– Celle-là n’est peut-être pas pire que les autres. Les opales n’ont pas très bonne réputation en général !

– Et c’est le roi des experts qui énonce une pareille ânerie ! soupira Adalbert, levant les yeux au ciel. Tout ça parce que, dans un roman de Walter Scott, l’héroïne ne retrouve la paix qu’en jetant son opale à la mer ! Mais n’oublie pas, mon bon, qu’en Orient, on l’appelle « l’ancre d’espérance », que Pline en faisait grand éloge et que la reine Victoria en a décoré chacune de ses filles au moment de leurs fiançailles. Alors pas toi, tout de même !

– Non. Tu as raison, je n’y crois pas. Eh bien, disons que tu as gagné : je partirai par le bateau du matin et j’irai voir Elmer de Nagy à Budapest. De toute façon, nous n’avons guère le choix des armes et c’est le seul espoir qui nous reste ! Mais je te souhaite bien du plaisir avec Mlle Kledermann : si tu oses seulement lui parler de l’aigle, elle va te sauter à la gorge.

Adalbert nota au passage que Lisa était redevenue Mlle Kledermann et en conclut toutes sortes de choses mais se garda bien d’exprimer ses pensées. D’autant que l’idée d’une conversation, même houleuse, avec une jeune fille qu’il trouvait exquise n’était pas pour lui déplaire.

– J’en accepte le risque, fit-il avec suavité. A présent, allons faire un brin de toilette avant de descendre dîner. Maria m’a promis des Strudel aux pommes, aux raisins secs et à la crème après un civet de lièvre à la gelée d’airelles !

– Quel goinfre ! grogna Morosini. Quand je reviendrai, tu auras doublé de volume et j’en serai enchanté !

S’il tenait pour bonne l’idée d’Adalbert, il détestait devoir s’éloigner de Hallstatt. Son sixième sens, celui du danger imminent, lui soufflait qu’il avait tort de s’en aller, qu’il allait se passer quelque chose d’irréparable, peut-être parce qu’il avait tellement envie de se sentir nécessaire ! Pure vanité sans doute ! ... Protégées par l’imposant Mathias, Marietta et même tout le village, Lisa et Elsa ne devaient pas craindre grand-chose !

Cependant, tandis qu’après le dîner – excellent et auquel il fit grand honneur – Aldo s’attardait à fumer sur son balcon en écoutant clapoter l’eau du lac, l’appréhension grandissait en lui. D’où il se trouvait, la maison des deux femmes était complètement invisible, même par temps clair et, ce soir, une brume s’élevait à travers laquelle il était impossible de distinguer la moindre lumière sur la rive d’en face.

Soudain, il entendit deux coups de feu, lointains, qui lui parurent perdus dans la montagne. Aussi n’y attacha-t-il pas autrement d’importance : dans ce pays de chasse et même de braconnage, ce n’était pas un événement ! Mais presque aussitôt, son esprit lui souffla que chasser par temps de brouillard n’était pas très prudent...

Songeant qu’après tout ce n’était pas son affaire, il alluma une dernière cigarette avant d’aller préparer sa valise pour être à temps au bateau du matin, et la fuma avec délices. Il venait de l’envoyer s’éteindre dans l’eau quand des cris perçants se firent entendre vers le bout du village, des cris qui se rapprochaient, entraînant à leur suite une rumeur annonçant que la bourgade se réveillait. Sûr, dès lors, qu’il se passait quelque chose d’anormal, Morosini quitta sa chambre en courant, se heurta à Adalbert puis dégringola l’escalier avec lui. Le bruit d’émeute grandit pour éclater dans la salle d’auberge où Georg était en train de ranger ses chopes.

Les cris d’agonie, c’était une femme frappée d’épouvante qui les poussait mais, parvenue devant le comptoir, elle parut se vider d’un seul coup de toute sa force et glissa à terre sans connaissance. Aussitôt, Brauner s’agenouilla près d’elle, vite rejoint par sa femme. Aux portes, on se pressait. Le village était sur pied à présent et accourait, bourgmestre en tête.

Tandis que Maria administrait quelques claques sur les joues blanches de la femme évanouie, Georg lui préparait un verre de schnaps qu’il entreprit de lui faire avaler. La double thérapeutique s’avéra satisfaisante : au bout d’une poignée de secondes, la femme ouvrait les yeux puis explosait en une toux convulsive qui aboutit à des sanglots. Peu porté à la patience, Brauner se mit à la secouer :

– Allons, Ulrique, ça suffit ! Dis-nous ce qui se passe. Tu nous arrives dessus comme une tornade puis tu t’évanouis et là-dessus tu pleures sans rien dire.

– La... la maison Schober ! ... Je ne dormais pas et j’ai entendu tirer. Alors, je me suis levée, habillée et... et j’ai été voir. La lumière était allumée et la porte ouverte... Je suis entrée... j’ai... j’ai vu ! C’est affreux ! ... Il... il y a trois morts !

Et de pleurer de plus belle ! Pris d’un horrible pressentiment, Morosini demanda :

– La maison Schober, c’est laquelle ?

– C’est une maison qui m’appartient et que je loue, répondit le bourgmestre. Il faut y aller voir !

Mais déjà Morosini et Vidal-Pellicorne se ruaient hors de l’auberge, se frayant un passage brutal à travers la petite foule qui s’était amassée à l’entrée, et fonçaient aussi vite que le permettait le dessin capricieux du chemin, mais ils n’étaient pas les seuls, bien entendu, à vouloir se rendre compte. Aussi, quand ils arrivèrent à la maison du lac, ils trouvèrent une douzaine de personnes réunies près de la porte grande ouverte. Tous semblaient terrifiés et le cœur d’Aldo, envahi par une terrible angoisse, manqua plusieurs battements :

– Lisa ! cria-t-il en s’élançant pour entrer, mais un bûcheron lui barra le passage :

– Entrez pas ! C’est plein de sang, là-dedans ! Il faut attendre les autorités...

– Je veux savoir s’il y a encore une chance de la sauver ! gronda-t-il prêt à frapper. Laissez-moi entrer !

– Et moi, je vous dis qu’il vaut mieux pas !

Sans un mot, Aldo et Adalbert s’emparèrent chacun d’un bras de l’homme et le jetèrent de côté comme s’il ne pesait rien. Puis entrèrent.

Le spectacle qu’ils découvrirent était affreux. Dans la grande pièce qui faisait suite à la petite entrée qu’Aldo connaissait déjà, Mathias, le crâne fendu d’un coup de hache, gisait dans une mare de sang. Sa femme Marietta était étendue un peu plus loin, atteinte d’une balle en plein cœur. Avec horreur, Morosini se souvint des coups de feu entendus tout à l’heure : il y en avait eu deux.

– Lisa ! Où est Lisa ? La femme a parlé de trois morts !

– Elle doit avoir une bonne vue !

La pièce, qui était une sorte de grand salon, semblait en effet avoir subi un ouragan. Les assassins avaient fouillé partout en bouleversant meubles, livres, bibelots, tapisseries. Finalement, Aldo découvrit le corps de la jeune fille : atteint d’une balle, il gisait sur les marches de l’escalier de bois menant à l’étage. Avec un soupir de soulagement, il constata qu’elle vivait encore :

– Dieu soit loué ! Elle respire ! ...

Il l’enleva dans ses bras, chercha où la poser, découvrit enfin une chaise longue disparaissant à moitié sous des tiroirs et des débris. Adalbert l’avait vue aussi et déblaya rapidement :

– Je vais voir si je trouve là-haut de quoi faire un pansement de fortune, dit celui-ci en se jetant dans i escalier. Elle saigne beaucoup...

– Il faudrait un médecin... des soins ! gémit Morosini dont le regard cherchait de l’aide et rencontra celui du bourgmestre :

– Le médecin va venir, fît-il. Je l’ai envoyé chercher... Mais pourquoi n’avez-vous pas dit que vous connaissiez Mlle Kledermann ? Nous sommes tous des amis de Mme la comtesse von Adlerstein, sa grand-mère, dont la famille est originaire d’ici...

– Hier encore, je ne savais pas qu’elle était ici et

si je ne l’avais pas rencontrée... par hasard cet après-midi, je l’ignorerais toujours...

– Est-ce qu’elle craignait un danger quelconque ?

– Pas que je sache ! ...

Avec sa magnifique paire de moustaches d’un roux blanchâtre et sa figure massive, enluminée mais débonnaire, le bourgmestre avait l’air d’un e homme, pourtant Aldo jugea prudent de ne en dire plus et choisit de prendre l’initiative des questions, ce qui était la meilleure façon de les éviter.

– Avez-vous une idée de qui a pu commettre un pareil crime ? Tout ce sang... ce massacre ?

– Non. Pauvre Mathias et pauvre Marietta ! De si braves gens ! Des réfugiés hongrois dont Mme la comtesse s’est occupée mais, ce qui m’intrigue, c’est qu’ils vivaient ici avec leur fille... une pauvre déséquilibrée qui ne se montrait jamais et se prenait pour une princesse. Or il n’y a que trois corps...

– Elle aurait disparu ? Elle se cache peut-être ? Quand les assassins ont fait irruption, elle a dû être terrifiée ? ...

– En tout cas, il n’y a personne là-haut ! dit Adalbert qui revenait avec de l’alcool, du coton hydrophile et des pansements. S’il y avait eu quelqu’un je l’aurais vu.

Ni lui ni Aldo n’eurent le temps de donner à Lisa les premiers soins, le médecin arrivait. Dans son accoutrement montagnard, il ressemblait assez à Guillaume Tell. En un rien de temps, il eut examiné la blessure, effectué un bandage sommaire mais efficace pour arrêter le sang et déclaré qu’il fallait emmener Lisa chez lui afin qu’il puisse extraire la balle...

– Chez vous ? reprit Morosini inquiet. Vous avez une clinique ?

L’autre le considéra d’un œil sans tendresse :

– Si je dis qu’on l’emmène chez moi, c’est que j’ai ce qu’il faut pour opérer. Je soigne tout un district de montagnes plus les ouvriers des mines. Les accidents ne sont pas rares... Bon ! On va essayer de la ranimer !

– Comment   se   fait-il   qu’elle   soit   encore inconsciente ? dit Adalbert alarmé lui aussi par la longueur de l’évanouissement. C’est une jeune fille solide, sportive...

– ... mais elle a derrière la tête une bosse grosse comme un œuf de poule ! Elle a dû s’assommer en tombant dans l’escalier !