– Vous souhaitez quelque chose, monsieur le prince ?

– Rien du tout, Frau Brauner, mais il flotte jusque dans la rue des parfums si appétissants que je n’ai pas pu résister à l’envie de venir voir ce que vous faites de bon. Vous me pardonnez ?

– Bien sûr, puisque c’est ma pâtisserie qui vous attire. Je viens de préparer un Gugelhupf et une crème au chocolat pour le dessert. Vous avez fait une bonne promenade ?

– Très bonne. Ce village est magnifique. Il possède un charme...

– N’est-ce pas ? ... C’est dommage que vous le découvriez si tard en saison. Le temps est froid, humide, et nous allons devoir oublier le soleil jusqu’au printemps. C’est alors qu’il faudrait venir...

– On vient quand on peut. Je travaille beaucoup, et puis c’était une occasion de passer quelques jours en compagnie d’un vieil ami. Cela dit, le temps ne me dérange guère dès l’instant où il n’enlève pas son caractère à un endroit. J’aime dessiner des maisons et vous en avez de fort belles par ici. A commencer par la vôtre dont j’ai fait un croquis, ajouta-t-il en ouvrant son carnet de dessins sur lequel la jeune femme jeta un coup d’œil souriant :

– Mais vous avez du talent !

– Merci. J’aime bien celle-ci aussi.

Il avait tourné la page, découvrant, bien entendu, la maison de l’inconnue. Maria jeta un coup d’œil mais son sourire disparut.

– Elle me plaît beaucoup ! continua Morosini dont l’œil bleu-acier observait l’hôtelière. Si le temps me permet de planter un chevalet, j’en ferai un tableau. Cet endroit un peu écarté est tellement romantique !

Sans un mot, Maria essuya ses mains pleines de farine à un torchon, prit Aldo par le bras et l’entraîna au-dehors. Là, elle lâcha :

– Vous ne devriez pas peindre celle-là ! Il y en a d’autres, aussi belles !

– Je ne trouve pas. Mais pourquoi pas celle-là ? Le visage de Maria était devenu très grave.

– Parce que vous risquez de gêner, de blesser peut-être ceux qui vivent là ! Voir leur maison devenir sujet de peinture est la dernière chose qu’ils souhaitent parce cela signifie que vous allez les observer pendant des heures et des heures ?

Aldo se mit à rire :

– Diable ! Vous me faites peur ! Elle n’est tout de même pas hantée, cette maison ?

– Il ne faut pas rire. Il y a là... une grande malade, une femme qui a beaucoup souffert. N’aggravez pas son mal en lui faisant croire qu’elle est en butte à une curiosité étrangère.

Ayant dit, Maria allait le planter là pour rentrer dans sa cuisine mais il la rappela :

– Attendez un instant !

– J’ai à faire...

– Rien qu’un instant !

D’un geste vif, il arrachait la page du carnet de croquis resté ouvert et la tendit à la jeune femme :

– Tenez ! Faites-en ce que vous voulez ! Je ne peindrai pas cette maison...

Le sourire qu’elle lui offrit ressemblait à un rayon de soleil perçant un nuage noir :

– Merci, dit-elle. Vous comprenez, tout le monde ici les aime beaucoup... On ne veut pas qu’il leur arrive du mal.

Et cette fois, elle rentra. Morosini en fit autant mais d’un pas beaucoup plus lent et plutôt songeur. Si le village entier se dressait entre lui et celle qu’il voulait atteindre, les choses risquaient de se compliquer mais, d’autre part, c’était plutôt rassurant pour la sécurité de cette femme. Quant au geste qu’il venait d’offrir à Maria, il en avait un peu honte puisqu’il était né d’un mensonge – jamais il n’avait eu l’intention de « portraiturer » la maison – et ensuite il était toujours aussi décidé à en découvrir le secret.

L’estomac dans les talons, il attendit le retour d’Adalbert, et il était près de deux heures quand il se rendit aux instances de ses hôtes :

– Quand le Herr Professor est sur le site, il n’y a plus moyen de l’en arracher. Je suis certain qu’il a emporté avec lui des sandwichs et de la bière avec l’intention de les partager. C’est la tombée du jour qui les ramènera... annonça Georg.

– Il aurait pu le dire, bougonna Morosini, qui ne s’en attabla pas avec moins d’appétit devant des beignets de jambon, un goulash de veau à la hongroise puis une crème au chocolat accompagnée d’une part de Gugelhupf, le tout arrosé d’une bouteille de klosterneuburger que Georg compatissant et peut-être reconnaissant – Maria avait dû lui raconter l’histoire du dessin – alla lui tirer de sa cave. Mais quand ce fut fini, il se demanda ce qu’il allait faire de son temps.

L’idée lui était venue d’emprunter de nouveau la barque de Brauner et de s’en aller pêcher aux environs de la fameuse maison, mais un petit vent aigre s’était levé qui frisait le lac avec un clapotis court d’assez mauvais augure :

– S’il allait vous faire une tempête, vous auriez peut-être du mal à rentrer, dit Georg. L’est méchant quand il s’y met !

– Comme tous les lacs de montagne. Je me contenterai d’une promenade à pied en attendant le retour de nos savants.

Il fit comme il l’avait dit, mais cette fois sans emporter le moindre matériel. Les mains au fond des poches de son imperméable, il entreprit une nouvelle visite du village en partant par la gauche pour n’alerter personne. Mais son intention était bien de rejoindre la maison au clocheton. Pour y arriver, il prit le chemin le plus compliqué qui soit, contournant le temple protestant pour gagner la tour et revenir par le palier de l’église d’où il redescendit vers son objectif en évitant soigneusement d’être vu de l’auberge.

Il était déjà tard quand il y arriva. La lumière baissait. Du lac montait un brouillard ne permettant plus guère de distinguer la rive d’en face. Ce devait être l’heure du train : le sifflet du chemin de fer se faisait entendre mais atténué, comme enveloppé de coton.

Revenu sur le rocher de ce matin, Aldo se mit à observer de nouveau la maison. Rien n’y bougeait et, sans le petit panache de fumée grise piqué sur son toit, on aurait pu la croire inoccupée. Pas de bruit non plus sinon le léger grincement rythmé par les vagues de la chaîne retenant le bateau à son mouillage.

Aldo attendit encore. Il espérait qu’avec la nuit les habitants allumeraient des lampes et qu’il pourrait peut-être jeter un coup d’œil à l’intérieur mais son espoir fut déçu : avant que l’ombre ne s’étendît trop, la femme qu’il avait vu étendre sa lessive reparut à mi-corps dans l’embrasure d’une fenêtre. Elle ferma les volets, passa à la fenêtre suivante, puis à une autre, jusqu’à ce qu’il devienne tout à fait impossible de voir quoi que ce soit.

Avec un soupir, Morosini se releva, resta là un moment encore, hésitant au bord de ce qui était peut-être une folie mais dont il avait de plus en plus de peine à repousser l’insidieuse sollicitation : descendre, frapper à cette porte et voir ensuite ce qui en résulterait. La femme qu’il cherchait était là. Si donc il voulait tenter d’en obtenir l’opale, c’était peut-être maintenant ou jamais car si, poussée par l’inquiétude, Mme von Adlerstein décidait d’emmener sa protégée ailleurs, la retrouver relèverait peut-être de l’impossible ?

En dépit des bonnes raisons qu’il se donnait à lui-même, Morosini ne pouvait se défendre d’une espèce de lassitude. Le goût de la chasse qui l’habitait depuis son premier entretien avec Simon Aronov dans les souterrains de Varsovie commençait à l’abandonner dans de telles circonstances. Le Boiteux ne pouvait pas exiger qu’il arrache à une malheureuse, condamnée à vivre cachée, un bien cher à son cœur, même si ce bien se révélait maléfique autant que l’avaient été le saphir wisigoth et le diamant du Téméraire...

Une voix intérieure lui souffla ce que Simon aurait dit : la seule et unique façon de décharger les gemmes du pectoral de la malédiction pesant sur leurs possesseurs successifs, c’était de les rendre à leur destination primitive. Qui pouvait dire si, débarrassée de l’opale, Elsa ne retrouverait pas le bonheur ?

« Ça ressemble à une mauvaise raison, se dit Aldo. On en trouve toujours quand on veut s’approprier ce qui ne vous appartient pas mais, après tout, celle-ci est-elle si détestable ? »

De toute façon, il savait fort bien qu’il n’aurait de cesse d’avoir franchi le seuil de cette maison et rencontré face à face la dame aux dentelles noires. Alors, le plus tôt serait le mieux, et, sans vouloir discuter davantage avec lui-même, il descendit le sentier qui menait à la maison, arriva sous le petit auvent où s’abritait la porte et, après une légère hésitation, ôta sa casquette et souleva le heurtoir de cuivre qui retomba avec un vif tintement de cloche tandis que, sans trop savoir pourquoi, son propre cœur manquait un battement.

Il s’attendait à ce qu’on l’interroge sur son identité et à ce qu’on lui ordonne de passer son chemin, pourtant la porte s’ouvrit sur une haute et mince silhouette de femme en costume local qui tenait une lampe à la main :

– Je me demandais combien de temps vous mettriez avant de vous décider à venir jusqu’ici, dit la voix calme de Lisa Kledermann. Entrez, mais juste un instant !

Il la considéra avec la stupeur que l’on réserve en général aux apparitions : un mélange à part égale d’admiration, de joie et de crainte. Dans la lumière jaune de la lampe, les yeux sombres de la jeune fille étincelaient comme des diamants violets sous la couronne vivante de ses cheveux d’or rouge tressés autour de sa tête. Il pensa qu’elle ressemblait à une icône mais déjà elle le rappelait à l’ordre :

– Eh bien ? Est-ce là tout ce que vous trouvez à dire ? Si vous lisiez les bons auteurs, vous auriez dû vous écrier : « Vous ? Vous ici », et je vous aurais répondu quelque chose d’aussi intelligent que : « Pourquoi pas ? » ou encore : « Le monde est petit ». Mais je préfère vous demander ce que vous venez chercher ?