– Pas vraiment... ou pas encore ! Il se trouve que, par le plus grand des hasards, je l’avais déjà aperçue en fin d’après-midi dans la crypte des Capucins.

– Qu’est-ce que tu faisais là ?

– Une visite ! Chaque fois que je vais à Vienne, je me rends au « débarras de rois » pour y poser quelques violettes sur le tombeau du petit Napoléon. C’est ma moitié française qui parle à ces moments-là.

Suivit le récit, encore plus dramatique, le sujet s’y prêtant, de l’étrange entrevue mais, cette fois, Morosini l’acheva par sa course dans les rues de Vienne derrière les roues d’une calèche fermée.

– Et tu es allé jusqu’où comme ça ? souffla

Vidal-Pellicorne, tellement passionné qu’il en oubliait le morceau d’anguille piqué sur sa fourchette à mi-chemin de l’assiette et de sa bouche.

– Jusqu’à une demeure que je n’ai eu aucune peine à reconnaître, étant donné que je m’y étais déjà rendu. Et quand, à l’Opéra, Simon m’a dit à qui appartenait la loge où se trouvait l’inconnue, je n’ai pas eu de mal à faire le rapprochement. Mais toi aussi tu le connais, ce palais ?

– Dis-moi son nom. On verra après...

Le morceau d’anguille disparut mais faillit bien resurgir quand Morosini lâcha, avec un sourire impertinent :

– Adlerstein ! C’est dans Himmelpfortgasse... Tiens ! Bois un peu sinon tu vas t’étrangler, ajouta-t-il en offrant un verre d’eau à son ami devenu violet dans sa lutte contre le tronçon rétif.

– Eh bien ? Je ne pensais pas te faire un tel effet ? Adalbert repoussa l’eau, avala une gorgée de vin.

– Ce n’est pas toi... c’est... cette bestiole ! Il y a des arêtes, figure-toi ! Quant à ton palais, n’y ayant jamais mis les pieds, je ne le connais pas.

– En ce cas, comment se fait-il que ta voiture, elle, le connaisse ? Je l’y ai vue... ou tout au moins aperçue, tandis qu’un domestique la lavait dans la cour intérieure.

Si Morosini s’attendait à des exclamations ou à des protestations indignées, il allait être déçu. Adalbert se contenta de lui jeter un coup d’œil, tout en se massant le bout du nez d’un air perplexe, mais ne répondit pas. Aldo revint alors à la charge :

– C’est tout ce que tu trouves à dire ? Si elle était garée là, ce n’était tout de même pas sans toi ?

– Si. Je l’avais prêtée.

– Prêtée ? Puis-je te demander à qui ?

– Je te le dirai tout à l’heure... Plus j’y réfléchis et plus je pense que le mieux est que je te raconte maintenant mes aventures personnelles. Tu comprendras mieux !

– Je t’écoute.

– Bien. Tu as appris que j’ai failli être victime, en Egypte, d’une erreur judiciaire ?

– Une statuette que l’on t’accusait d’avoir volée et que l’on a heureusement retrouvée ?

– Pas heureusement ! Par hasard plutôt, dans un coin du tombeau où elle a dû retourner toute seule. Le vrai voleur – dont je soupçonne qui il peut être – l’y a déposée quand il a pris peur après la mort étrange de lord Carnavon...

– J’ai en effet appris cette disparition bizarre. Une piqûre de moustique à ce que l’on a dit ?

– Qui a déclenché un érysipèle meurtrier, mais assez nombreux sont ceux qui pensent voir, dans cette mort, une sorte de malédiction attachée à ceux qui ont dédaigné l’inscription découverte à l’entrée de la tombe : « La mort touchera de ses ailes celui qui dérangera le pharaon. » Il y a eu encore une ou deux disparitions inexplicables et, je te le répète, notre homme aura eu la frousse !

– Et toi, tu y crois à cette malédiction ?

– Non. Le pauvre Carnavon est mort le 5 avril et la salle contenant le sarcophage n’était même pas encore ouverte. Mais moi, ça m’a tiré de prison. Pour être franc, je l’aurais volontiers prise, cette statue, et je ne l’aurais jamais rendue... même s’il m’avait fallu encourir les foudres du défunt. Elle méritait qu’on se damne pour elle ! soupira l’égyptologue avec des larmes dans la voix. Une ravissante petite esclave nue, en or pur, présentant une fleur de lotus. La plus pure expression de la beauté féminine ! Et quand je pense que ce gros misérable l’a eue en sa possession pendant des semaines et que...

– Arrête ! coupa Aldo. Si tu t’embarques dans cette histoire, nous ne sommes pas près d’en sortir. Revenons à notre point de départ : ta voiture miraculeusement transportée à Vienne ! Alors, autant prendre ton récit après ta libération...

– Entendu ! Inutile de te dire que j’ai reçu des excuses de l’expédition et des autorités anglaises. Pour se faire pardonner, ils m’ont même demandé d’escorter jusqu’à Londres un envoi destiné au British Museum.

– Curieux honneur ! Tu aurais préféré diriger ça sur le musée du Louvre ?

– Bien sûr, et je me suis même demandé si ce n’était pas un nouveau piège, puisque lord Carnavon s’était engagé à remettre aux Égyptiens la totalité du produit de ses fouilles, mais Carter – toujours bien vivant, lui ! – entendait que son pays profite un peu de ses trouvailles et comme c’est lui le découvreur... Donc je suis parti pour Londres où j’ai reçu un grand accueil et où j’ai eu le plaisir de revoir notre ami Warren !

– Le pauvre ! Tu as vu ce qui lui est arrivé ? Notre Rose d’York s’est envolée de nouveau !

– Ça, mon ami, c’est le cadet de mes soucis. Et, s’il te plaît, ne changeons pas de sujet ! fit Adalbert.

J’ai donc été admirablement traité et je suis même rentré en France dans les bagages de sir Stanley Baldwin qui venait en visite officielle. Ce qui m’a valu le plaisir d’être invité à la grande réception offerte par lord Crewe, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, et c’est là que j’ai fait la rencontre inattendue d’une bien charmante jeune fille en difficulté. J’étais allé fumer un cigare dans les jardins, quand j’ai été le témoin d’une scène déplaisante : un quidam était en train de brutaliser une femme pour l’obliger à l’embrasser.

– Et tu as volé à son secours ? dit Morosini suave.

– Tu aurais agi de même quelle que soit la dame, mais j’ai cogné avec d’autant plus d’enthousiasme que je venais de la reconnaître : c’était Lisa Kledermann !

Brusquement, Aldo n’eut plus du tout envie de rire :

– Lisa ? Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

– Elle est très liée avec l’une des filles de l’ambassadeur et, comme elle était à Paris pour courir les boutiques, elle n’a pas eu besoin d’être invitée puisqu’elle logeait chez son amie.

Morsini se rappela soudain qu’à Londres Kledermann lui avait dit que sa fille avait beaucoup d’amis en Angleterre.

– Et... l’agresseur ? C’était qui ?

– Oh rien ! Un quelconque attaché militaire persuadé qu’un uniforme peut tenir heu de séduction. Il a d’ailleurs vidé les lieux sans demander son reste. Ce n’était pas un foudre de guerre.

– Et... Lisa ?

– Elle m’a remercié puis nous avons bavardé... de tout et de rien. C’était très agréable, soupira Adalbert dont l’esprit était en train de s’évader vers les réminiscences de cette soirée dans un jardin nocturne.

– Elle va bien ?

Adalbert sourit aux anges sans s’apercevoir que le ton d’Aldo se faisait de plus en plus bref :

– Très bien... C’est une fille délicieuse ! Nous nous sommes revus à deux ou trois reprises : un déjeuner, un concert où je l’ai emmenée, un défilé de couturier...

– Bref, vous ne vous êtes plus quittés ? Et comme ce n’était pas suffisant, vous avez décidé de partir ensemble... en vacances ?

Le ton franchement acerbe finit par percer l’espèce de cocon moelleux dans lequel Vidal-Pellicorne se vautrait depuis quelques instants. Il tressaillit et regarda son ami avec la mine un peu ahurie de quelqu’un qui s’éveille : les prunelles couleur d’acier étaient en train de virer au vert ce qui, chez Morosini, était toujours signe de tempête :

– Mais qu’est-ce que tu vas imaginer ? Nous avons noué de vrais liens d’amitié. Bien sûr, nous avons un peu parlé de toi...

– Vous êtes très bons !

– Je crois qu’elle t’aime bien en dépit de la façon dont vous vous êtes quittés, et qu’elle regrette toujours Venise.

– Personne ne l’empêche d’y retourner. Alors, ce voyage ?

– J’y viens ! Un service dont je t’ai déjà parlé à demi-mot m’a demandé d’aller faire un tour en Bavière afin d’y observer les agissements d’un certain Hitler, qui s’est récemment lancé à l’attaque verbale de la République de Weimar et qui rassemble pas mal de monde autour de lui. Mais, pour ne pas trop attirer l’attention sur moi, on m’a demandé d’y aller en touriste donc en voiture. Le mieux était que j’emmène quelqu’un avec moi et, comme Lisa devait rentrer en Autriche pour l’anniversaire de sa grand-mère, l’idée de faire le voyage dans ma voiture lui a paru amusante et nous sommes partis... en camarades ! précisa Vidal-Pellicorne avec un clin d’œil inquiet au visage orageux de son ami...

– Et, bien que l’on t’ait envoyé en Allemagne, tu es allé jusqu’à Vienne ?

– Non. Jusqu’à Munich où mon travail m’a retenu plus que je ne le pensais. Aussi, pour ne pas retarder Lisa, je lui ai prêté ma voiture afin qu’elle soit à Bad Ischl en temps voulu. En dépit de l’envie qu’elle en avait, elle a commencé par refuser parce qu’ensuite elle devait monter sur Vienne, mais je l’ai convaincue en lui disant que j’irais reprendre ma voiture là-bas quand j’en aurais fini. Ce que je viens de faire. J’ajoute que je n’ai pas revu Lisa : elle venait de partir pour un bal à Budapest quand je suis arrivé. A présent, tu n’ignores plus rien !

– Elle savait ce que tu allais faire en Allemagne ?

– Tu rêves ? Je lui ai parlé d’une organisation de congrès d’archéologie, de quelques conférences éventuelles de ton serviteur.

– Et elle t’a cru ?

Les yeux qu’Adalbert planta dans ceux d’Aldo étaient d’une absolue candeur :