– C’est un peu long... et délicat à vous expliquer. Ne me permettrez-vous pas d’entrer un moment ?

– Certainement pas ! A un autre que vous, j’eusse envoyé Mathias et les chiens, mais je reconnais volontiers que nous avons à parler vous et moi.

– Eh bien ? ...

– C’est impossible ici mais, si vous êtes d’accord, retrouvez-moi demain à deux heures à la Pfarkirche. Nous y serons tranquilles pour régler une question qui devient singulièrement irritante. Mais venez seul. N’amenez pas ce cher Adalbert !

– Comment savez-vous qu’il est là ?

Un sourire fugitif fit briller des dents qu’Aldo n’avait jamais connues aussi blanches au temps de l’ineffable Mina Van Zelden :

– Comme s’il pouvait passer inaperçu, celui-là ? J’en sais beaucoup plus sur vous deux que vous sur moi. À présent, partez et dépêchez-vous de rentrer au Seeauer ! Demain je vous en dirai assez pour vous convaincre de nous laisser tranquilles, les miens et moi !

– Je n’ai jamais songé à vous importuner ! protesta Morosini. J’ignorais tout de votre présence ici, et…

– Demain ! coupa Lisa péremptoire. Nous parlerons demain. À présent, je vous souhaite une bonne nuit, prince !

Il recula, à regret, jusqu’à se retrouver sous l’auvent. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais devant le regard impérieux qui s’attachait au sien, il renonça, tourna les talons et soupira :

– Comme vous voudrez ! À demain donc !

Il n’avait vu de la maison qu’une petite pièce if entrée, blanchie à la chaux, simplement meublée d’un coffre de bois enluminé, de deux chaises au dossier sculpté et d’un tableau naïf représentant une scène de village, mais la rencontre inattendue de Lisa effaçait toute trace de déception même si, quand il l’avait découverte derrière le vantail de chêne, sa lampe allumée à la main, elle avait quelque chose de l’Ange exterminateur placé par Dieu à la porte du Paradis afin d’en interdire l’entrée au pécheur, repentant ou non. Et ce fut d’un pas assez allègre qu’il reprit le chemin de son auberge. Encore quelques heures et certains voiles allaient se déchirer. Peut-être pas tous car il connaissait le caractère déterminé de son ex-secrétaire mais, avec elle, il était à peu près sûr de faire jeu égal.

Une pensée réconfortante qui lui rendit sa belle humeur et, en découvrant Adalbert, assis devant le grand poêle en faïence verte de la salle, lui tendant ses mains et ses pieds, un verre fumant posé sur un coin de table à côté de lui, il lui offrit un sourire épanoui :

– Alors, mon bon ? La journée fut agréable ? Adalbert tourna vers lui un regard désenchanté :

– Accablante ! Ereintante ! Ce sacré bonhomme a des jarrets d’acier et grimpe comme une chèvre. Il m’a tué.

– Vraiment ? Ce n’est pas plus solide que ça, un archéologue ?

– Je suis égyptologue ! Donc un homme de terrain plat. En Egypte, les pharaons fabriquaient eux-mêmes leurs montagnes. Et dire qu’il veut recommencer demain ! J’ai bien envie de lui dire que nous devons retourner à Ischl...

– Tu dis ce que tu veux mais, de toute façon, tu as quartier libre. Moi, j’ai un rendez-vous à l’église.

– Tu vas te marier ?

Pour être inattendue, la question ne manquait pas de sel :

– Ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée, fit-il en souriant à une image que lui seul voyait. Allons ! Ne fais pas cette tête-là ! Prends ton verre et viens avec moi : je vais tout te raconter !



CHAPITRE 7 HISTOIRE D’ELSA


En grimpant l’escalier couvert menant à l’église, vingt bonnes minutes avant l’heure du rendez-vous, Morosini se demandait quelle fatalité le condamnait, lui prince chrétien mais d’une piété toute relative, à fréquenter les sanctuaires catholiques dès l’instant où il s’agissait de rencontrer une femme, et cela depuis qu’il courait l’Europe à la poursuite de joyaux évadés d’un trésor juif. D’autres auraient eu droit à des rendez-vous dans un parc, un café, un quai de fleuve voire un petit salon intime, et il ne put s’empêcher d’évoquer, avec un rien de nostalgie, le moment passé en compagnie d’Anielka dans la grande serre du Jardin d’Acclimatation à Paris. C’était le temps où il était fou d’elle et prêt à n’importe quelle excentricité pour la conquérir, et maintenant, après s’être déchargé d’elle comme d’un paquet encombrant entre les mains d’Anna-Maria Moretti, il s’était hâté de fuir vers l’Autriche où l’attendaient une affaire sans doute attachante mais d’autant plus difficile à démêler... et un rendez-vous avec une jolie fille dans la maison d’un Dieu qui ne considérait peut-être pas son entreprise d’un œil bénin !

Sous sa main, la porte eut un grincement que le vide intérieur amplifia. Tout de suite, son œil accrocha la magnificence d’un grand triptyque du XVe siècle, doré et sculpté à miracle, qui dominait l’autel. Il le contempla avec plaisir mais sans surprise : la splendeur foisonnante des églises autrichiennes lui était familière. Une lampe rouge allumée annonçait la « Présence » mais il n’avait pas envie de prier. Il s’assit sur un banc pour mieux admirer. Le temps passait toujours très vite en face d’une belle œuvre...

Le grincement du portail le releva pour l’envoyer au-devant de celle qui arrivait cachée dans une mante noire à capuchon d’où ne sortaient que ses chevilles en bas blancs et ses pieds chaussés de sou-fiers à boucles. Ainsi vêtue, Lisa était accordée au décor ancien de l’église.

Arrivée près d’Aldo, elle s’agenouilla pour une rapide prière puis fit signe à son compagnon de venir s’asseoir à ses côtés. Sa mine était grave, cependant Aldo ne put s’empêcher de sourire :

– Qui aurait prédit, au temps de votre période hollandaise, que nous aurions un jour des rendez-vous secrets dans une église comme il s’en donnait tant, jadis, à San Marco, la Salute ou San Giovanni e Paolo ?

– S’il vous plaît, ne me parlez pas de Venise ! Je ne veux pas y penser en ce moment. Quant à ce rendez-vous, soyez certain qu’il n’y en aura pas un second !

– Dommage ! Mais pourquoi ici et pas chez vous ou à l’auberge ?

– Parce que je ne tiens pas à divulguer le fait que nous nous connaissons. Cela posé, ne vous donnez pas la peine de me dire ce que vous cherchez à Hallstatt ! Je l’ai appris.

– C’est Mme von Adlerstein qui vous a renseignée, je suppose ?

– Bien sûr ! Dès qu’elle a su votre présence à Vienne, elle m’a prévenue.

– Pourquoi ? Je suis pour elle un illustre inconnu...

– Lourde erreur ! Elle en sait sur vous presque autant que moi... Voyez-vous, prince, je n’ai jamais rien caché à ma grand-mère. Depuis la mort de ma mère – autant dire depuis toujours ! – elle s’est occupée de moi pour que je ne devienne pas une sorte de marionnette élevée par des gouvernantes. Nous nous aimons et je lui raconte toujours tout...

– Même l’épisode Mina Van Zelden ?

– Surtout celui-là ! Elle a toujours su où me trouver quand mon père me croyait partie aux Indes pour étudier la sagesse bouddhique ou en Amérique centrale sur les traces de la civilisation maya...

Morosini eut une exclamation horrifiée :

– Ne me dites pas que vous êtes archéologue, vous aussi ? Un seul me suffit !

– Rassurez-vous, je n’ai que de légères teintures. A propos, il va bien, ce cher Adalbert ?

– Eh bien... du côté de l’humeur, ce n’est pas brillant ! Il est parti bouder sur les tombes de l’ancienne nécropole de Hallstatt en compagnie du professeur Schlumpf !

– On dirait que ça vous fait plaisir ? Pourquoi lui avoir parlé de moi ?

– Parce que ça me faisait plaisir de lui rabattre un peu ses grands airs. Depuis que vous avez couru les routes ensemble, il arbore des mines de propriétaire qui m’agacent un peu.

Cette fois, Lisa ne put s’empêcher de rire.

– Il est charmant et je l’aime bien. Ce petit voyage a été très amusant. Quant à vous, Excellenza, ce n’est pas parce que j’ai été votre secrétaire pendant deux ans que vous devez me considérer comme faisant partie de votre mobilier.

Il accepta la mise au point sans broncher. Peut-être parce que, dans l’encadrement ovale du capuchon noir, le visage de Lisa, avec ses taches de rousseur et sa couronne de nattes brillantes, offrait un spectacle propice à la bienveillance. – Bien ! soupira-t-il. Laissons-là Adalbert et revenons à votre grand-mère : J’ignore ce que vous avez pu lui raconter mais elle me déteste cette femme-là ?

– Pas vraiment ! Elle vous trouve même un certain charme, seulement elle se méfie de vous !

– Joli résultat ! Donc elle vous a rapporté la visite que je lui ai faite ?

– Naturellement. Mais maintenant, il faut m’expliquer la raison qui vous pousse à vouloir acheter à tout prix un bijou appartenant à quelqu’un qui nous est cher à toutes deux ? Vous l’auriez vue à l’Opéra dans la loge de Grand-mère et vous avez décidé soudain qu’il vous fallait cette opale-là et pas une autre ?

– Exact. Celle-là et pas une autre ! J’ai même voulu expliquer à Mme von Adlerstein pour quelle raison impérieuse, grave, il me fallait cette pierre mais elle n’a pas voulu m’entendre...

– Eh bien, fit Lisa en s’installant plus confortablement sur son banc et en croisant ses mains sur ses genoux, je suis là, moi, pour l’entendre cette histoire. Il s’agirait encore d’une pierre maudite si j’ai bien compris ?

– Oui, comme le sont toutes celles que nous avons juré de retrouver, Adalbert et moi...

– Adalbert et vous ? Seriez-vous associés à présent ?

– Seulement pour cette affaire qui est sans doute la plus importante de ma vie d’antiquaire. Il faut que vous me permettiez de ressusciter Mina pendant un instant.

– Pourquoi pas ? fit-elle avec un bref sourire. Je l’aimais bien, vous savez ?