Aldo se leva, jeta sa dernière cigarette à demi fumée, alla prendre dans le campement de fortune un rouleau de couvertures et se coucha dans les ruines de l’église byzantine : tout sereins qu’ils soient et révélateurs d’une immense confiance dans l’avenir, les ronflements de Vidal-Pellicorne étaient tout de même trop bruyants…
En se levant derrière les monts de Moab que longeait la rive orientale de la mer Morte, le soleil trouva les deux amis au travail. Ou plutôt Adalbert entama ses recherches tandis qu’Aldo se contentait de regarder. L’archéologue commença par prendre un certain nombre de photographies des différentes ruines ainsi qu’il l’avait promis à sir Percy. Cela lui permit de constater certains changements dans le triple palais d’Hérode par rapport aux clichés des derniers travaux du vieil homme :
— Il doit y avoir de temps en temps des gens qui fouillent par ici et ce ne sont pas des professionnels. Regarde un peu ce désastre, ajouta-t-il en s’accroupissant près d’un fragment de délicate mosaïque dans les tons roses et bruns représentant une fleur dont on avait troué le cœur à coups de pioche. C’est l’œuvre de quelqu’un de pressé qui cherche au hasard. J’ajoute que c’est récent…
— La Nabatéenne ?
— Possible… encore que j’y voie plutôt la force d’un homme. Rien d’étonnant, s’il traîne dans le coin des rumeurs de trésor ! Il serait temps que les Anglais fassent protéger le site…
— Au fond, nous aussi nous cherchons un trésor et qui plus est un trésor minuscule. Les pillards, au moins, ont l’espoir de trouver un bon gros coffre…
— Nous aussi mais peut-être un peu moins gros. Tu peux être sûr que les Esséniens ont dû emballer soigneusement les émeraudes et les joindre peut-être à d’autres objets sacrés… ou à des écrits ! De toute façon ce ne peut pas être dans le palais d’un tyran. Allons nous occuper de la synagogue !…
— Tu crois que c’est une bonne idée ? Après leur victoire, les hommes de Flavius Silva ont dû la piller comme ceux de Titus avaient pillé le temple de Jérusalem… Où habitaient les Esséniens ?
— Là où nous logeons nous-mêmes : les casemates de la forteresse à côté du lieu saint. Les familles des Zélotes étaient plutôt installées en face, entre le palais et la porte du Serpent qui était l’endroit le mieux protégé.
— Bon. Quoi qu’il en soit, c’est toi le chef ! On fait ce que tu veux…
Pendant plusieurs jours, les deux hommes travaillant d’arrache-pied commencèrent à déblayer la terre qui encombrait l’ancien temple, s’attaquant surtout aux angles mais sans rien découvrir d’intéressant. Le soir, il leur restait tout juste assez de forces pour se préparer à dîner et se coucher. Khaled ou l’un de ses fils venait tous les deux jours pour les ravitailler. Mais ils ne posaient jamais de questions et ne s’attardaient pas. L’air vaguement dédaigneux, ils repartaient : de toute évidence, les étrangers se donnaient beaucoup de mal pour rien… De guerre lasse, Morosini laissa Adalbert continuer son travail de forçat et passa dans la salle voisine nettement plus petite où il commença à sonder les murs et à creuser les angles. Non qu’il crût obtenir ainsi plus de succès, mais l’entreprise lui paraissait moins pharaonique. Il en venait en effet à penser que, repris par la passion de son métier, Adalbert s’attachait davantage à exhumer ce que pouvait encore cacher la vieille synagogue qu’à retrouver les« sorts sacrés » qu’on n’avait certainement pas abandonnés au milieu de la salle.
La chance souriant toujours aux innocents et aux maladroits, l’espèce de piolet dont il se servait sans conviction passa, deux jours plus tard, à travers quelque chose qui ressemblait à de la terre cuite sous laquelle il y avait du vide. Surpris, il enfonça sa main dans le trou, rencontra un objet oblong couvert d’un tissu en mauvais état. C’était un rouleau de peau couvert d’écritures anciennes… Il se rua dehors et hurla :
— Adal !… Rapplique ! J’ai trouvé quelque chose…
L’interpellé arriva comme le vent et s’empara avec avidité du rouleau qu’il examina sur toutes les coutures :
— Grâce à Dieu tu ne l’as pas déroulé ! Étant donné l’ancienneté, cela demande quelques précautions…
— Toi qui es diplômé des langues orientales, tu connais cette écriture ?
— Mal. Je crois pouvoir dire tout de même que c’est de l’araméen… la langue que parlait le Christ. Sir Percy nous dira ce qu’il en est au juste. Où l’as-tu trouvé ?
— Viens voir !
L’archéologue examina le trou et les débris qu’Aldo en avait retirés :
— Ce rouleau était dans une jarre. Il faut dégager mais plus doucement. Il y en a peut-être d’autres…
— Tu penses que c’est important ?
— Du point de vue archéologique ? Certainement. Pour ce qui nous occupe, c’est une autre affaire. C’est, en tout cas, la preuve de la présence ici des Esséniens. Pour les sauver de la souillure des Romains, ils ont dû enterrer leurs livres les plus saints… Leur trésor, en quelque sorte. On va essayer de le tirer de là…
— Les émeraudes pourraient en faire partie ? demanda Morosini avec, dans la voix, quelque chose qui ressemblait à de l’espoir.
— S’il s’agissait de pierres quelconques, même les plus fabuleuses, je dirais non sans hésiter car ils étaient de mœurs austères et méprisaient les biens, mais il s’agissait pour eux d’objets divins ou tout au moins d’objets sacrés. Ce n’est pas impossible. Au travail…
Ils ne le poursuivirent pas longtemps : la nuit tombait et le poids de la journée se faisait sentir. Sagement, Adalbert décida de remettre la suite au lendemain. Ils soupèrent sobrement d’un reste de chevreau rôti, d’olives et de dattes, puis comme d’habitude, Adalbert se coucha et s’endormit aussitôt, tandis qu’Aldo s’accordait une dernière cigarette en regardant le ciel mais, la fatigue se faisant sentir, il tira son lit dehors comme il le faisait souvent et se coucha sous les étoiles…
Son subconscient – ou bien était-ce le sixième sens, celui du danger, qu’il possédait à un point extrême ? – le réveilla brusquement : une forme indistincte était agenouillée près de lui mais le poignard qu’elle brandissait dans la froide lumière de la pleine lune et qui allait le frapper était on ne peut plus net. Il se jeta hors du lit à l’instant où la forme s’abattait sur lui, se releva et tomba sur l’agresseur attrapant à pleins bras sous des tissus qui sentaient l’encens un corps et des membres extraordinairement souples mais fort peu masculins. Les forces n’étant pas égales, la lutte fut brève : la femme glissa de ses mains et allait s’enfuir quand il saisit une cheville. Déstabilisée, elle tomba lourdement sur le sol où il la cloua d’un genou posé sur une poitrine haletante puis, d’un geste vif, il écarta le voile dissimulant la figure. Le visage qu’il découvrit, sculpté par la lumière argentée de la lune, était fin et beau mais il ne possédait plus la fraîcheur de la jeunesse : c’était celui d’une femme de quarante à quarante-cinq ans, pas d’une femme confite dans les douceurs sucrées d’un harem. Le corps qu’il maintenait était mince, nerveux et sec comme celui d’une chèvre de montagne. Les yeux lui parurent énormes : deux lacs obscurs traversés d’éclairs.
— Qui es-tu ? demanda-t-il dans son arabe un peu sommaire. Pourquoi voulais-tu me tuer ?
Pour toute réponse, elle lui cracha au visage. En retour il faillit la gifler mais quelque chose le retint au-delà du fait qu’elle était une femme vaincue. Peut-être la certitude de sa qualité ?…
— Ce n’est pas une réponse, ni une façon de se conduire, se contenta-t-il de remarquer en se tordant le cou pour essuyer sa joue à l’épaule de sa chemise. De toute façon, je sais qui tu es : tu t’appelles Kypros et l’on te dit Nabatéenne. C’est bien ça ?
— Tu ferais mieux de lui parler grec, fit derrière lui la voix tranquille d’Adalbert que le bruit de la lutte avait dû réveiller.
— Je ne parle pas grec, sinon un peu celui de Démosthène grâce à mon cher précepteur…
— Ça devrait faire l’affaire. Les Nabatéens parlaient jadis l’araméen mais ils se sont convertis à la langue d’Homère parce que c’était plus commode pour le commerce de ces grands caravaniers importateurs qui avaient su truffer leurs parcours à travers le désert de citernes astucieusement disposées. Puis-je te suggérer de la laisser se relever ? Un genou sur l’estomac est peu propice à la conversation…
— Si je la lâche elle va filer. Tu n’as pas idée c’est une véritable anguille !
— Mais non…
Tandis que Morosini libérait lentement sa captive, Adalbert lui tendit la main et prononçant, en grec, une salutation qui eût satisfait sans doute Nausicaa car la femme ne put retenir un sourire et accepta la main tendue. Elle se releva d’un mouvement souple et se tint devant eux avec une aisance un peu hautaine qui confirma Morosini dans sa première impression : cette femme avec ses sandales usées, son voile et sa tunique grise plutôt misérable avait une allure d’altesse. Un instant encore, elle garda le silence, puis ramassant calmement le poignard qu’Aldo lui avait arraché, elle le glissa dans sa ceinture :
— On dirait que je vous dois des excuses, dit-elle dans un français qui leur arrondit les yeux.
— Vous parlez notre langue ? émit Adalbert abasourdi.
— Depuis l’enfance. Je l’ai apprise au Liban… Puis-je savoir qui vous êtes ?
Encore un peu sous le choc, Adalbert fit les présentations avec autant d’urbanité que si l’on eût été dans un salon et non sur un rocher désertique au bord de la mer Morte :
— Je suis désolée, dit la femme. Je vous prenais pour des pillards de la même espèce que ce Khaled et ses fils qui vous ont amenés jusqu’ici…
Morosini, lui, ne désarmait pas. Il trouvait un peu mince la contrition désinvolte d’une femme qui les aurait certainement tués tous les deux s’il ne s’était réveillé à temps :
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