– Tu veux que je refuse ?

– Non. J’espère que tu accepteras mais les temps ont changé et les étrangers qui séjournent un peu longuement en Italie sont surveillés de près par les gens de Mussolini, et je ne voudrais pas que tu aies d’ennuis.

– Il n’y a aucune raison. D’abord la municipalité me tient en grande estime, ensuite le chef du Fascio local me mange dans la main et enfin ton amie a un passeport américain. Or, les Américains et leurs dollars, les Chemises noires les aiment beaucoup. Si miss Campbell joue bien son rôle, nous n’aurons pas de problème. Va la chercher !

– Je te l’amènerai cet après-midi. Tu es un amour !

De retour chez lui, il se mit à la recherche d’Anielka pour lui faire part des dispositions qu’il venait de prendre mais il eut quelque peine à la trouver, n’imaginant pas un instant qu’elle pût être dans son magasin d’exposition. Elle était bien là pourtant, en compagnie d’un Angelo Pisani visiblement sous le charme. Le jeune homme la guidait avec un soin dévotieux à travers les deux grandes salles, autrefois dépôts de marchandises quand les navires vénitiens sillonnaient les Echelles du Levant pour en rapporter tout ce que produisait le fabuleux Orient. A présent, au lieu des épices rares, des ballots de soie, des tapis et autres splendeurs, s’y étalaient – juste retour des choses d’ici-bas – un échantillonnage des merveilles produites au cours des siècles par les artistes et artisans de la vieille Europe.

Lorsqu’il rejoignit les deux jeunes gens, Anielka tenait en main un grand gobelet de cristal ancien, gravé d’or, qu’elle s’amusait à faire jouer dans un rayon de soleil tandis qu’Angelo, rose d’émotion, la renseignait sur l’âge et l’histoire de ce bel objet. À l’entrée de son patron, le jeune homme rougit et prit un air gêné comme si Morosini le surprenait en flagrant délit.

– J’ai... j’ai eu le plaisir d’être... pré... présenté à miss Campbell par M. Buteau, bredouilla-t-il, et je... je lui fais admirer... nos richesses !

– Remettez-vous, mon vieux ! fit Aldo avec un bon sourire. Vous avez très bien fait de distraire notre visiteuse.

– C’est une véritable caverne d’Ali-Baba, mon cher prince ! fit la jeune femme en reposant le vase.

Il y manque seulement les joyaux, les pierreries ? Où les cachez-vous donc ?

– Dans un lieu bien secret. Lorsque j’en ai à vendre, s’entend ! Ce qui n’est pas le cas en ce moment !

– Mais... on vous dit collectionneur ? Ce qui sous-entend une collection, bien sûr ! Ne me la montrerez-vous pas ?

Le ton et le sourire étaient également provocants, et Aldo n’aima pas beaucoup ce soudain intérêt pour ce que, à l’instar de ses pareils, il considérait comme son jardin secret. Cela lui rappela que cette ravissante créature qu’il avait été si près d’adorer était la fille du comte Solmanski, un homme qu’il soupçonnait toujours d’avoir commandité le meurtre de sa mère, la princesse Isabelle, pour lui voler le saphir étoilé du pectoral devenu joyau de famille dans la suite des temps.

– On dit beaucoup de choses ! soupira-t-il avec désinvolture. Il va être l’heure de passer à table et Cecina déteste que l’on fasse patienter sa cuisine !

– Alors ne la faisons pas attendre ! Vous me montrerez tout cela cet après-midi.

– A mon grand regret nous n’en aurons pas le temps ! Je dois vous conduire à la Casa Moretti où l’on vous prépare un petit appartement. Ensuite, je repartirai comme je vous l’ai annoncé, miss Campbell !

– Quoi ? Déjà ? ... Mais vous venez d’arriver ?

– En effet, mais nous sommes jeudi, et l’Orient-Express en direction de Paris quitte Venise à cinq heures un quart...

– Ah ! C’est à Paris que vous allez ?

– Je ne ferai qu’y toucher terre. L’affaire que j’ai laissée pendante m’appelle ailleurs.

La déception de la jeune femme était visible. Ce dont le jeune Pisani s’aperçut. Avec une émouvante bonne volonté, il se précipita au secours de la beauté en détresse :

– Si, en l’absence du prince, vous craignez de vous ennuyer, miss Campbell, je me mets à votre disposition... pendant mon temps libre tout au moins, rectifia-t-il avec un coup d’œil inquiet en direction de son patron. Ce sera une joie pour moi de vous faire visiter Venise. Je la connais mieux que n’importe quel guide...

Anielka lui tendit la main avec un radieux sourire, ce qui le fit rougir de nouveau :

– Vous êtes très gentil ! Je ferai appel à vous, soyez-en certain !

Morosini déplora que le jeune Pisani ne soit pas resté deux ou trois jours au château de Stra. Il crevait les yeux que ce bécasseau était en train de tomber amoureux de miss Campbell, et cela n’arrangeait rien ! Aucune jalousie dans le mécontentement d’Aldo. Il pensait seulement qu’embarqué dans cette galère le pauvre garçon risquait fort de souffrir, et c’était une idée qui lui déplaisait parce qu’il aimait bien Angelo.

Tandis qu’il se lavait les mains avant de passer à table, Guy Buteau, qui avait entendu la fin de la conversation dans le magasin, demanda :

– Je croyais que vous retourniez à Vienne ?

– D’abord, ma destination n’était pas Vienne mais Salzbourg, et ensuite, j’ai une bonne raison de passer par Paris : je voudrais bien savoir si l’on y a des nouvelles d’Adalbert dont le silence commence à m’inquiéter. Ça ne fera pas un si grand détour, puisque là-bas je pourrai prendre le Suisse-Arlberg-Vienne Express[ii] qui me déposera chez Mozart le plus confortablement du monde ! Mais je préfère que nous n’en parlions pas à table.

Le déjeuner expédié par les soins diligents d’une Cecina pressée par la hâte de voir la trop jolie intruse « vider les lieux », Aldo conduisit Anielka chez Anna-Maria où elle se déclara enchantée du décor aussi bien que de l’accueil, revint régler deux ou trois détails avec ses collaborateurs puis se fit déposer par Zian à la gare de Santa Lucia où il arriva un quart d’heure environ avant le départ du train, ce qui lui laissa le temps d’acheter quelques journaux pour la route.

Ce fut avec un vif soulagement qu’il prit possession du single que le contrôleur des wagons-lits parvint à lui trouver. Grâce à Dieu, il avait réussi à ne passer que la journée à Venise et à régler au mieux une question délicate. Ce n’était, bien sûr, que momentané mais, professant volontiers le vieil adage affirmant qu’à chaque jour suffit sa peine, il était content de pouvoir écarter ce souci de son esprit pour se consacrer à la recherche de la dame masquée de dentelles noires...

Pourtant, lorsqu’il déplia l’un de ses journaux étrangers, un titre lui sauta aux yeux : « Vol à la Tour de Londres... Les joyaux de la Couronne en danger. Grande émotion dans toute l’Angleterre. »

A la surprise générale, un seul bijou avait été dérobé, avec une facilité qui laissait le journaliste perplexe et incitait à se poser des questions sur la confiance que l’on pouvait attacher aux moyens de protection déployés autour du Trésor britannique. Il est vrai qu’étant donné la récente publicité faite à la Rose d’York, les conservateurs de la Tour avaient jugé préférable de l’installer dans une vitrine séparée et peut-être un peu moins bien protégée. Mais qui pouvait imaginer qu’on volerait ce vieux diamant, moins éclatant que ses confrères, quand les plus gros du monde se trouvaient à proximité ? Le rédacteur concluait à une opération montée sans doute par l’un des nombreux collectionneurs déçus quand le gouvernement de Sa Majesté avait récupéré le diamant historique. Naturellement, le superintendant Warren était de nouveau en charge d’une affaire qui lui avait déjà fait passer quelques nuits blanches...

Ayant lu, Morosini envoya une amicale pensée au Ptérodactyle, qui n’avait pas besoin de ce surcroît de travail, puis se mit à réfléchir. Qui avait pu prendre de tels risques – ils étaient réels en effet ! – pour s’approprier la maudite pierre... ou plus exactement sa copie fidèle ? Lady Mary reposait à présent dans la sépulture écossaise des Killrenan, son époux coulait des jours paisibles sous étroite surveillance dans une clinique psychiatrique. Restait peut-être Solmanski, le père d’Anielka, l’ennemi juré de Simon Aronov, prêt à tout pour s’approprier le pectoral dont il croyait détenir le saphir Oui, ce vol audacieux était peut-être son œuvre ? Anielka ne disait-elle pas qu’il s’absentait souvent « pour ses affaires » ? Ou alors, bien sûr, un collectionneur tout à fait en dehors du circuit ayant les moyens de s’offrir un cambrioleur habile et des complicités ? De toute façon, le vrai diamant étant à présent retourné à sa source, ce qu’il pouvait advenir de sa doublure n’intéressait plus guère Morosini. Et, comme la sonnette du premier service retentissait dans le couloir, il plia son journal, le mit sous son bras et s’en alla dîner...




CHAPITRE 4 OÙ MOROSINI FAIT UN PAS DE CLERC


Trois jours plus tard, Aldo, débarquant du train en gare de Salzbourg, était d’humeur maussade. Il n’aimait pas perdre son temps, or son crochet par Paris ne lui avait apporté que de longues heures de réflexions solitaires. En effet, il ignorait toujours ce qu’avait bien pu devenir Adalbert Vidal-Pellicorne.

Dans l’appartement de la rue Jouffroy gardé par des dieux égyptiens, il n’avait trouvé que Théobald, le fidèle valet de l’archéologue, mais celui-ci, élevé à l’école d’un maître ayant presque toujours quelque chose à cacher, s’était montré aussi hermétique qu’un sarcophage thébain. En dépit du fait qu’il était ravi de revoir monsieur le prince, Théobald se contenta de répondre à ses questions par oui ou par non sans se compromettre davantage. Oui, Monsieur était revenu d’Egypte où son séjour s’était prolongé au-delà de ses prévisions. Non, il n’était pas à Paris et, oui, son serviteur ignorait où il pouvait se trouver à cette heure.