Si la jeune fille semblait touchée par un sentiment quelconque, ce n’était certes pas la reconnaissance et moins encore la joie, mais Golozieny lui adressa un sourire aussi rayonnant que si elle venait de lui promettre sa main.

– Parfait ! En ce cas, nous pourrions peut-être songer à écourter cette soirée ? Tout le monde est fatigué, ce soir, et notre Lisa, en particulier, doit se reposer.

Le message était clair : « Il nous flanque à la porte, songea Morosini. Décidément, on le gêne ! ... » Mais la comtesse en se levant de table semblait l’approuver et fit mieux encore en disant :

– J’avoue sentir la fatigue. Si vous le voulez bien, messieurs, ajouta-t-elle à l’adresse de ses invités, nous allons prendre un peu de café puis nous nous séparerons jusqu’à demain.

– Pas de café pour moi, comtesse ! fit Adalbert. J’en bois trop et si j’en avale un de plus je ne dormirai pas.

Aldo, à son tour, demanda la permission de prendre congé mais tandis qu’Adalbert, devinant qu’il avait besoin d’un instant, éternisait ses salutations en délivrant à Mme von Adlerstein et à son cousin un petit discours sur les formules de politesse usitées dans l’Egypte ancienne, Morosini rejoignit Lisa dans la galerie sur laquelle ouvraient les pièces de réception :

– Avez-vous la possibilité de laisser ouverte une des portes de cette maison ?

-Je crois, oui... celle des cuisines. Pourquoi ?

– Combien de temps faut-il pour que tout soit livré au silence et au sommeil ? Une heure ?

– C’est un peu court. Deux plutôt, mais que voulez-vous faire ?

– Vous le verrez bien. Dans deux heures, nous vous rejoindrons dans votre chambre... Et arrangez-vous pour trouver une corde !

– Dans ma chambre ? Vous êtes fou ?

– J’ai dit « nous », pas « je » ! N’allez pas tirer de conclusions déplacées et faites-moi un peu confiance ! Maintenant si vous préférez attendre dans la cuisine je ne vous en empêche pas... Adalbert ! appela-t-il à haute voix sans autre transition. Notre hôtesse a besoin de repos. Pas d’une conférence !

– C’est vrai ! Je suis impardonnable ! Que d’excuses, chère comtesse...

Les trois personnages apparurent dans la galerie presque aussitôt et trouvèrent Morosini seul, une cigarette au bout des doigts. Lisa s’était éclipsée comme un rêve.

Pour être sûr qu’ils partaient bien, Golozieny les accompagna jusqu’à leur voiture et, pour lui faire plaisir, Adalbert démarra en produisant le maximum de bruit :

– Tu as décidé quelque chose ? demanda-t-il en fonçant tête baissée dans l’obscurité du parc.

– Oui. On revient dans deux heures. Lisa s’arrangera pour que la porte de la cuisine ne soit pas verrouillée...

– Et les chiens ? Tu y as pensé ?

– Elle n’en a pas parlé. Peut-être qu’on ne les lâche pas quand il y a des invités ? Nous prendrons nos précautions !

Celles-ci consistèrent en un plat de viande froide que les deux compères, sous prétexte d’avoir fort mal dîné, se firent monter dans leurs chambres accompagné d’une bouteille de vin pour plus de vraisemblance. Laquelle bouteille disparut en grande partie dans un lavabo. Une heure plus tard, ayant troqué leurs smokings pour des vêtements plus appropriés à une expédition nocturne, ils quittaient discrètement l’hôtel et gagnaient le bord de la rivière où Aldo avait garé sa nouvelle voiture.

Ils allèrent la dissimuler dans le petit bois où ils avaient précédemment caché l’Amilcar et continuèrent à pied, nantis chacun d’un paquet de viande dans la poche de leur manteau.

Cela ne leur servit à rien : les chiens ne se montrèrent pas. Pourtant, aucune lumière ne brillait dans le petit château. Soulagés d’un grand poids, ils gagnèrent la porte des cuisines à pas prudents et silencieux mais pas plus que le vantail de bois qui s’ouvrit sans le moindre grincement sous la main de Morosini :

– J’espère que vous me féliciterez ? fit la voix étouffée de Lisa. J’ai même pris la peine de huiler les gonds...

Elle était là, en effet, assise sur un tabouret ainsi que le révéla la lanterne sourde posée sur la table à côté d’elle et dont elle ouvrit le volet. Elle aussi avait changé de vêtements : la jupe de loden, le chandail à col roulé et les chaussures de marche ressuscitèrent un instant la défunte Mina dans l’esprit d’Aldo.

– C’est du beau travail, chuchota-t-il, mais pourquoi êtes-vous là ? Vous n’êtes pas remise et nous avions seulement besoin que vous nous indiquiez la chambre de votre ami Alexandre.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous n’allez pas le... le tuer ? fit Lisa, inquiète de retrouver dans la voix habituellement chaude et un peu voilée de Morosini certaine résonance métallique annonçant quelque résolution extrême. Le rire étouffé d’Adalbert la rassura :

– Vous nous prenez pour qui ? Il ne mérite sans doute pas mieux mais on veut seulement l’enlever.

– L’enlever ? Pour l’emmener où ?

– Dans un coin tranquille où l’on puisse l’interroger loin des oreilles sensibles, fit Aldo. J’ajoute que nous comptions un peu sur vous pour nous trouver ça.

La jeune fille réfléchit un instant à haute voix, pas autrement émue par le projet de ses amis :

– Il y a bien l’ancienne sellerie mais elle est trop proche de la nouvelle et des écuries. Le mieux serait la resserre du jardinier. Mais autant vous apprendre tout de suite que Golozieny n’est pas dans sa chambre...

– Où est-il alors ?

– Quelque part dans le parc. Il a la manie des promenades nocturnes. Même à Vienne, il lui arrive d’aller fumer un cigare sous les arbres du Ring. Grand-mère le sait et on ne lâche jamais les chiens quand il est ici. Une chance que vous ne soyez pas tombés sur lui en arrivant : il aurait pu appeler au secours.

– Il n’aurait rien appelé du tout et je considère au contraire comme une chance qu’il soit dehors. C’est toujours autant de fait...

– Le parc est grand. Vous n’espérez pas le retrouver en pleine nuit ?

Adalbert qui commençait à avoir sommeil bâilla sans retenue avant de soupirer :

– C’est sans doute parce que vous êtes blessée, mais votre brillante intelligence ne saisit pas bien la situation. On ne va pas lui courir après : on va l’attendre. Vous avez la corde ?

Lisa la ramassa sur un banc voisin puis, sans relever le propos, ferma la porte de la cuisine et conduisit les deux hommes à travers la maison obscure jusqu’au grand porche d’entrée dans les ombres duquel il fut facile de se dissimuler :

– C’est curieux, cette manie ambulatoire chez un homme de cet âge ? remarqua Vidal-Pellicorne. Surtout quand il ne fait guère un temps à rêver aux étoiles !

– Non, c’est commode ! fit Aldo entre ses dents. Un bon moyen de prendre langue avec ses complices... mais chut ! Il me semble que je l’entends...

Un pas tranquille se rapprochait, souligné par le crissement du gravier. Le point rouge d’un cigare brilla avant de décrire une courbe gracieuse quand le fumeur jeta son mégot. En même temps le pas s’accélérait et bientôt la silhouette du promeneur se découpa sur la nuit à l’entrée du porche. C’est là qu’Aldo l’attendait : son poing partit comme une catapulte. Atteint à la pointe du menton, Golozieny s’écroula sans dire « ouf »...

– Joli coup ! apprécia Adalbert. Et maintenant, on le ficelle et on l’emporte...

– N’oubliez pas de le bâillonner ! conseilla Lisa en présentant un mouchoir roulé en boule et un foulard...

Morosini rit doucement tout en s’activant :

– Vous progressez sur le chemin du crime, ma chère Lisa ! Si vous voulez bien nous guider à présent ?

Elle reprit la lanterne qu’elle s’était bien gardée d’oublier mais ne l’ouvrit pas :

– Par ici ! Je vous préviens : c’est assez loin et je n’ai pas de brancard à vous offrir...

– On le portera à tour de rôle, dit Aldo en chargeant le grand corps inerte sur son épaule dans la meilleure tradition des pompiers.

Il fallut dix bonnes minutes en se relayant pour atteindre, au fond du parc, un petit groupe de bâtiments bas, abrités sous de grands arbres, et que l’on ne pouvait apercevoir de la maison à cause des buissons disposés devant. Lisa ouvrit une porte, libéra la lumière de sa lanterne et pénétra dans une assez vaste resserre, meublée d’outils de jardinage aussi nombreux que divers, et admirablement rangés. Elle posa la lanterne sur un établi. Pendant ce temps, Morosini déchargeait Adalbert du fardeau qu’il avait pris à mi-chemin et l’étalait sans excessives précautions sur le sol en terre battue. Le comte émit un gémissement. Il avait repris conscience et roulait, au-dessus du bâillon, des yeux brûlants de colère.

Aldo s’accroupit auprès de lui et lui mit sous le nez le revolver qu’il venait de prendre dans sa poche :

– Comme nous avons quelques questions à vous poser, nous allons vous rendre votre voix mais je vous préviens que, si vous criez, j’aurai le regret de me montrer fort désagréable !

– De toute façon, fit Lisa, personne ne vous entendrait, « cher » Alexandre. Aussi ne saurais-je trop vous conseiller de répondre à ces messieurs aussi calmement que possible. C’est le moment où jamais de montrer vos talents de diplomate... Alors, nous sommes bien d’accord ? Pas de cris ?

Le prisonnier fit « non » de la tête.

Aussitôt, Adalbert s’agenouilla à son tour, dénoua le foulard et libéra la bouche du comte, tandis qu’Aldo contemplait non sans surprise ce nouvel avatar de son ancienne collaboratrice : Lisa semblait se glisser avec aisance dans la peau d’une justicière froide, déterminée et, peut-être, implacable.

Ce fut aussi le sentiment de Golozieny, car non seulement il ne cria pas mais tout ce qu’il réussit à articuler, ce fut :