Aldo avec un sourire en coin. J’ai manqué vous tuer et vous n’avez pas bronché. Vous êtes quelqu’un, comtesse !

Ce qui suivit relevait du cauchemar et fit grand honneur à la solidité de l’automobile lancée dans ce qui ressemblait bien davantage à un sentier de chèvres. Bondissant, sautant, cahotant, secouant ses occupants comme prunier en août, elle se livra à des entrechats qui l’apparentaient à un cheval de rodéo et atterrit sur la petite route du lac où Morosini fonça plus que jamais : le clocheton surmontant la maison qu’il voulait atteindre était en vue.