Les yeux sombres de Mme von Adlerstein eurent un éclair sous l’arc encore parfait de ses sourcils mais sa voix demeura calme et froide quand elle répondit :

– Non ! Il ne peut en être question.

– Pourquoi ?

– Parce que ce serait mettre en péril sa raison qui est fragile, je veux bien l’admettre. Elle a l’habitude de son refuge et de ceux qui l’entourent et la soignent. Elle s’y plaît et, jusqu’à présent, le secret en a été bien gardé.

– Trop bien peut-être. Pardonnez-moi de vous dire cela, cousine, même si cela vous paraît brutal, mais vous n’êtes plus jeune. Qu’adviendrait-il de votre protégée s’il vous arrivait malheur ?

Elle eut un sourire si semblable à celui de sa petite-fille qu’Aldo crut un instant voir Lisa quand elle aurait des cheveux blancs.

– Ne vous souciez pas de cela. Mes dispositions sont prises. Si je meurs, Elsa n’aura pas à en souffrir. Votre argument n’est pas valable...

– Ce secret est lourd. Vous ne voulez pas le partager au moins avec moi qui vous suis très attaché ?

– Ne m’en veuillez pas, Alexandre, mais c’est toujours non. Moins on partage un secret et mieux il se porte ! Plus tard peut-être, quand je me sentirai trop vieille, ajouta-t-elle, en voyant s’assombrir la figure de son visiteur. Mais, pour l’instant, n’insistez pas. C’est inutile !

– A votre aise, soupira Alexandre en s’extrayant de son fauteuil. A présent, il se fait tard et je dois rentrer...

– Nous aussi ! chuchota Adalbert.

Bien qu’un peu ankylosés, les deux hommes réussirent à quitter la loggia et à revenir sur leurs pas. Une fois réinstallés dans la voiture, ils n’avaient pas encore échangé un seul mot mais, contrairement à ce qu’attendait Aldo, Adalbert ne mit pas le moteur en marche.

– Eh bien ? Tu n’as pas envie de rentrer ?

– Pas tout de suite. J’ai l’impression que la comédie n’est pas encore terminée. Il y a quelque chose qui me tracasse...

– Quoi ?

– Si je le savais. Ce n’est qu’une impression, je viens de te le dire mais, quand ça m’arrive, j’aime bien aller jusqu’au bout.

– Bien ! fit Morosini résigné. En ce cas, donne-moi une cigarette, mon étui est vide.

– Tu fumes trop ! dit l’archéologue en s’exécutant.

Ils gardèrent le silence un moment. Le vent qui se levait chassait les nuages et la voûte céleste qui paraissait entre les cimes des sapins s’était éclaircie. Un air frais chargé des senteurs de la forêt et de la terre mouillée entrait par les vitres baissées. Le mélange avec l’odeur du tabac blond et celle, grisante, de l’aventure était des plus agréables pour Aldo qui le respirait avec plaisir quand, soudain, le bruit d’une voiture se fit entendre et, peu après, le double pinceau lumineux des phares éclaira la route en contrebas. Aussitôt, Adalbert, avec une exclamation ravie, mit son moteur en marche mais sans allumer ses propres feux :

– Voyons un peu où il nous conduit ! fit-il joyeusement.

– C’est la voiture qui était au château. Pourquoi veux-tu la suivre puisque tu sais qu’elle va à Vienne ?

– Tu ne connais pas la région, n’est-ce pas ?

– Non. En Autriche, je connais seulement le Tyrol et Vienne.

– Alors, écoute-moi bien : si cette voiture va à Vienne, je veux bien être changé en carton à chapeaux. La route de Vienne, elle lui tourne le dos, et c’est ça qui me tarabustait. Sans m’en rendre bien compte, j’ai trouvé bizarre tout à l’heure quand ce bonhomme que nous connaissons sous le patronyme d’Alexandre a prétendu arriver de la capitale. Souviens-toi ! Nous l’avons suivi : donc il venait d’Ischl. Et maintenant, au lieu de filer vers le Traunsee et Gmunden pour rejoindre la vallée du Danube, il retourne sur ses pas. Alors moi, curieux comme tout, je veux essayer de comprendre. Toi aussi, j’imagine ?

– Ben voyons !

Tous feux éteints, la petite voiture rejoignit la route et suivit la limousine à distance suffisante pour n’être pas remarquée, le cheminement des phares servant de guide. Avec une excitation grandissante, les occupants de l’Amilcar virent la grosse automobile piquer plein sud à travers Ischl, traverser les rivières puis rouler encore quelques secondes, mais lumières éteintes – ce qui faillit être fatal à ses poursuivants ! –, jusqu’à la grille grande ouverte d’une propriété dans laquelle elle disparut. Le chauffeur devait bien connaître les aîtres car l’obscurité était totale : aucune lumière n’indiquait une maison.

– De plus en plus captivant ! fit Adalbert qui s’était arrêté un peu plus loin. Si c’est ce qu’il appelle rentrer chez lui nous n’avons plus qu’à aller nous coucher...

– Pas encore ! La grille n’a pas été refermée. Notre gibier ne fait peut-être que passer ?

– Qu’est-ce qu’il viendrait faire en plein milieu de la nuit ?

– Ça, disons que ça le regarde. Il y a combien de kilomètres d’ici à Vienne ?

– Deux cent soixante environ...

Adalbert allait dire autre chose mais se tut, l’oreille au guet. Dans le jardin voisin, la limousine venait de se remettre en marche. Elle sortit de la propriété, tourna à gauche pour reprendre le pont et s’éloigna sans éveiller la moindre réaction chez ceux qui la surveillaient. Il ne faisait plus de doute qu’elle revenait à sa destination première.

– Cette fois, je crois qu’on peut rentrer, dit Adalbert...

Il démarra mais continua la route, plutôt étroite, afin de rencontrer un endroit où faire demi-tour. Il fallut aller assez loin pour trouver un chemin de traverse et, quand ils repassèrent devant la grille, ils purent constater que, cette fois, elle était fermée :

– La réception est finie, commenta Aldo sur le mode allègre. Demain, il faudra essayer de savoir qui l’a donnée.

– On devrait y arriver sans trop de peine. C’est une de ces vastes villas qui appartiennent aux grandes familles qui composaient la Cour et venaient accomplir leurs obligations tout en prenant soin de leur santé.

Une heure sonnait à l’église quand les deux hommes rejoignirent leur hôtel, mais la soirée avait été si fertile en événements qu’ils furent surpris de l’entendre : ils avaient l’impression qu’il était beaucoup plus tard !

En dépit de sa fatigue, Morosini, aux prises avec ses nerfs, eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil. Aussi, quand il s’éveilla, il était neuf heures et demie, un peu trop tard pour un petit déjeuner servi en chambre. Après une toilette rapide mais vigoureuse, il descendit au rez-de-chaussée pour prendre ce que l’on appelait en Autriche le Gabelfruhstück – le petit déjeuner à la fourchette.

Il n’était pas attablé depuis cinq minutes qu’il vit paraître Adalbert, l’œil glauque et le cheveu en désordre.

– Je me suis battu toute la nuit avec les Habsbourg passés et présents, soupira l’archéologue en étouffant un bâillement, sans parvenir à une solution acceptable. Qui diable peut bien être cette Elsa ? Je pencherais assez pour une enfant naturelle. Mais de qui ? François Joseph ? Sa femme ? Son fils ? ... Du café ! Beaucoup de café, s’il vous plaît, ajouta-t-il à l’adresse du serveur qui venait prendre sa commande.

– Pas les deux premiers en tout cas. Elle ressemble à Sissi, donc l’empereur n’y est pour rien. Quant à la belle impératrice, tu as entendu : pas possible ! En revanche, mes préférences iraient volontiers du côté de l’archiduc Rodolphe puisque, je te le rappelle, je l’ai vue fleurir son tombeau dans le caveau des Capucins...

– D’accord ! C’est le plus logique. L’archiduc a eu beaucoup de maîtresses mais, ce qui l’est moins, c’est le secret dont on entoure cette femme, l’attention et la protection que lui accorde une aussi grande dame que la comtesse, enfin les bijoux qu’elle possède...

– J’en suis arrivé à la même conclusion : Rodolphe est sans doute le père, mais sa mère ne devait pas être n’importe quelle chanteuse tzigane. Alors qui ?

– Question sans réponse possible dans l’état actuel des choses ! bougonna Adalbert en s’efforçant de traquer une saucisse rétive. Et si tu veux mon avis, notre affaire ne s’arrange pas. Hier nous savions que personne ne nous aiderait à approcher la propriétaire de l’opale...

– Et aujourd’hui nous savons qu’en essayant de la trouver nous risquons d’amener jusqu’à elle des gens aux intentions plus que douteuses. Je n’aime pas mettre une femme en danger. Alors qu’est-ce qu’on fait ?

– Je crois qu’on ne peut pas abandonner.

– Il faut continuer nos recherches en nous efforçant de limiter les dégâts. Qui sait si, lorsque nous découvrirons la retraite d’Elsa, nous n’aurons pas l’occasion de lui être utiles ? Et pourquoi pas de la défendre et de l’aider ?

– C’est une idée qui se tient ! De plus, si tu veux m’en croire, le rôle de notre ami Alexandre X... est loin d’être clair. Alors, pour commencer, on va se renseigner sur la villa où il s’est précipité hier soir. On va y aller et on rencontrera peut-être quelqu’un qui pourra nous apprendre à qui elle appartient.

Ayant dit, Adalbert attaqua un plat de Nockerln[v] au fromage et s’en servit une large ration. Aldo le regardait avec un franc dégoût en allumant une cigarette : il n’avait décidément pas faim ce matin, deux saucisses et un peu de Liptaue[vi]r ayant suffi à le rassasier. C’est alors que, dans la fumée bleue, il vit paraître Friedrich von Apfelgrüne qui, tiré à quatre épingles, faisait son entrée dans la salle à manger.

– Tiens ! murmura-t-il, voilà notre ami Pomme Verte. Il a l’air d’aller beaucoup mieux : l’œil assuré, le jarret ferme ! ... Oh, Seigneur ! on dirait qu’il vient vers nous. Tu ferais mieux de cesser de t’empiffrer ! Dieu sait ce qu’il nous réserve !

Mais, parvenu à quatre pas de la table, le jeune Autrichien claqua les talons en s’inclinant de façon très protocolaire puis, s’adressant à Morosini :