C’était malheureusement vrai. Dans sa volonté de séduire, Anielka était plus tentante que jamais, et l’épisode de la cantatrice hongroise remontait à plusieurs mois. En la voyant marcher vers lui avec lenteur, les mains ouvertes en un geste d’offrande, le corps ondulant sous le fin tissu de la robe, les lèvres brillantes entrouvertes, il saisit le temps d’un éclair que le danger était sérieux. Il l’esquiva en glissant sur le côté, juste avant d’être atteint, pour aller vers la cheminée où il resta un instant le dos tourné, le temps qu’il fallait pour allumer une cigarette et retrouver le contrôle de lui-même.

– Je crois vous avoir dit que j’étais fou, fit-il d’une voix un peu altérée. Il ne peut être question de mariage. Oubliez-vous déjà que je vais repartir ?

– A merveille ! Vous m’emmenez ! Nous pourrions faire un joli voyage... très agréable à tous égards ?

Morosini commençait à penser qu’il aurait du mal à s’en débarrasser et qu’il fallait trouver au plus vite une solution. Son ton se fit très sec :

– Je ne mélange jamais les affaires et... le plaisir ! Lancé intentionnellement, le mot la blessa :

– Vous auriez pu dire : l’amour ?

– Quand le doute s’insinue, il ne peut plus en être question. Cependant, vous avez raison de penser que je ne vous abandonnerai pas. Vous êtes venue ici pour trouver un refuge, n’est-ce pas ?

– Pour vous retrouver !

Il eut un mouvement d’impatience :

– Ne mélangeons pas tout ! Je vais faire en sorte de vous mettre à l’abri. Et je ne crois pas que, chez moi, vous y seriez !

– Et pourquoi ?

– Parce que si, d’aventure, un esprit malin parvenait à relever votre trace, c’est dans cette maison qu’il atterrirait, à coup sûr. Et comme il ne saurait être question d’un de ces hôtels de luxe auxquels vous êtes habituée, il faut que je vous trouve un logis avant de repartir. A moins que vous ne souhaitiez quitter Venise pour la Suisse ou la France comme vous en aviez l’intention...

– Mais je n’en ai jamais eu l’intention. J’ai toujours voulu venir ici et puisque j’y suis, j’y reste ! comme a dit je ne sais plus quel personnage illustre.

A nouveau, elle s’approchait de lui mais ses intentions semblaient plus paisibles et, cette fois, il ne bougea pas pour ne pas changer cette entrevue en course poursuite. D’ailleurs, elle se contentait de lui tendre une main qu’il ne put refuser :

– Voilà, fit-elle avec un beau sourire, je vous déclare la guerre la plus douce qui soit : je n’aurai plus d’autre but que vous reconquérir puisque, à ce qu’il paraît, nos liens se sont détendus. Installez-moi où vous voulez pourvu que ce soit dans cette ville mais retenez bien ce que je vous dis : un jour c’est vous-même qui me ramènerez dans ce palais et nous y vivrons heureux !

Pensant qu’il était plus sage de se contenter d’une demi-victoire, Aldo posa un baiser léger sur les doigts qu’on lui offrait et sourit à son tour mais, pour qui le connaissait vraiment, ce sourire contenait une forte dose de défi :

– Nous verrons bien ! Je vais m’occuper de votre installation... miss Campbell ! En attendant vous êtes ici chez vous et j’espère que vous me ferez la grâce de déjeuner avec moi et mon ami Guy ?

– Avec plaisir. Ainsi je peux aller où je veux dans la maison ? demanda-t-elle en virant sur ses fins talons, ce qui fit voleter sa robe, découvrant ainsi encore un peu plus de jambes.

– Naturellement ! Sauf, toutefois, dans les chambres... et les cuisines ! Si vous le souhaitez, Guy vous fera visiter le magasin.

– Oh, soyez sans crainte, fit Anielka d’un ton pincé, je n’aurai garde d’aller me fourrer dans les jupes de cette grosse femme qui se donne de si grands airs, alors qu’elle n’est rien d’autre qu’une cuisinière !

– C’est là que vous faites erreur. Cecina est beaucoup plus qu’une cuisinière. Elle était là avant ma naissance, et ma mère l’aimait beaucoup. Moi aussi, dit Morosini avec sévérité. Elle est en quelque sorte le génie familier de ce palais. Tâchez de vous en souvenir !

– Je vois ! Si je veux devenir un jour princesse Morosini, il faut que j’apprivoise d’abord le dragon ! soupira Anielka.

– Autant vous prévenir tout de suite : celui-là est inapprivoisable ! A tout à l’heure !

Et, laissant Anielka inspecter les hautes bibliothèques pour se choisir un livre, Aldo quitta la pièce dans l’intention de chercher Cecina. Il n’eut pas à aller bien loin : elle lui apparut comme par miracle dès qu’il se trouva dans le portego, la longue galerie-musée commune à nombre de palais vénitiens. Un plumeau à la main, elle époussetait avec une attention suspecte une cage de verre renfermant une caravelle aux voiles déployées posée sur l’une des consoles de porphyre. Aldo ne se laissa pas prendre à son air faussement détaché :

– C’est très vilain d’écouter aux portes ! chuchota-t-il. Tu devrais le dire à ton confesseur !

– Grotesque ! Comme si tu ne savais pas que ces portes sont trop épaisses pour que l’on puisse entendre !

– Peut-être... quand elles sont fermées. Celle-ci ne l’était pas tout à fait ! fit-il, taquin. Et puis, depuis quand manies-tu cet outil ?

– Bon, admettons ! Qu’est-ce que tu vas faire d’elle ?

– L’installer chez Anna-Maria. Personne n’ira la chercher là. Elle y sera tranquille.

– Elle a besoin de... tranquillité ? On ne le dirait guère à la voir !

– Plus que tu n’imagines. Si tu veux tout savoir, elle est en danger. Une des raisons pour lesquelles je ne peux pas la garder ici : je n’ai aucune envie d’attirer quelque péril que ce soit sur cette maison et ses habitants...

Il allait redescendre pour téléphoner dans son bureau mais il se ravisa :

– Ah ! Pendant que j’y pense : qui connaît son nom ici ?

– Zaccaria, bien sûr, puisqu’il l’a reçue et aussi notre M. Buteau mais pas le jeune Pisani : il était à la villa de Stra pour expérimenter des peintures...

– Pas expérimenter : expertiser ! corrigea machinalement l’antiquaire... Les deux femmes de chambre ?

– Oh non ! Elles l’ont à peine vue. Quant à moi, j’ai toujours été incapable de retenir les noms étrangers. Je sais seulement que c’est une lady... quelque chose !

– Plus de lady quelque chose ou autre ! C’est désormais miss Anny Campbell. Je vais prévenir Zaccaria et Guy.

La première idée d’Aldo avait été de téléphoner à son amie Anna-Maria pour retenir le logement d’Anielka mais, à la réflexion, il choisit de se déplacer. Il connaissait d’expérience les demoiselles du téléphone à Venise : elles étaient dévorées en permanence par une insatiable curiosité et n’hésitaient pas à colporter certains échos lorsqu’ils se révélaient quelque peu croustillants. Mieux valait ne pas s’y fier.

Anna-Maria Moretti habitait, au bord d’un rio tranquille, une adorable maison rose pourvue d’un joli jardin dont le fond atteignait le Grand Canal. Depuis la guerre où son mari, médecin, avait trouvé la mort, elle l’avait convertie en une sorte de pension de famille dans laquelle elle ne recevait que des gens recommandés souhaitant vivre au calme. Étant donné qu’il s’agissait de sa propre demeure convertie pour raisons financières en halte passagère, la veuve de Giorgio Moretti ne voulait à aucun prix accueillir de clients bruyants ou mal élevés. Elle entendait que l’on se tienne chez elle comme si l’on était invité dans l’un des palais environnants.

Elle accueillit Aldo avec la chaleur toujours égale conservée à un ami d’enfance. Elle était la sœur du pharmacien Franco Guardini en compagnie duquel Morosini avait passé de l’enfance à l’adolescence, jusqu’à atteindre la maturité sans que rien vienne troubler leur entente. Plus jeune que son frère, Anna-Maria, à trente-cinq ans, couronnée d’une abondante chevelure de ce blond chaud typiquement vénitien, appartenait à la catégorie de celles dont on dit en les voyant : « Voilà une belle femme ! » Les traits de son visage et les lignes de son corps évoquaient la statuaire grecque mais lui conféraient une certaine froideur. Apparente sans doute mais qui n’avait jamais incité Aldo à lui faire la cour. Ses sentiments envers elle étaient toujours demeurés fraternels et c’était bien mieux ainsi, Anna-Maria étant la femme d’un seul amour. La disparition de son époux avait mis un terme à sa vie sentimentale.

Elle accueillit Aldo avec le lent sourire qui était peut-être son plus grand charme.

– Veux-tu que nous allions boire un verre au jardin ? Il y fait bon, ce matin !

L’automne de cette année étant d’une grande douceur, le petit jardin sur l’eau était encore plein de fleurs et la vigne vierge, d’un beau rouge profond, qui escaladait les murs de la maison et du palais voisin lui faisait un écrin somptueux. Cependant, il déclina l’invitation :

– Je boirais volontiers un Cinzano glacé mais dans ton petit bureau. Il faut que je te parle !

– Comme tu voudras !

Anna-Maria savait écouter sans interrompre son interlocuteur, et celui-ci l’eut vite informée de la situation mais, loin de s’effrayer des dangers courus par sa future pensionnaire, elle se mit à rire :

– Je suis sûre qu’il y a beaucoup d’exagération dans ce qu’elle te raconte ! Tu connais pourtant bien les femmes ? Or celle-là s’est mis en tête de devenir princesse Morosini. Comme tu n’es ni pauvre ni repoussant, je ne lui donne pas tout à fait tort. Peut-être d’ailleurs arrivera-t-elle à ses fins ?

– Ne crois pas ça ! Le temps où je souhaitais l’épouser est passé et je serais surpris qu’il revienne. Cependant ne minimise pas les problèmes qui tournent autour d’Anielka et si, je t’ai tout raconté, c’est d’abord parce que tu es une amie fidèle mais aussi pour que tu puisses refuser en connaissance de cause.