– Vous ne m’écoutez plus, prince ?

– Si, si, pardonnez-moi ! Vous disiez ? ... Dieu qu’il était difficile de fixer son regard sur ce

vieux bavard ! Heureusement, Adalbert, s’apercevant qu’il se passait quelque chose d’insolite, vint à son secours :

– Si vous le permettez, Herr Professor, je ne vous cache pas que les rites funéraires de Hallstatt m’ont toujours laissé un peu perplexe. Il est certain que, dans la suite des temps, les guerriers sont passés de l’incinération à l’inhumation...

– L’influence celtique, très certainement...

– Pourquoi alors a-t-on trouvé dans certaines tombes des fragments de squelettes calcinés ? ...

L’attention de Schlumpf était bien détournée cette fois et Aldo rendu à son observation. Là-bas, l’homme buvait une chope tout en causant avec l’aubergiste mais il eut vite fini. Un vague sourire, un bref salut et l’inconnu tournait les talons pour repartir.

– Excusez-moi un instant ! fit Aldo à l’adresse des deux autres. Aucune force humaine ne l’aurait empêché de suivre cet homme.

Bien qu’il eût été obligé de se frayer un passage au milieu d’un groupe plutôt turbulent, il arriva sur la placette où donnait le Seeauer juste à temps pour voir son gibier prendre à droite une venelle dans laquelle il s’élança en aveugle. La nuit était noire, en effet, et il eut besoin d’un peu de temps pour accommoder après les lumières dont ruisselait l’auberge, et lorsqu’il arriva au bout du boyau, il buta contre un escalier, tendit l’oreille pour essayer de démêler si l’inconnu était monté ou descendu mais il n’entendit aucun bruit de pas. L’homme se déplaçait comme un chat. A regret, il fallut se résoudre à abandonner...

De retour à l’auberge, Morosini chercha Brauner sans le trouver : l’aubergiste semblait s’être volatilisé. Questionnée alors qu’elle passait près de lui avec un plateau chargé de chopes mousseuses, Maria lui apprit au vol que son époux était à la cave en train de mettre un tonneau en perce. Il rejoignit en soupirant ses compagnons toujours aux prises avec les rites funéraires de Hallstatt, ce qui n’empêcha pas le professeur de lui demander sans trop de discrétion où diable il était passé.

– Dans ma chambre, répondit-il. Je suis allé prendre un comprimé d’aspirine pour enrayer un début de migraine. Tout ce bruit sans doute et peut-être aussi la bière ! ...

– Notre bière n’a jamais fait de mal à personne et vous auriez mieux fait d’aller prendre l’air. C’est le remède souverain dans nos montagnes où d’ailleurs nous pouvons guérir toutes les maladies. C’est le paradis de la santé et, vous autres, dans vos villes enfumées, vous feriez bien d’en user plus souvent ! Voici des siècles déjà que l’on a démontré les bienfaits...

Morosini ouvrit la bouche pour protester : traiter de ville enfumée sa chère Venise, posée sur l’eau comme une rose ouverte, lui paraissait un injuste dénigrement, mais il referma la bouche découragé, sans avoir émis un son. Le vieux bavard était parti pour un nouveau discours, conforté au schnaps, qu’il fallut bien avaler bon gré mal gré. Une petite heure s’écoula encore avant que, tirant de son gousset un énorme oignon d’argent, le professeur Schlumpf constatât qu’il était temps pour lui d’aller prendre un peu de repos. Encore ne fut-ce pas sans avoir convenu d’un rendez-vous avec ses « distingués confrères » – au point où il en était des rasades d’eau-de-vie, il ne faisait plus la différence entre l’antiquaire et l’archéologue ! – pour les guider sur le site dès le lendemain.

– Eh bien, voilà qui promet ! grogna Morosini tandis qu’ils regagnaient leurs chambres, sans trop d’espoir de dormir, installés comme ils l’étaient au-dessus d’une bacchanale déchaînée.

– Oublie ça et dis-moi ce qui t’a pris de filer tout à l’heure comme un lapin poursuivi ? demanda Adalbert.

– Tu n’as pas remarqué ce grand type qui est venu boire un verre en compagnie de notre aubergiste ? Une allure de chef mongol à la retraite ?

– Si. J’ai même cru comprendre que tu courais après lui.

– Non sans raison. C’est l’homme que j’ai vu à l’Opéra de Vienne, je ne dirais pas en compagnie mais aux ordres de la fameuse Elsa. De toute évidence il était là pour veiller sur elle.

– Et alors ? Tu as découvert où il allait ?

– Même pas ! Il m’a semé au premier tournant. Il faisait noir comme dans un four et ce sacré village est construit suivant un plan délirant. Ce ne sont qu’escaliers, passages, impasses, et quand on ne connaît pas...

– Est-ce que ton gibier se dirigeait vers notre castel de cet après-midi ?

– Non – et ça j’en suis sûr ! – il a pris à droite en sortant de l’hôtel.

– C’est déjà ça ! Il ne nous reste plus qu’à poser quelques questions adroites à ce bon Georg...

– A condition de le trouver ! Quand je suis rentré, sa femme m’a dit qu’il était à la cave en train de percer un tonneau. Apparemment, il y est toujours puisque je ne l’ai pas vu reparaître...

– Et Maria ?

– Elle n’était pas là quand l’homme est venu. Elle n’a pas dû le voir et, dans ces conditions, c’est un peu difficile de l’interroger.

– Ne te tourmente pas plus qu’il ne faut ! On fera ça demain, voilà tout. Essaie de dormir ! Avec du coton dans les oreilles et un oreiller sur la tête on y arrivera peut-être ?

On y arriva mais vers trois heures du matin, lorsque les gens de la noce commencèrent à se fatiguer. Quand Adalbert et Aldo descendirent vers neuf heures pour prendre leur petit déjeuner, Maria leur apprit que son époux était parti pour Ischl par le bateau du matin. Quant au personnage qui intriguait tant ses clients, elle ne l’avait même pas aperçu et ne voyait pas du tout de qui on lui parlait. Et, sur ce, elle disparut dans une envolée de jupons amidonnés pour aller chercher des croissants frais.

Adalbert fronça un sourcil désapprobateur :

– Tu n’as pas l’impression que nous avons là une conspiration du silence ?

Morosini haussa les épaules sans répondre, puis déclara qu’à aucun prix il n’irait se morfondre en compagnie du professeur Schlumpf :

– Un seul de nous deux sera suffisant. Moi je vais aller étudier les méandres compliqués de ce bourg jusqu’à ses limites extrêmes. La chance me sourira peut-être ?

Nanti d’un carnet de croquis et d’une boîte de fusains, il délaissa le petit quai coupé de terrasses et de tonnelles installées au ras de l’eau pour gagner l’unique et longue rue, pittoresque en diable, qui surplombait le lac en corniche, bordée d’escaliers en bois plongeant par des trous d’ombre sous les vieilles maisons aux toits festonnés.

Aucune route ne menait à Hallstatt. Celle qui longeait la rive occidentale du lac dans sa partie nord tournait court au sud de Steg pour grimper sur Gosau.

Du pas lent de l’artiste cherchant un site, Aldo parcourut le village défleuri par l’automne bien que de courageux géraniums s’attardassent encore à quelques fenêtres. Il n’y avait plus de rumeur d’abeilles dans les mélèzes mais, dans presque toutes les maisons, les ménagères s’activaient pour aérer literies, rideaux et couvertures en un dernier grand nettoyage avant que vienne la première neige. Elles n’accordaient au promeneur qu’un regard distrait, habituées sans doute à ses semblables, juste un peu surprises peut-être que cet étranger eût choisi le mois le plus triste au heu du printemps qui ferait éclore les myosotis, les anémones et les renoncules au long des sentiers muletiers.

Après être resté un bon moment sur la terrasse soutenant la Pfarkirche – l’église paroissiale – à observer les toits épanouis sous ses yeux, Aldo pensa un instant que, si l’homme s’était évanoui aussi facilement, c’était peut-être parce qu’il était entré dans une maison proche de l’hôtel.

Pourtant, son instinct lui soufflait que c’était peu probable. La dame aux dentelles vivait cachée, et comment se dissimuler au cœur d’un village aussi resserré ? Alors, il redescendit vers l’unique rue pour aller vers l’extrémité nord de Hallstatt.

Là, il avisa un rocher d’où il pouvait observer les dernières habitations et s’y installa. Une maison attira son attention. D’où il était, elle avait l’air de sortir des eaux sombres. Son ample toit sommé d’un clocheton la faisait ressembler à une grosse poule aux ailes déployées protégeant des œufs blonds. Dans le petit jardin, une femme en Dimdl[vii] profitait de la sécheresse momentanée du temps pour étendre une lessive dont les draps et les taies d’oreiller étaient ornés de larges dentelles : du linge un peu trop luxueux pour une paysanne, même fortunée. C’était celui d’une « dame » et Aldo sut qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait...

Finalement, il craignit de se faire remarquer, plia bagage et prit le chemin du retour, non sans s’être assuré de certains repères, à commencer par la petite estacade de bois noir près de laquelle dansait une longue barque.

En pénétrant dans l’hôtel, il vit Georg Brauner qui faisait ses comptes, debout devant un pupitre à l’ancienne mode, et alla vers lui en se frottant les mains :

– Plutôt frais le vent, ce matin ! fit-il avec bonne humeur. J’ai fait quelques croquis et j’ai les doigts gourds. Si on buvait quelque chose avant le déjeuner ?

Par-dessus sa moustache roussâtre, Georg leva sur son client un regard gêné :

– Ce serait avec plaisir, Excellence, mais il me finit terminer ces comptes au plus vite. Cependant, je vous fais servir ce que vous voulez près du poêle. On l’a allumé tout à l’heure.

– Dans ce cas, j’attendrai le retour de mon ami : Je n’aime pas boire seul. J’espère qu’il ne tardera pas.

– Comme vous voudrez ! fit l’aubergiste en retournant à ses papiers.

Pas causant, décidément ! C’était d’autant plus étonnant qu’à leur arrivée, les Brauner s’étaient montrés plutôt loquaces. Pour passer le temps, Morosini, son matériel sous le bras, alla jusqu’à la cuisine où Maria, aidée d’une vieille femme et d’une jeune fille, était en train de rouler la pâte à Knödels, environnée d’une odeur de pain chaud et de chocolat. Elle accueillit le visiteur inattendu avec un beau sourire :