Le résultat fut des plus rapides. Le valet revint, dit un mot à l’oreille de Josef qui s’ébranla aussitôt :

– Si ces messieurs veulent bien me suivre... La comtesse les reçut dans la robe de chambre qu’elle avait dû passer en sortant de son lit mais sans perdre un pouce de sa dignité. Même si son visage pâle et tiré criait l’angoisse, même si sa main tremblait sur la canne où elle s’appuyait, elle n’en était pas moins debout et la tête haute, cette tête dont elle avait pris le temps de faire brosser et ramasser la chevelure blanche en un chignon lâche. H y avait quelque chose de royal dans cette vieille femme, et les deux hommes, plus impressionnés peut-être que la première fois, exécutèrent pour elle, avec un ensemble parfait, le même salut profond mais elle était bien au-delà des politesses de l’entrée :

– Qu’est-il arrivé à Lisa ? Je veux savoir !

– Elle a reçu cette nuit une balle dans l’épaule, mais rassurez-vous, elle a été soignée et à cette heure, elle repose au Seeauer sous la garde de Maria Brauner, dit Aldo. Malheureusement, nous avons d’autres nouvelles, beaucoup plus dramatiques, comtesse : Mlle Hulenberg a été enlevée, sa maison mise au pillage et l’on a tué ses serviteurs.

Le soulagement apparu sur le visage de la vieille dame fit place à une véritable peine :

– Mathias ? Marietta ? ... Morts ? Mais comment ?

– Lui a reçu une hache en plein front, elle un coup de revolver. Les assassins sont entrés par surprise. Ils ont abattu ceux qui se dressaient devant eux avant de se mettre à fouiller partout. Lisa était à l’étage : elle aidait son amie à se mettre au lit. Elle a pris une arme, est descendue. C’est dans l’escalier qu’elle a été frappée... Et nous, nous avons fait diligence afin que vous n’appreniez pas ce drame par les gendarmes ou la police...

– N’auriez-vous pas mieux fait de rester auprès de ma petite-fille ? Qui vous dit qu’elle n’est pas encore en danger ?

– Là où elle est, je pense qu’il faudrait passer sur le village entier pour l’atteindre. C’est elle qui a insisté pour que nous allions vers vous. Voyez-vous, elle craint que les ravisseurs ne s’en prennent à vous quand ils s’apercevront que leur otage ignore ce qu’ils veulent savoir. Alors elle nous a envoyés...

– Et, pour aller plus vite, nous sommes venus à pied, précisa Adalbert qui trouvait qu’on les recevait bien mal et aurait aimé s’asseoir. J’avais laissé ma voiture à l’hôtel et nous avions gagné Hallstatt par le train d’abord et le bateau ensuite, comme tout un chacun.

L’ombre d’un sourire flotta un instant sur les lèvres décolorées de la vieille dame :

– Je vous prie de m’excuser. Vous devez être très las. Prenez place, s’il vous plaît ! dit-elle en allant s’asseoir sur sa chaise longue. Désirez-vous un peu de café ?

– Non, merci, comtesse. Le siège suffira, bien que nous ne souhaitions pas vous importuner trop longtemps...

– Vous ne m’importunez pas. D’ailleurs, je crois que nous devrions parler un peu plus sérieusement que la dernière fois.

– Il m’est apparu que vous étiez pourtant très sérieuse ?

– Sans doute et je croyais vous avoir fait comprendre qu’il était inutile d’aborder certains sujets ? Je pensais même vous avoir incités à ne pas séjourner plus longtemps ici ? Comment se fait-il que vous vous soyez trouvés à Hallstatt cette nuit ?

– Nous y étions depuis quelques jours, dit Vidal-

Pellicorne. Je désirais depuis longtemps visiter les vestiges d’une très ancienne civilisation. Ce petit voyage m’a permis de rencontrer un confrère éminent, le professeur Schlumpf avec qui j’ai eu de passionnants entretiens... Mon ami Morosini a souhaité m’accompagner...

– Vraiment ? Vous me voyez surprise, prince, que vos affaires, dont je connais l’importance, ne vous aient pas déjà réclamé à Venise ?

– Mais je suis en affaire, madame, et vous le savez fort bien. De même que vous n’ignorez pas que Mlle Kledermann, sous le nom d’emprunt de Mina Van Zelden, a bien voulu se charger de mon secrétariat pendant deux ans.

– C’est elle qui vous a dit que je savais ?

– Qui d’autre l’aurait pu ?

– Vous a-t-elle dit aussi que je ne vous aime guère ? fit-elle avec une brutale franchise.

– Croyez que je le regrette. Est-ce parce que je ne suis pas tombé sous le charme de « Mina » ? Vous auriez dû la voir ! Son père lui-même lorsqu’il s’est trouvé en face d’elle à Londres a piqué une crise de fou rire.

– C’est cela que j’aurais aimé voir ! Mon gendre, la gravité même, se laissant aller à l’hilarité, cela aurait mérité le voyage mais nous laisserons pour le moment mes sentiments de côté. Jouons cartes sur table ! Vous n’avez pas perdu l’espoir de vous emparer de l’aigle à l’opale, n’est-ce pas ?

– L’aigle ne m’intéresse pas et pas davantage sa valeur marchande encore que je sois prêt à la payer un prix royal. C’est l’opale que je veux parce qu’elle représente trop pour trop de gens. Cela dit, il est vrai que je n’abandonne jamais quand je crois avoir raison...

Il y eut un silence que la comtesse employa à examiner avec une attention presque gênante l’homme qui lui faisait face, et Morosini eût sans doute été fort surpris s’il avait pu lire ses pensées. Elle le trouvait séduisant, avec ce visage sauvé de la fade perfection par l’arrogance du profil et l’ironie nonchalante de la bouche, avec ce regard étincelant dont l’acier bleu savait atteindre une nuance plus tendre ou se teinter d’un vert inquiétant. Elle pensait que, plus jeune, elle l’eût sans doute aimé et s’étonnait que Lisa ait résisté à ce charme au point d’avoir abdiqué pendant deux ans toute la grâce de sa féminité. Celle-ci avait agi comme un entomologiste qui souhaite observer en toute quiétude un insecte rare. Quel curieux comportement !

– Soit ! soupira-t-elle enfin. Me direz-vous à présent comment vous avez retrouvé ma petite-fille ? Le pur hasard, peut-être ? Le merveilleux hasard de l’archéologie ? ... N’est-ce pas un peu trop facile ?

Morosini échangea un coup d’œil avec Vidal-Pellicorne. Le moment difficile était venu.

– Un peu, en effet, dit-il avec un grand calme. Pourtant, le hasard n’est pas complètement étranger. A notre hôtel, nous avons lié connaissance avec M. von Apfelgrüne qui s’est enthousiasmé en apprenant la profession de mon ami. Il a tenu à l’accompagner à Hallstatt pour une première visite, tandis que j’errais, moi, dans le parc de la Villa impériale à la recherche de ses fantômes. Il vantait – avec raison d’ailleurs ! – ce site assez exceptionnel, ajoutant qu’il était le berceau des Adlerstein...

– Aussi, enchaîna Adalbert, ai-je été à peine surpris d’y apercevoir votre majordome. De là à penser qu’une dame à laquelle vous accordez amitié et protection pourrait n’en être pas éloignée, il n’y avait qu’un pas et nous l’avons franchi.

– Friedrich a toujours été trop bavard ! dit la vieille dame en s’adoucissant un peu. Cependant...

La phrase resta en suspens. La porte venait de s’ouvrir, livrant passage à un homme en tenue de chasse qui entra avec toute l’aisance d’un intime :

– On me dit que vous êtes déjà levée, ma chère Valérie. Aussi ai-je tenu à vous embrasser avant d’aller courir sus au gibier... mais peut-être suis-je indiscret ? fit le comte Golozieny en considérant les visiteurs avec curiosité.

– Nullement, mon cher Alexandre. J’allais vous faire chercher. Un drame s’est produit chez Elsa : il y a deux morts sans compter une blessure de Lisa, ma petite-fille, et l’enlèvement de notre amie. Mais que d’abord je vous présente ces messieurs qui m’apportent cette affreuse nouvelle !

Golozieny l’arrêta du geste, tandis que son regard pâle scrutait les deux hommes, avec une visible méfiance :

– Un instant ! Comment se fait-il que ces messieurs aient pu se trouver sur le théâtre du drame ? Connaissaient-ils donc ce secret que vous n’avez jamais voulu me confier ?

Sa mine disait assez qu’il était vexé, mais la comtesse n’eut pas l’air de s’en soucier outre mesure :

– Ne soyez pas ridicule ! Seul le hasard leur a permis d’être sur place ! M. Vidal-Pellicorne est un archéologue fort intéressé par notre époque hallstattienne. Il effectuait un séjour là-bas en compagnie de son ami, le prince Morosini, que voici. J’ajoute que tous deux sont des amis de Lisa et que, depuis quelques jours, ma petite-fille était venue rejoindre Elsa qu’elle aime beaucoup et... qui avait besoin d’aide.

– C’est donc à Hallstatt qu’elle habite ? ...

– Nous en parlerons plus tard si vous le voulez bien ! Messieurs, je vous présente mon cousin, le comte Golozieny, attaché au département des Affaires étrangères.

On échangea saluts et poignées de main, ce qui n’augmenta pas la sympathie mutuelle : le cousin offrait une main molle, chose dont Aldo comme Adalbert avaient une sainte horreur. Ils se contentèrent de presser des doigts inertes. Quant au regard du diplomate, il était plus aigu et plus froid que jamais : la découverte, dans l’entourage de sa cousine, de deux étrangers remplis d’énergie et plutôt séduisants ne lui causait aucun plaisir. Comme c’était tout à fait réciproque, Aldo choisit de prendre congé :

– Les autorités ne vont pas tarder à se manifester, dit-il en se tournant vers son hôtesse. Je pense qu’il vaut mieux vous laisser les recevoir en famille. Nous sommes au Kurhotel Elisabeth, si vous aviez besoin de nous.

– Ce n’est pas moi qui vous chasse, j’espère ? dit le comte avec une onctuosité quasi épiscopale.

– En aucune façon, mentit Morosini. Nous avons à faire et puis nous souhaitons aussi prendre un peu de repos puisque, grâce à votre présence, comte, nous pouvons espérer que Mme von Adlerstein ne coure plus aucun danger. Ce qui n’était pas le cas jusque-là. Veillez bien sur elle !