– Je crains fort qu’elle ne m’offre pas beaucoup d’occasions de la revoir.

– J’arrangerais cela si j’en avais le temps mais je repars pour Vienne dans deux jours. Alors, si vous voulez visiter ma maison, il faut vous dépêcher ! Rentrez-vous à présent ?

– Non. Je vais m’attarder encore un peu... J’aime cet endroit.

– Je ne peux vous donner tort mais j’ai la gorge fragile et je sens un peu de frais. A bientôt n’est-ce pas ?

Quand le père de La Veuve joyeuse eut disparu entre les arbres, Aldo consulta sa montre, tourna deux ou trois fois autour du pavillon de l’Impératrice puis reprit tranquillement le chemin de la ville. Aussi bien, on approchait de cinq heures et les grilles n’allaient pas tarder à fermer pour la nuit qui déjà s’annonçait.

Lorsqu’il rejoignit Adalbert et son mentor autour des petits guéridons de marbre blanc de Zauner, dans une atmosphère à la fois vieillotte et chaleureuse embaumant le chocolat et la vanille, les deux voyageurs étaient en train de faire disparaître une incroyable quantité de pâtisseries variées en buvant force tasses de chocolat :

– On dirait que vous avez faim, tous les deux ?

– Le grand air faire des creusements dans l’appétit, le renseigna Apfelgrüne en engloutissant une énorme part de Linzertorte agrémentée de crème fouettée. Vous faire bon promenade ?

– Excellente ! Meilleure même que je ne le pensais, ajouta Aldo avec un sourire sardonique à l’adresse de son ami. Et votre excursion ?

– Merveilleuse ! répondit celui-ci en lui rendant son sourire. Tu n’as pas idée à quel point c’était intéressant. Passionnant, même, devrais-je dire. Je vais sans doute aller passer quelques jours là-bas. Tu devrais venir ?

De toute évidence lui aussi avait fait une découverte et Morosini voua mentalement à tous les diables le malencontreux Fritz qui les empêchait de parler librement. Il fallut attendre d’être rentrés à l’hôtel mais, à peine les deux hommes se trouvèrent-ils seuls, que les questions fusèrent :

– Alors ?

– Eh bien ?

– Je sais qui est Alexandre, dit Aldo. Quant à la maison de la nuit dernière, elle vient de changer de propriétaire et on n’a pas pu me renseigner. Là-dessus, j’ai rencontré Mme von Adlerstein et elle n’a pas eu l’air content du tout que Pomme Verte t’ait emmené visiter Hallstatt.

– Le contraire m’étonnerait. Hallstatt est un village extraordinaire, magnifique, hors du temps, et l’on y fait d’étranges rencontres. Sais-tu qui j’ai vu débarquer tandis que nous buvions une bière à l’auberge ? Le vieux Josef, le majordome de notre comtesse. Il a suivi un chemin filant à travers les maisons mais je n’ai pas pu le suivre, à cause de mon compagnon.

– Et il n’a rien pu t’apprendre, lui ?

– Non. Il n’a même pas eu l’air surpris. Selon lui, Josef a des copains dans le coin. Un point c’est tout !

– On ne peut pas dire que ce soit une lumière, celui-là ! grogna Morosini. Je suis d’avis qu’on transporte nos pénates là-bas dès demain mais qu’est-ce qu’on va faire de lui ?

– Écoute, mon vieux ! La chance nous a fait quelques sourires aujourd’hui. Elle ne va pas s’arrêter en si bon chemin.

– Tu crois qu’elle va nous en débarrasser ?

– Pourquoi pas ? Je suis de ceux qui croiront toute leur vie au Père Noël ! ...



CHAPITRE 6 LA MAISON DU LAC


En descendant dîner, les deux compères trouvèrent à la réception une lettre de leur nouvel ami : Tante Vivi venait de le rappeler d’urgence en lui envoyant sa voiture. Il devait se présenter à sa table, vêtu comme il convenait :

« Je suis si triste, concluait le jeune homme. Je faire tellement de la progrès pour la français avec vous. Je espérer on se revoir bientôt... »

– Eh bien, commenta Aldo, elle n’a pas perdu de temps pour le récupérer.

– C’est parce que tu lui as dit qu’il m’avait emmené à Hallstatt ?

– J’en mettrais ma main au feu ! On est sur la bonne voie, Adal ! Demain, on s’installe là-bas et on ouvre à la fois nos yeux et nos oreilles. Mais si tu veux m’en croire, on laissera ton engin rouge vif ici et on prendra le train. Il est beaucoup trop visible...

Adalbert l’ayant admis volontiers, Morosini informa la réception de leur intention de quitter l’hôtel pour quelques jours en laissant à sa garde l’automobile de M. Vidal-Pellicorne puis, sur un ton presque distrait, il demanda :

– Sauriez-vous me dire à qui a été vendue la villa du comte Auffenberg située un peu après le pont ? Je m’y suis rendu tout à l’heure dans l’espoir de le saluer et j’ai trouvé visage de bois. Une passante m’a appris le changement de propriétaire sans pouvoir me renseigner sur l’identité du nouveau...

Aussitôt l’homme aux clefs d’or prit une mine de circonstance, navré de devoir apprendre à Son Excellence le décès vieux de plusieurs mois du comte Auffenberg :

– La villa a été vendue quelques semaines plus tard à Mme la baronne Hulenberg. Je ne suis pas certain qu’elle en ait déjà pris possession.

– C’est sans importance : je ne la connais pas. Mais je vous remercie.

– Je commence à regretter Fritz ! soupira Vidal-Pellicorne, alors que tous deux buvaient un verre au bar. Avec lui, on aurait peut-être pu avoir quelques tuyaux sur Alexandre et sa baronne, puisqu’il est à peu près sûr qu’ils entretiennent des relations. Ce n’est pas le gardien ou le jardinier que cet honorable membre du gouvernement est venu voir après minuit ?

– Tu n’aurais peut-être rien obtenu du tout. Je me demande si ce garçon est aussi bête qu’il en a Pair ?

– Ça, c’est ce que l’avenir nous apprendra. Peut-être ! ...

L’après-midi s’avançait quand le train montagnard reliant Ischl à Aussee et à Stamach-Irdning s’arrêta à la halte de Hallstatt pour y déposer une demi-douzaine de voyageurs, dont Morosini et Vidal-Pellicorne, pour le bateau qui les passerait avec armes et bagages de l’autre côté du lac. Ils transportaient avec eux tout un matériel destiné à la pêche, aux excursions en montagne et même à la peinture. Cette dernière acquisition, réalisée le matin, relevait de l’initiative d’Aldo. Possédant un assez joli coup de crayon, il s’était avisé qu’aquarelle et autres fusains constituaient un excellent alibi pour qui souhaitait stationner dans un endroit donné afin d’en observer les détails.

Ils avaient joint à leurs emplettes de gros souliers ferrés, des vêtements de loden et de grosses chaussettes sans aller toutefois, dans la couleur locale, jusqu’aux culottes de cuir à bretelles et lacets. Adalbert, pour sa part, n’avait pas résisté à une ample cape et à un chapeau vert à blaireau qui, selon Aldo, lui donnaient l’air d’un archiduc en goguette.

– Dommage, ajouta-t-il, que tu n’aies pas eu le temps de faire pousser tes moustaches, l’illusion eût été complète !

Un employé de la petite gare les aida à porter leurs bagages jusqu’au vapeur qui attendait sous pression. Débarrassé de ce souci, Aldo s’accouda au bastingage pour admirer le paysage à la fois grandiose et sévère. Long de huit kilomètres et large de deux, le Hallstättersee s’insinuait entre de hautes parois sombres pour aller baigner les contreforts escarpés du Dachstein, le massif le plus élevé de la Haute-Autriche dont les sommets gardaient leur neige éternelle. En cette fin de journée où le soleil ne s’était que peu montré, l’endroit était imposant mais sinistre avec les pans noirs des montagnes tombant à pic dans les eaux livides. Là-bas, de l’autre côté, un village s’étirait le long de la rive, accroché aux pentes rocheuses et inhospitalières dont on découvrait l’aridité au-dessus d’une draperie de forêts presque noires.

A mesure que le bateau approchait de Hallstatt que l’on pouvait voir, à présent, se peindre à l’envers sur le miroir du lac, le village qui, de loin semblait collé aux pentes de roches et de sapins, s’enlevait comme un haut-relief dont les points saillants étaient les clochers de ses deux églises rivales mais débonnaires : celui, pointu, effilé, du temple protestant posé au ras de l’eau, et la tour trapue mais surmontée d’une espèce de petite pagode du vieux sanctuaire catholique assis sur un gradin plus élevé. Autour, serrées comme des poules sur leur perchoir, de vénérables et belles maisons dont les pignons en bois sombre largement évasés coiffaient des façades à balcons posées sur des soubassements de pierre... Comble de pittoresque, une cascade, le Mulhbach, lâchait ses eaux blanches au milieu du bourg.

Fasciné, Aldo se souvint de ce qu’avait dit Adalbert la veille au soir : « Un village extraordinaire, magnifique, hors du temps... » C’était tout à fait ça ! L’impression de s’enfoncer au cœur d’un conte fantastique ! Où pouvaient bien se cacher les « c copains » du vieux Josef ?

L’une des maisons surtout, la plus éloignée, attira l’attention de Morosini parce que ses murailles d’un autre âge semblaient surgir de l’eau sombre et montraient les restes d’un appareil de défense. Il aurait bien voulu l’examiner de plus près, mais l’unique paire de jumelles se trouvait momentanément vissée aux yeux d’Adalbert...

Quand enfin on débarqua, il vit qu’en dehors d’une petite place dégageant l’église protestante il semblait n’exister aucune rue dans cette étrange agglomération. Les maisons, élevées les unes au-dessus des autres sur de petites terrasses naturelles ou artificielles, communiquaient entre elles par des escaliers, des passages voûtés et des arcades. L’endroit ne pouvait que séduire peintres et amateurs de romantisme car on n’y comptait pas moins de trois auberges.

Adalbert choisit celle portant le nom de Seeauer. Comme on l’y avait déjà vu la veille et qu’il revenait avec un autre client, on lui réserva un accueil flatteur et les deux meilleures chambres de la maison, toutes deux agrémentées d’un balcon permettant d’admirer le lac dans sa splendeur. Cependant, Georg Brauner et sa femme Marie s’excusèrent à l’avance auprès des nouveaux arrivants : demain il y aurait un mariage, et les étrangers risquaient fort de ne guère dormir. Le mieux serait peut-être qu’ils acceptent d’y participer ?