– Un instant, fit Adalbert. J’ai encore un mot à lui dire. Après, tu feras tout ce que tu veux. Si j’ai bien compris votre propos, vous ne portez pas Solmanski dans votre cœur, mon cher comte ? J’irais même jusqu’à dire que vous en avez peur. Vrai ou pas ?

L’autre tourna vers lui un regard de noyé :

– Vrai ! Je hais cet homme ! Sans lui, nous en serions venus à nos fins sans faire couler le sang mais lui c’est un barbare...

– Alors, changez de camp ! proposa Lisa. Il n’est pas trop tard. Dites-nous où Elsa est retenue prisonnière et quand nous livrerons vos complices à la police, nous vous oublierons. Vous aurez le temps de fuir...

– Pour aller où ? s’écria-t-il retrouvant sa rage de tout à l’heure. J’aurai perdu ma part des bijoux...

– Une part que vous n’êtes pas du tout sûr de toucher, coupa Aldo. Solmanski n’aime pas partager !

– ... j’aurai aussi perdu ma situation puisqu’il me faudra fuir.

– On pourra peut-être arranger ça, reprit Lisa. Et, au pire, mon père pourrait vous trouver une compensation. Reste à savoir quel prix vous attachez à votre maîtresse ! Si vous y tenez, je conçois que vous éprouviez quelque angoisse ?

– Je ne tiens qu’à vous ! C’est pour vous que je voulais refaire ma fortune. Quoi que vous en pensiez, je vous épouserais sans dot si vous le vouliez.

– Bravo ! applaudit Adalbert. Voilà du sentiment, voilà de l’amour pur ! Enfin... pas tout à fait si l’on considère les moyens employés. Mais nous nous égarons : où est Mlle Hulenberg ?

– Allons, parlez ! ordonna Lisa voyant se dessiner une nouvelle hésitation. Sinon, je vous jure qu’avant une heure vous serez entre les mains de la police...

– Et pas en bon état ! ajouta Morosini en approchant du genou de Golozieny la gueule noire de son revolver. Son regard implacable disait assez qu’il ne plaisantait pas. Le comte émit une sorte de gargouillis affolé, ses yeux roulèrent dans leurs orbites. Mais son instinct lui disait qu’il n’avait pas affaire à des tueurs et que, peut-être, s’il tenait bon...

Son dernier espoir s’envola quand, du seuil de la resserre, une voix glaciale ordonna :

– Tirez, prince ! Ce triste sire vous a suffisamment lanternes !

En dépit de sa robe de chambre et du fait qu’elle s’appuyait d’une main sur sa canne et de l’autre au bras de Friedrich von Apfelgrüne emballé de loden vert de la tête aux chevilles, Mme von Adlerstein ressemblait assez à la statue du Commandeur. En la reconnaissant, Golozieny émit une plainte douloureuse. S’il avait espéré garder une chance de ce côté-là, il venait de la voir s’envoler.

– Comment êtes-vous ici, Grand-mère ? demanda Lisa.

– C’est à toi qu’il faudrait demander cela, petite ? Tu devrais être dans ton ht... Quant à notre commune présence, ajouta-t-elle avec un coup d’œil sévère à son petit-neveu, elle est due tout entière à ce cher Fritz. Selon son habitude, il nous est arrivé sans prévenir et à une heure impossible. Pour ne pas coucher dehors, il a réveillé toute la maison, et c’est alors que j’ai remarqué, depuis ma chambre, qu’il y avait un peu de lumière ici. Je lui ai donné l’ordre de m’accompagner et c’est ainsi que nous avons pu être les témoins discrets d’une scène fort intéressante. Pour une fois, Fritz, tes bêtises auront servi à quelque chose.

– Merci, tante Vivi ! ... Ça va, Lisa ?

– A merveille ! Comme tu vois... mais si nous sommes interrompus toutes les cinq minutes, nous ne saurons jamais où Elsa est retenue prisonnière...

Avec un petit salut, Aldo offrit son arme à la vieille dame :

– Après tout, il est votre cousin, comtesse. À vous l’honneur !

Elle saisissait déjà le revolver d’une main ferme quand Golozieny capitula :

– Elle est dans une maison près de Stobl, sur le Wolfgangsee, mais je peux vous assurer qu’elle n’est pas traitée en prisonnière. Elle est même venue de son plein gré...

– À qui ferez-vous croire ça ? s’écria Aldo. De son plein gré en enjambant les cadavres de ses proches ? Elle est complètement folle alors ?

– Non. Disons qu’elle n’a plus les pieds sur terre. Il a suffi de lui dire que son chevalier l’appelait, la faisait chercher et que ses serviteurs n’étaient là, en réalité, que pour empêcher leur réunion.

– Et personne ne la garde ?

– Bien sûr que si ! Une femme est auprès d’elle qui la sert et les deux serviteurs que Solmanski a amenés avec lui veillent nuit et jour.

– Mais enfin, dit la comtesse. Elle a bien dû voir que son ami n’était pas au rendez-vous ? Ou bien avez-vous retrouvé ce Rudiger et l’avez-vous enrôlé dans votre entreprise criminelle ?

– Nous aurions eu du mal. Il est mort des suites de ses blessures peu après la fin de la guerre... mais je connaissais son roman avec Elsa bien avant que vous me le racontiez. Rudiger était l’un des meilleurs agents de François-Joseph...

– Dites l’Empereur quand vous parlez de lui ! coupa Mme von Adlerstein, qui ajouta avec un maximum de mépris : Je ne reconnais pas à un coquin de votre sorte le droit de l’appeler par son seul prénom. Maintenant, la suite ! D’où venaient les lettres que j’ai transmises à Elsa ? Et regardez-moi, s’il vous plaît ! Quand on a trompé à ce point les gens, on doit avoir le courage d’affronter leur regard.

Très lentement, comme s’il craignait d’être foudroyé quand ses yeux rencontreraient ceux, fulgurants, de sa cousine, Golozieny releva la tête :

– Ne m’accablez pas, Valérie ! J’avoue tout ce que vous voudrez et surtout que j’étais un instrument entre les mains de Maria Hulenberg. C’est... c’est moi qui écrivais les lettres. Ce n’était pas difficile : j’avais trouvé à la Chancellerie quelques spécimens d’écriture de Rudiger. Nous voulions nous emparer d’Elsa afin d’avoir ses joyaux.

– Elle ne portait guère que l’aigle d’opale.

– Oui, mais nous aurions eu les autres par le moyen que nous venons d’employer. Malheureusement, jusqu’ici l’enlèvement a échoué. A l’Opéra, nous l’avons eue... et elle nous a échappé. Quant à moi, ce que je devais obtenir de vous, c’était l’endroit où elle se trouvait, mais vous faisiez bonne garde et nous ne pouvions pas vous surveiller à longueur d’année.

– Dire que vous êtes de mon sang et que je vous faisais confiance ! fit la vieille dame en se détournant avec dégoût.

Lisa vint à elle et l’enveloppa de ses bras :

– Vous devriez rentrer, Grand-mère !

– Toi aussi ! Mais avant, je veux savoir ce que l’on va faire d’Alexandre. Le mieux, je pense, est d’appeler la police.

– Surtout pas ! dit Aldo. Il faut que ses complices ignorent qu’il est entre nos mains ! Le mieux serait qu’on le garde prisonnier ici jusqu’à ce que tout soit fini. D’abord, nous avons encore quelques questions à lui poser. Ne serait-ce que sur l’emplacement exact de la maison. Ce qu’il nous a révélé me paraît un peu vague...

– Oh ! reprit Fritz, je être capable de trouver ! Je connaître pays dans l’admiration !

– Pour l’amour de Dieu parle allemand, Fritz ! s’écria Lisa. La situation est déjà difficile sans qu’il faille aussi décrypter ton français approximatif !

– Si tu veux, bougonna le jeune homme déçu, mais c’est vrai que je connais presque chaque brin d’herbe de ce coin. Souviens-toi ! Mes parents y avaient une maison quand j’étais enfant. Tu y es venue plusieurs fois.

Il n’eut, en effet, aucune peine à obtenir une description des lieux qui parut le remplir de satisfaction, puisqu’elle allait lui permettre de briller aux yeux de sa belle.

– Je sais exactement où c’est, s’écria-t-il en dédiant à sa cousine un regard vainqueur. On peut y aller sur-le-champ ! Ça ne fait jamais qu’une dizaine de kilomètres...

Étant donné sa situation, on pouvait s’attendre à n’importe quelle manifestation du prisonnier sauf à l’entendre rire. Un rire, il est vrai, plutôt caverneux :

– Allez-y et vous risquez de déclencher une catastrophe. La maison est piégée...

– Piégée ? fit Adalbert. Comment l’entendez-vous ?

– De la manière la plus simple : si la police fait mine d’approcher ou encore des visiteurs trop curieux, les gens qui gardent votre Elsa la feront sauter au moyen d’une bombe à retardement qui leur laissera le temps de fuir par le lac...

Le sentiment d’horreur qui s’empara de tous se traduisit par un profond silence. Les deux femmes regardaient cet homme qui leur était apparenté avec une sorte de répulsion.

– Comment se fait-il, alors, qu’on ne nous en ait pas avisées avec la demande de rançon ?

– Mais on va vous le dire, sans préciser l’endroit, dans le message que vous allez recevoir demain soir... ou plutôt ce soir...

– Message que vous allez nous délivrer, sans doute ?

– Que je suis chargé de déposer, en effet, après l’avoir récupéré à certain endroit. Je crois que vous allez avoir encore besoin de moi.

Le ton devenait insolent, goguenard même. L’homme reprenait de l’assurance, décidé à marchander ce qui pouvait lui rester d’avenir. Tous le comprirent fort bien mais ce fut la vieille dame qui se chargea de la réponse.

– A vous de voir de quel côté il pourrait rester un peu de beurre sur vos tartines.

– Et je peux déjà vous assurer, reprit Morosini, que du côté de vos amis il n’y en a plus du tout ! Si tant est qu’il y en eût jamais dès l’instant où vous avez affaire à Solmanski.

– En attendant, gémit Apfelgrüne en bâillant à se décrocher la mâchoire, est-ce qu’on doit finir la nuit ici ?

– Non, décida la comtesse. Nous allons ramener cet homme au château où il sera gardé à vue jusqu’à la fin de ce drame. Messieurs, ajouta-t-elle en se tournant vers l’Italien et le Français, j’aimerais, si cela vous est possible, que vous demeuriez avec nous. Puisque nous ne pouvons pas encore le remettre à la police, je crois que votre aide nous est indispensable.