– Fiez-vous à moi ! Je veillerai.

Le ton, pompeux à souhait, répondait à ce qui était plus un ordre et un avertissement qu’un conseil.

– Revenez ce soir, s’il vous plaît ? pria la vieille dame avec un élan soudain qui traduisait peut-être son angoisse. Nous aurons des nouvelles et vous partagerez notre dîner ?

Les deux hommes acceptèrent, prirent congé et regagnèrent leur véhicule sans échanger un mot. Ce fut seulement quand ils se furent éloignés qu’Adalbert lâcha la bride à ses impressions :

– Quel foutu hypocrite ! Je mettrais ma main au feu et ma tête à couper que ce bonhomme trempe jusqu’au cou dans le complot contre cette malheureuse Elsa !

– Tu peux y aller sans crainte ! Ni l’une ni l’autre ne craignent rien.

– Est-ce bien prudent de laisser « Grand-mère » seule avec lui ?

– Tenter quoi que ce soit contre elle serait se démasquer. Je ne crois pas qu’il soit fou...

– Alors que vient-il faire ? Elle est un peu subite, cette envie de chasser qui l’a amené à Rudolfskrone ?

– Tout à fait adéquate, au contraire ! Ses entrées fibres dans la place représentent une garantie idéale pour ses complices : il est venu voir comment les choses se passaient chez la comtesse, contrôler ses réactions et peut-être glisser ici ou là un conseil... judicieux.

– Comment une femme aussi intelligente peut-elle lui faire confiance ? Il a l’air franc comme une pièce fausse !

– C’est son cousin. Elle n’imagine pas un instant qu’il puisse la trahir. L’ennui, c’est que son entrée en scène nous a empêchés de nous confesser et de la mettre en garde... En attendant, conduis-moi donc à la gare !

– Qu’est-ce que tu veux y faire ? Tu n’as pas l’intention de dormir un peu ?

– Je dormirai dans le train. Je veux aller à Salzbourg afin d’y louer une voiture moins voyante que la tienne et, si possible, moins bruyante. Ce n’est pas une automobile, c’est un placard publicitaire... et nous avons besoin de passer un peu inaperçus !

– Alors, oublie tes goûts princiers et ne reviens pas avec une Rolls ! grogna Adalbert atteint dans son amour pour sa petite bombe rouge.

Aldo revint dans l’après-midi avec une Fiat en robe grise discrète comme une sœur des pauvres. Elle était solide, maniable et peu bruyante, mais Morosini avait été contraint de l’acheter. On ne trouvait à louer, dans la cité de Mozart, que de grosses voitures généralement assorties d’un chauffeur.

Satisfait de son achat, il se contenta de la garer sous les arbres bordant la Traun, à faible distance de l’hôtel, puis s’accorda deux bonnes heures de sommeil avant de songer à sa toilette pour aller dîner à Rudolfskrone. Adalbert était sorti.

Aldo venait de prendre une douche quand l’archéologue fit irruption dans sa salle de bains sans même prendre la peine de frapper. Il avait l’œil vif, le teint animé et ses mèches blondes plus en bataille que jamais.

– J’ai eu des nouvelles, clama-t-il, et pas des moindres ! D’abord, la fameuse villa est habitée : les volets sont ouverts et les cheminées fument... A propos de fumée, tu n’aurais pas une cigarette ? Mon paquet est vide...

– Il y en a sur le secrétaire, fit Aldo qui avait eu tout juste le temps de ceindre ses reins d’un drap de bain. C’est une nouvelle, en effet, mais tu dois en avoir une autre dans ta manche ? Tu as dit : « d’abord ».

– Et celle-là c’est la meilleure, crois-moi ! Pendant que j’errais aux environs de cette maison du pas fatigué du vieux curiste qui s’embête, une voiture s’est arrêtée devant la grille qui s’est ouverte presque aussitôt mais pas assez vite pour m’empêcher de reconnaître l’occupant. Tu ne devineras jamais qui c’était !

– Je ne cherche même pas, fit Aldo en riant. Je ne veux pas te couper tes effets, ajouta-t-il en approchant un rasoir de son visage enduit de savon.

– Pose cet outil, conseilla Adalbert, sinon c’est toi qui vas te couper ! L’homme de la voiture, c’était le comte Solmanski.

Sidéré, Morosini contempla tour à tour la lame acérée et la mine gourmande de son ami :

– Qu’est-ce que tu viens de dire ?

– Oh, tu as parfaitement entendu, même si j’admets volontiers que ce soit difficile à croire, mais le doute n’est pas possible : c’était bien notre cher Solmanski, l’affectueux beau-père de ce pauvre Eric Ferrals et le tien éventuellement. Tout y était : l’air empaillé, le profil romain et le monocle. A moins qu’il n’ait un sosie parfait, c’est bien lui.

– Je le croyais en Amérique.

– Il faut croire qu’il n’y est plus. Quant à ce qu’il fait ici...

– Pas difficile à deviner ? fit Morosini qui, remis de sa surprise, s’apprêtait à reprendre son rasage. Il est sûrement pour quelque chose dans le drame d’hier. J’étais à peu près certain que cette Hulenberg était à la base du double meurtre mais maintenant j’en mettrais ma main au feu. La présence de Solmanski chez elle est une signature. Nous savons tous les deux de quoi il est capable...

– ... surtout quand il est question des pierres du pectoral. Comment a-t-il pu apprendre que l’opale était là ?

– Simon Aronov l’a bien su. Pourquoi pas son ennemi intime ? N’oublie pas que Solmanski croit posséder le saphir et le diamant, parce que je suis convaincu qu’il est l’auteur du vol à la Tour de Londres.

– Moi aussi et, à ce propos, je sens poindre une idée...

Assis sur le bord de la baignoire, le nez en l’air et

la bouche arrondie, Adalbert se mit à suivre d’un air rêveur les ronds de fumée issus de sa cigarette. Aldo en profita pour se raser, puis se tourna vers son ami :

– Dix contre un que je la connais, ton idée !

– Oh !

– Tu ne songerais pas à conseiller au cher superintendant Warren une cure tardive aux eaux bienfaisantes de Bad Ischl ?

– Si, admit l’archéologue. Le malheur, c’est que je ne vois pas du tout comment il pourrait nous être utile. Ici, il ne disposerait d’aucun pouvoir...

– Je le crois très capable de s’en procurer. Après tout, il est à la recherche d’un voleur international et, dès l’instant qu’il s’agit des joyaux de la Couronne, il doit être prêt à toutes les acrobaties... à condition, bien sûr, qu’il ait un début de preuve... Conclusion : écris-lui ! De toute façon, ça ne peut pas faire de mal... Sur ce, laisse-moi finir de me préparer et va en faire autant !

Une heure plus tard, abritant leurs smokings sous le confortable loden régional, les deux hommes reprenaient l’Amilcar à laquelle Mme von Adlerstein était habituée et remontaient à Rudolfskrone. Une surprise les y attendait : Lisa avait été rapatriée dans la journée. Sur l’ordre de sa grand-mère qui ne supportait pas l’idée de la savoir blessée loin d’elle, la grosse limousine noire qu’Aldo avait vue, certaine nuit d’octobre, sortir du palais Adlerstein, était allée l’attendre au débarcadère, tandis que Josef et l’un des plus solides valets passaient le lac avec le vapeur et ramenaient la jeune fille, dûment emmaillotée et couverte des plus chaudes recommandations de Maria Brauner. Son état était satisfaisant et elle reposait dans sa chambre où les deux hommes furent invités à aller la saluer :

– Elle sera contente de vous voir, dit la comtesse. Elle vous a réclamés deux ou trois fois. Josef va vous conduire.

Les deux hommes craignaient un peu l’atmosphère d’une chambre de malade mais Lisa n’était pas fille à la leur infliger. En dépit du voyage éprouvant qu’elle avait subi dans la journée, elle les attendait sur une chaise longue, vêtue d’une ravissante robe d’intérieur en soie blanche pékinée d’azur. Elle était pâle, et, dans la discrète échancrure du vêtement, on pouvait voir un coin du pansement de son épaule mais son attitude, pleine d’une fierté proche du défi, n’était pas sans rappeler celle de sa grand-mère au jour où elle avait reçu les deux étrangers. Elle les accueillit d’un :

– Dieu soit loué, vous voilà ! Avez-vous appris du nouveau ?

– Un instant ! coupa Morosini. Ce n’est pas à vous de réclamer des nouvelles. Dites-nous d’abord comment vous allez ?

– A votre avis ? fit-elle avec un sourire espiègle qu’il ne lui connaissait pas.

– On ne dirait jamais, fit Adalbert, que l’on vous a extrait hier une balle de revolver. Vous ressemblez à une rose pâle !

– Eh bien, voilà un homme qui sait parler aux femmes ! soupira Lisa. Je n’en dirai pas autant de vous, prince !

– Aussi n’essaierai-je même pas. Nous n’avons guère cultivé le madrigal au temps de notre collaboration. C’est entièrement de votre faute, d’ailleurs.

– Ne revenons pas là-dessus et passons à ce drame qui nous occupe. J’ai déjà demandé des nouvelles. En avez-vous ?

– Oui, mais je crains que vous ne les accueilliez aussi mal que le ferait votre grand-mère au cas où l’idée nous viendrait de les lui confier.

– Vous lui avez caché quelque chose ?

– Je ne vois pas comment nous aurions pu faire autrement, dit Adalbert. Vous nous voyez lui conter sur le ton de la conversation de salon que, durant près de deux heures, nous avons épié, à plat ventre sur la loggia de cette maison, l’entretien secret qu’elle avait avec un certain Alexandre...

– Golozieny ? Le cousin ? Et en quoi cela vous intéressait-il ?

– Nous allons y venir, reprit Aldo, mais avant d’aller plus loin nous aimerions savoir ce que vous pensez de lui, quels sont vos sentiments à son égard ?

Pour mieux réfléchir sans doute, Lisa leva vers le plafond ses grands yeux sombres et soupira :

– Rien ! Ou pas grand-chose ! Il est l’un de ces diplomates toujours à court d’argent mais tirés à quatre épingles, sachant baiser avec âme les métacarpes patriciens mais incapable d’atteindre les sommets de sa carrière. Des gens dans son genre, il y en a toujours deux ou trois qui traînent dans les chancelleries et les milieux gouvernementaux. L’argent l’intéresse beaucoup...