– Vous allez me raconter tout cela dans un instant...

Après s’être annoncé par un grattement discret, un valet de pied en livrée à l’anglaise pénétrait dans la pièce chargé d’un plateau à café qu’il vint déposer sur un guéridon, puis se mit en devoir de servir :

– Il ne fallait rien demander pour moi, fit Aldo.

– Mais je n’ai rien demandé, dit Aronov avec l’un des rares sourires qui conféraient un charme certain à son visage un peu sévère. Ceci est simplement l’hospitalité Rothschild. Quand on est admis chez eux, on doit être servi sur-le-champ. A Londres, on vous offrirait du thé ou du whisky. Ici, c’est, bien entendu, le café, la passion nationale.

– Et tout ça, parce qu’en s’enfuyant, après leur siège manqué en 1683, les Turcs ont laissé derrière eux une telle quantité de sacs de café que les Viennois y ont prit goût. A quoi tiennent les choses !

– Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire. Parlez à présent !

Morosini raconta alors les trois aventures vécues par lui autour de cette « ruelle de la Porte du Ciel » qui l’était si peu pour lui : le départ nocturne, sa visite du matin et, enfin, son incompréhensible dialogue avec le jeune homme au chapeau vert. Il termina par son intention de rencontrer la comtesse au plus tôt et de se rendre en province.

– Le malheur est que je n’ai aucune idée de l’endroit où elle est. Près de Salzbourg, c’est vaste ! Frau Sacher m’a conseillé de vous questionner à ce sujet : vous seriez, selon elle, l’homme le mieux informé qui soit.

– Elle me fait beaucoup d’honneur mais, hier soir encore, je l’ignorais. Depuis, je me suis renseigné. J’allais vous envoyer un mot : l’antique château familial, je devrais dire la ruine ancestrale, se trouve près de Hallstatt mais, comme c’est inhabitable, les Adlerstein, proches de la Cour, se sont fait construire une villa – entendez plutôt un château ! – près de Bad Ischl. Cela s’appelle Rudolfskrone et c’est, paraît-il, très beau. Vous n’aurez, je pense, aucune peine à vous le faire indiquer.

Morosini nota le renseignement sur le calepin qui ne quittait pas ses poches, acheva son café et prit congé.

– Vous pensez vous y rendre bientôt ? demanda le Boiteux.

– Tout de suite, si possible. Je rentre à l’hôtel, je demande l’heure du premier train pour Salzbourg et je pars... mais, puis-je vous demander un petit service ?

– Naturellement.

– Essayez de savoir ce qu’Adalbert fait ici Même si je n’étais pas obligé de partir, je ne peux pas monter la garde jour et nuit devant le palais Adlerstein en attendant qu’il sorte.

– Vous allez tout à fait dans le sens de mes intentions. Je m’en occupe. Partez tranquille !

Cependant, il était écrit quelque part qu’Aldo ne prendrait pas le train de Salzbourg. En rentrant chez Sacher, il trouva un télégramme que l’on venait juste d’apporter.

« Vous supplie de m’excuser mais vous demande de revenir immédiatement. Suis confronté à une situation dont il m’est impossible de décider. D’autant que Cecina menace de rendre son tablier. Affectueusement. Guy Buteau. »

Plus que contrarié, Aldo fourra le papier bleu dans sa poche, décrocha le téléphone intérieur avec l’intention d’appeler chez lui mais se contenta, après un instant de réflexion, de demander qu’on lui retienne un sleeping dans le train de nuit pour Venise. Si Buteau, qui connaissait aussi bien que lui les vertus du téléphone, avait choisi le télégraphe, ce n’était pas sans une bonne raison. Ce que la nouvelle pouvait être, par exemple, Morosini n’en avait pas la moindre idée mais pour qu’elle ait mis Buteau dans l’embarras et Cecina hors d’elle, il fallait qu’elle fût très désagréable.

Après avoir sonné un valet pour qu’il fasse ses bagages, Morosini demanda le numéro du palais Rothschild mais ne put obtenir le baron Palmer : celui-ci venait de s’absenter.

– Veuillez lui transmettre un message : dites-lui que le prince Morosini est rappelé à Venise d’urgence et qu’il reviendra dès que possible.

Une heure plus tard, un taxi le conduisait à la Kaiserin Elisabeth Bahnhof où l’attendait le train pour Venise.



CHAPITRE 3 UNE BONNE SURPRISE


Quand le motoscaffo coupa ses gaz pour glisser sur son erre et aborder les marches du palazzo Morosini, Cecina surgit du grand vestibule, semblable à une Erinye rondouillarde dont le vaste tablier immaculé avait de plus en plus de mal à faire le tour. Ce matin, les rubans multicolores flottant habituellement sur la coiffe napolitaine qu’elle ne quittait jamais étaient devenus rouges, comme si le génie familier des Morosini arborait, à la manière des corsaires et des pirates d’autrefois, le « Sans quartiers », la longue et redoutable flamme écarlate indiquant à l’ennemi qu’il ne serait pas fait de prisonniers. Et son visage déterminé était si fermé qu’Aldo, inquiet cette fois, se demanda quelle catastrophe venait de frapper sa maison.

Mais il n’eut même pas le temps d’articuler une parole. A peine eut-il posé le pied sur l’escalier que Cecina s’emparait de son bras pour l’entraîner à l’intérieur comme si elle avait l’intention de le mettre aux fers. Naturellement, il essaya de se dégager mais elle le tenait bien et, déstabilisé par la surprise, il réussit tout juste à lancer un vague bonjour à Zaccaria qui regardait la scène d’un air accablé avant de traverser le cortile à une allure de courant d’air. Un instant plus tard, la cavalcade vengeresse de Cecina prenait fin dans la cuisine où la grosse femme consentit à lâcher son maître, avec tant de précision qu’il se retrouva assis sur un escabeau. Le choc lui rendit la parole :

– En voilà un accueil ? Qu’est-ce qui te prend de me traîner ainsi à ta remorque sans me laisser seulement le temps de dire « ouf » ?

– C’était le seul moyen si je voulais que tu me parles à moi avant qui que ce soit d’autre.

– Parler de quoi, s’il te plaît ? Tu pourrais au moins me laisser le temps d’arriver et me servir une tasse de café. Tu sais quelle heure il est ?

Les cloches de Venise sonnant l’angélus du matin dispensèrent Cecina de répondre. Elle les accueillit d’un ample signe de croix avant d’aller prendre la cafetière mise au chaud sur le coin d’un fourneau, de revenir se planter de l’autre côté de la grande table de chêne ciré et d’y emplir une tasse déjà disposée auprès d’un sucrier.

– Je sais, dit-elle, et j’espérais bien que tu débarquerais du train du matin. A cette heure-ci, tout le monde dort et on peut causer. Quant au café, c’est bien parce que je t’aime encore que je l’ai préparé à ton intention mais un gros dissimulé comme toi ne le mérite pas !

La surprise et l’incompréhension remontèrent les sourcils du prince d’un bon centimètre :

– Je suis un gros dissimulé ? Et tu m’aimes « encore » ? Qu’est-ce que tout ça signifie ?

De ses deux poings, Cecina s’appuya au bois ciré de la table et darda sur l’arrivant un noir et fulgurant regard.

– Et comment tu appelles un homme qui a des secrets pour celle qui s’est occupée de lui depuis son premier braillement ? Je croyais compter un peu plus pour toi. Mais non ! Maintenant que je suis vieille, je ne compte plus pour Son Excellence ! Son Excellence a quelque part une fiancée et elle ne me juge même pas digne de le savoir. C’est vrai aussi qu’il y a pas de quoi être fier ! Et même, si j’étais toi, j’aurais plutôt honte !

– Moi ? J’ai une fiancée ? articula Morosini suffoqué. Mais où vas-tu chercher ça ?

– Oh, pas loin ! Dans la chambre aux chimères, c’est-à-dire la moins agréable de la maison. C’est là que je l’ai installée. Tu n’aurais pas voulu que je la mette chez toi tout de même ? Ou pourquoi donc pas chez ta pauvre mère puisqu’elle a l’audace de vouloir prendre sa place ? Ces filles de maintenant ça n’a pas de vergogne et il faudra bien qu’elle s’en contente... jusqu’à ce soir ! Ce serait par trop inconvenant qu’une demoiselle couche sous le même toit que son futur époux. Il est vrai que les convenances et cette créature, ça n’a pas l’air d’aller très bien ensemble. Et comme elle est sûrement assez riche pour aller à l’hôtel, fiancée ou pas, si elle reste, c’est moi qui m’en vais !

Cecina s’arrêta pour reprendre haleine. Aldo savait depuis toujours que, lorsqu’elle était lancée, il était impossible d’arrêter le flot et que la sagesse conseillait de patienter. Mais comme elle ouvrait déjà la bouche pour reprendre sa philippique, il se leva, fonça sur elle, l’attrapa aux épaules et l’obligea à s’asseoir.

– Si tu ne me laisses pas placer un mot, on ne s’en sortira pas. Et, tout d’abord, dis-moi comme elle s’appelle ma... fiancée ?

– Ne me prends pas pour une idiote ! Tu le sais mieux que moi !

– C’est ce qui te trompe. Je découvre et j’ai hâte de savoir.

– Je crois qu’il vaudrait mieux que ce soit moi qui explique, fit la voix douce de Guy Buteau qui venait de se glisser dans la cuisine en achevant de nouer la ceinture de sa robe de chambre. Et d’abord, je vous dois des excuses, mon cher Aldo. Je voulais aller vous attendre à la gare avec Zian et le motoscaffo mais j’ai dormi d’un sommeil de plomb et je n’ai même pas entendu mon réveil, ajouta-t-il en passant sur son visage non rasé une main qui essayait d’effacer les traces du sommeil. Pourtant ça ne m’arrive jamais !

– Ne vous excusez pas, mon vieux ! fit Aldo en serrant les deux mains de son ancien précepteur. Les pannes de réveil, ça arrive à tout le monde. Une bonne tasse de café va vous remettre d’aplomb très vite, ajouta-t-il en se tournant vers Cecina assez prestement pour surprendre sur son large visage ivoirin un fugitif sourire de satisfaction. Dis-moi, toi, tu ne lui aurais pas servi une tisane hier soir ?

S’il espérait déstabiliser sa cuisinière-gouvernante, il se trompait. Elle releva le nez et carra ses poings sur l’emplacement normal de ses hanches :