– Lui interdire de retourner là-bas ? J’y pense, figurez-vous, mais j’aurai peine à le faire. Cela représente tellement pour elle ! Son unique espérance en somme... Elle prend pourtant de grandes précautions, n’arrivant jamais qu’après le lever du rideau, quand les habitués de l’Opéra tous fervents mélomanes sont déjà sous le charme. Pendant les entractes, elle ne sort pas, se retire au fond de la loge en ne laissant visible que son éventail où elle a fixé la rose d’argent. Enfin, elle part dès la dernière note. Ne vous avais-je pas prié de faire courir le bruit qu’il s’agissait d’une malade au cas où l’on poserait des questions ?

– Et on en pose. Ce maintien qu’elle a, cette allure qui en évoque une autre encore présente à tant de mémoires ! Non, ma chère, il faut que cela cesse. Ou alors qu’elle vienne à visage découvert, habillée différemment et à une autre place.

– C’est impossible !

– Pourquoi ? Elle... ressemblerait à l’impératrice ?

– Oui, beaucoup plus qu’il y a douze ans. C’est même assez étonnant...

La comtesse prit sa canne, se leva et alla lentement vers une sellette disposée dans un coin, où reposait un buste d’Elisabeth. C’était une œuvre austère parce que tardive. La femme qu’il reproduisait avait reçu la pire des blessures, celle dont on ne guérit pas : la mort d’un enfant. Au-dessus de la guimpe montant jusqu’aux oreilles, le beau visage s’érigeait, marqué par la douleur mais fier, altier même sous la couronne des tresses. Le visage d’un être qui, n’ayant plus rien à perdre, défiait le destin et la mort. La vieille dame posa une main caressante sur l’épaule de marbre :

– Elsa lui voue un culte et prend plaisir, je crois, à accentuer leur ressemblance mais, si elle cache son visage, ce n’est pas uniquement par prudence. Elle ignore ce que c’est. Ne m’en demandez pas la raison, je ne vous la dirai pas.

– Comme vous voudrez. Savez-vous qu’on la dit fille de l’impératrice et de Louis II de Bavière ?

– Ridicule ! Il suffit de regarder les dates. Quand elle est née en 1888, notre souveraine n’était plus en âge de procréer...

– Je le sais bien mais elle est tout de même de la famille. Or il y a l’imagination populaire, surtout chez les Hongrois qui n’ont jamais cessé de vénérer la mémoire de celle qui fut leur reine mais, en contrepartie, il y a des gens qui se sont juré d’effacer toute trace d’une dynastie détestée ; ceux qui ont assassiné Rodolphe à Mayerling, Elisabeth elle-même à Genève, François-Ferdinand à Sarajevo et je ne compte pas les Mexicains qui ont fusillé Maximilien. Eux avaient leurs raisons, mais j’en sais qui se demandent si la maladie qui a emporté, l’an dernier, le jeune empereur Charles, à Madère, était bien une maladie...

– C’est stupide ! La misère, une santé détruite cela ne suffit donc pas ? Une malédiction, peut-être, mais des gens chargés de l’appliquer, je n’y crois pas. D’autant que Charles laisse huit enfants. Avec leur mère l’impératrice Zita et les archiduchesses Gisèle et Valérie, sans compter la fille de Rodolphe, cela fait tout de même beaucoup de princes et princesses encore en vie, Dieu soit loué !

– Pensez ce que vous voulez. En tout cas, des avis sont arrivés à la police : on recherche votre protégée et si vous ne prenez pas de précautions...

– Voilà quinze ans que j’en prends contre les seuls ennemis que je lui connaisse : ceux qui en veulent aux joyaux qu’elle possède et qui constituent son seul bien. Personne ne sait où elle habite sauf moi et ceux qui la gardent. Quant aux trois voyages qu’elle a faits à Vienne, ce fut toujours de nuit...

– Mais elle réside chez vous ? Vos serviteurs...

– Sont au-dessus de tout soupçon et me servent depuis de longues années. Autant dire qu’ils font partie de la famille. En résumé, qu’êtes-vous venu me demander ? De convaincre Elsa de ne plus quitter sa retraite ? Je ferai tout mon possible dans ce sens parce que le dernier voyage ne s’est pas bien passé. Ce qui ne veut pas dire que j’y arriverai : quand on a vu renaître un rêve que l’on a cru mort, il est difficile d’y renoncer. Surtout pour elle : son esprit ne saisit vraiment que ce qui lui convient et néglige le reste. Sa vie, mon cher Alexandre, n’est qu’une longue attente : revoir un jour celui qui, voilà douze ans, lui a offert une rose d’argent en lui engageant sa foi...

– Et elle espère le retrouver ? Après douze années ? C’est assez incroyable !

– Pas vraiment quand on la connaît. Son histoire n’est pas banale. Elle a commencé en 1911, au soir de la première du Rosenkavalier. Elle y a rencontré un jeune diplomate, Franz Rudiger, et pour l’un comme pour l’autre, ce fut le coup de foudre. Dès le lendemain, il se présentait à elle en lui offrant la fameuse rose d’argent et tous deux se considérèrent comme fiancés. Hélas, au bout de quelques jours, Rudiger a dû s’éloigner : François-Joseph l’envoyait en mission en Amérique du Sud. Une mission si longue et difficile que, si deux ou trois lettres n’étaient pas arrivées de Buenos Aires et de Montevideo, nous aurions pu le croire mort.

– Une mission en Amérique du Sud ? Tiens ! ... Et vous n’aviez aucune idée ?

– Quand c’est l’empereur qui ordonne on ne pose pas de questions. Vous devriez savoir cela. Quoi qu’il en soit, Rudiger est revenu en Europe au début de la guerre. Nous étions ici et lui n’a fait que toucher terre à Vienne sans avoir le loisir de nous rejoindre. Elsa a reçu deux lettres, puis plus rien pendant des mois. J’ai appris que le capitaine Rudiger était porté disparu. Le désespoir de sa fiancée a été terrible. Et puis un soir, il y a environ dix-huit mois, une nouvelle lettre est arrivée. Rudiger était vivant mais en mauvais état. Il avait été blessé gravement et il se disait encore très souffrant. Pourtant, il voulait savoir si Elsa était toujours libre, si elle l’aimait toujours. Alors il lui proposait deux dates de rendez-vous : la première et la dernière représentation de la saison d’Opéra pour Le Chevalier à la rose. S’il n’était pas assez rétabli pour la première, il s’efforcerait d’être à la dernière...

– Pourquoi ne pas donner simplement une adresse ?

– Allez savoir ! J’ai trouvé cette histoire plutôt bizarre mais Elsa était si heureuse que je n’ai pas eu le courage de la retenir. C’est alors que je vous ai prévenu afin d’éviter autant que possible qu’elle se trouve en difficulté et je vous remercie de votre aide... Évidemment, Rudiger ne s’est pas manifesté sinon par un ultime message bourré d’excuses et de mots d’amour : il était encore très faible mais il serait, il le jurait, à la représentation du 17 octobre. Il a fallu que je cède encore, bien que mon accident ne m’ait pas permis de l’accompagner. Cette fois sera la dernière. Il faudra que je parvienne à lui faire entendre raison...

– Et si d’autres nouvelles arrivent ?

– Je ne lui en parlerai même pas. Elles arrivent toujours ici et j’en prendrai connaissance la première. Voyez-vous, je suis persuadée que la dernière lettre était un piège. Vous pouvez rassurer Mgr Seipel, il n’y aura plus d’énigme vivante dans ma loge. Retournez donc à Vienne le cœur allégé ! ...

– Un moment : je n’en ai pas encore fini. Mais dites-moi un peu, Valérie, comment il se fait qu’ayant tant de relations à travers l’Europe, à commencer par moi, vous n’ayez pas essayé d’en savoir davantage au sujet de ce Rudiger.

– Ce n’est pas l’envie qui m’en manquait, soupira la comtesse mais j’aime Elsa et j’ai voulu respecter sa volonté. Or, elle s’opposait à ce que j’essaie de percer le mystère dont s’entourait celui qu’elle aime. Dites-vous bien ceci, Alexandre, elle est, comme l’était sa mère, une admiratrice passionnée de Richard Wagner et elle ne s’appelle pas Elsa en vain !

– Je vois : elle prend son Rudiger pour Lohengrin et craint de voir disparaître à jamais le Chevalier au cygne en posant la question interdite. En outre, cet homme s’appelle Rudiger comme le margrave de Bechelaren et ce nom la ramenait à l’anneau des Nibelungen et à l’univers fantastique de Wagner. Elle rêve trop votre protégée, Valérie !

– Le rêve est tout ce qui lui reste et je vais essayer de ne pas l’arracher trop brutalement !

– Elle a de qui tenir ! Mais moi qui n’ai pas une goutte du sang romanesque des Wittelsbach je vais tenter de tirer cette histoire au clair. Si cet homme était diplomate, il doit se trouver des traces quelque part. D’ailleurs...

Il avait posé son cigare dans un cendrier et, bien carré dans son fauteuil, les doigts joints par leurs extrémités, il réfléchit un moment qui parut interminable à Aldo et Adalbert menacés de crampes.

– Vous pensez à quelque chose ? demanda la vieille dame.

– Oui. A propos de cette mission en Amérique du Sud, il me revient qu’avant la guerre François-Joseph, peu satisfait d’avoir pour héritier son neveu François-Ferdinand qu’il n’aimait pas, aurait envoyé un émissaire en Argentine et même en Patagonie afin d’y relever les traces éventuelles de l’archiduc Jean-Salvator, votre ancien voisin du château d’Orth.

– Pourquoi aurait-il fait ça ? Il détestait au moins autant Jean-Salvator qu’il accusait d’avoir entraîné son fils sur la pente fatale par ses idées subversives !

– Par curiosité, peut-être ? Il ne pensait pas à lui offrir le trône mais, aux approches de la mort, il était assez normal que le vieil homme essaie d’en finir une bonne fois avec les secrets, les énigmes et tout ce qui encombre la mémoire des Habsbourg...

– ... mais fortifie leur légende ! Il se peut que vous ayez raison. En ce cas, ma pauvre Elsa a espéré en vain : jamais on n’a permis à un homme chargé d’un secret d’État de vivre comme tout le monde.

– Surtout avec un autre secret ! Ma chère, il faut que j’en finisse avec ce que je suis venu vous dire. Que vous empêchiez Elsa de se manifester ne peut suffire : il faut que vous nous la remettiez afin que nous puissions assumer sa protection !