— On dit aussi, fit Khaled avec un petit rire, qu’une des femmes était très belle et que le consul l’aima… Maintenant, il est temps de choisir l’endroit où vous allez vous établir…
Le soleil, en effet, baissait en faisant flamboyer le désert et en glaçant la mer Morte d’une curieuse teinte de violet pourpre. Les deux hommes firent choix d’une ancienne casemate des murailles croulantes qui était encore couverte et leur offrait un abri assez bien protégé.
Khaled regarda ceux qui étaient pour lui des scientifiques venus repérer un futur chantier de fouilles déposer leurs sacs et commencer à s’installer. Maintenant qu’il les avait conduits à bon port, il avait l’air un peu encombré de son personnage :
— Vous ne voulez vraiment pas que je reste avec vous ? Je ne quittais jamais sir Percy…
— Parce que tu avais une équipe à diriger mais nous n’en sommes pas là, dit Vidal-Pellicorne. Nous avons des vivres, tu nous as montré un point d’eau et même une citerne encore en bon état. Tu reviendras dans deux jours voir où nous en sommes et nous rapporter de la nourriture. Nous allons pouvoir travailler tranquilles sans être gênés par qui que ce soit. Il n’y a pas foule sur ce plateau.
L’Arabe haussa les épaules avec un soupir :
— Personne depuis sir Percy… sauf les djinns qui habitent les mauvais vents…
— On dirait pourtant qu’il y a quelqu’un ? fit Morosini qui regardait par l’ouverture. Je viens de voir quelque chose bouger entre les pierres…
Pour s’en assurer, il sortit suivi des deux autres en se dirigeant vers les ruines byzantines. Dans la lumière frisante du soleil en train de disparaître, les trois hommes aperçurent une silhouette qui, dans ses draperies bleu sombre, semblait issue du crépuscule mais qui n’avait rien d’un fantôme car on la vit soudain détaler à toutes jambes, des jambes dont l’œil aigu d’Aldo remarqua la finesse au-dessus des sandales poudreuses : une femme ! Khaled alors prévint sa question avec un soupir excédé :
— Allah ! Elle est revenue !
— Tu la connais ? dit Morosini. Qui est-elle ?
— Une folle ! De temps en temps elle apparaît ici comme un oiseau de malheur. Elle retourne les pierres, elle cherche on ne sait quoi. Un jour, un de mes fils a réussi à l’approcher mais elle parle une langue qu’il ne comprend pas. Tout ce qu’il a pu savoir c’est son nom. Elle s’appellerait Kypros… Drôle de nom !
— Kypros ! reprit Adalbert songeur. C’était le nom de la mère d’Hérode le Grand qui construisit ces palais… Elle appartenait à un peuple nomade de la région : les Nabatéens… Nomades parce que leurs caravanes sillonnaient le désert entre la mer Rouge et la Méditerranée. Avec leurs dromadaires qu’ils avaient été le premiers, je crois, à domestiquer, ils transportaient d’une mer à l’autre les épices venues des Indes, la myrrhe d’Arabie et même la soie que les marchands chinois des royaumes Han apportaient jusque chez les Parthes…
— Les Nabatéens n’existent plus depuis longtemps et Petra, leur capitale, est une ville morte habitée seulement par les bêtes sauvages, fit Khaled avec dédain…
— À moins d’avoir été exterminé jusqu’au dernier, un peuple ne disparaît jamais tout à fait, coupa Morosini. La nuit va tomber et Ein Guedi est là-bas… Tu devrais rentrer, Khaled ! Merci de ton aide.
La femme avait disparu maintenant derrière la pointe formée par l’étage supérieur du palais septentrional. L’Arabe salua sans insister et s’en alla rejoindre, par le sentier du Serpent, ses fils et ses dromadaires mais, avant d’avoir atteint la porte dans le rempart, Aldo le vit soudain ramasser une pierre et la jeter de toute sa force dans la direction des ruines en criant quelque chose qu’il ne comprit pas. Songeur, il revint vers Adalbert occupé à allumer un feu sur trois pierres qui avaient déjà servi à cet usage et lui apprit ce qu’il venait de voir :
— Je ne sais pas qui est cette femme mais ton Khaled la déteste…
— Ça, c’est évident. Mais ce n’est pas « mon » Khaled, c’est celui de sir Percy et je le lui laisse bien volontiers.
— Il ne te plaît pas ?
— Pas vraiment. Et nous ne lui plaisons pas davantage. Si nous n’étions en quelque sorte les invités de sir Percy, il n’aurait jamais accepté de nous guider et de nous aider…
— Tu vois à cela une raison ?
— Et une bonne : il fouille pour son propre compte ! Et je vais te dire mieux je parie qu’il cherche la même chose que cette femme-fantôme.
— On dirait que tu as une idée de ce que ça peut être ?
— Bien sûr. Sir Percy m’en a parlé d’ailleurs, mais comme d’une légende amusante à l’usage du petit peuple : le trésor d’Hérode le Grand !
Morosini se mit à rire en se laissant tomber, assis en tailleur devant le feu qui flambait bien à présent alimenté par du bois mort qui ne manquait pas sur le site :
— J’aurais dû m’en douter. C’est toujours la même histoire dès qu’un grand personnage a fait construire une quelconque forteresse et, de préférence dans un endroit inaccessible et sauvage, ça ne peut pas être pour autre chose que pour défendre un trésor…
— En l’occurrence, le trésor pour Hérode, c’était lui-même. Il faut comprendre : il était une pièce rapportée dans la dynastie asmonéenne dont il avait épousé une fille, Mariamne, en secondes noces – il a eu cinq femmes ! Alors il a fait le ménage parmi les descendants réels. C’était un homme cruel, d’une horrible méfiance et ce palais du désert en est la meilleure preuve.
— Le massacre des Innocents, c’était lui ?
— Non, son fils Hérode Agrippa Ier, l’homme qui a donné la tête de saint Jean-Baptiste à sa belle-fille Salomé. Pour en revenir à son papa, il est très possible que celui-ci ait enfoui une poire pour la soif dans ce dramatique décor…
— Mais cette femme que nous avons aperçue, cette Kypros qui porte le nom de sa mère, d’où peut-elle bien sortir ?
— Va savoir ! On verra bien si on arrive à mettre la main dessus. En attendant, dînons et couchons-nous ! Je meurs de fatigue !
— Ce que c’est que d’être devenu un archéologue de salon ! On rouille… En revanche, je suis confondu par ton savoir. Y a-t-il, autour de la Méditerranée, une seule peuplade dont tu ne connaisses pas l’histoire antique ?
Adalbert s’étira en émettant un son de satisfaction, puis se mit à fourrager dans son épaisse tignasse d’un blond tirant un peu sur le gris, repoussa la mèche qui lui tombait sur le nez et, finalement, darda sur son ami un regard bleu plein de malice :
— Pourquoi seulement la Méditerranée ? Il m’est arrivé de me pencher aussi sur l’énigme de l’Atlantide, tu sais ?… J’avoue cependant qu’en ce qui concerne la Palestine, j’ai un peu revu ma copie en compagnie de sir Percival Clark. Un puits de science que cet homme-là. Dommage que sa santé le tienne cloué dans son fauteuil, sinon il aurait sûrement tenu à nous accompagner !
— Si ce n’était pas le cas, il ne t’aurait rien dit du tout. Les archéologues sont les gens les plus cachotiers du monde et, en général, ils se détestent entre eux…
— Exactement comme les antiquaires ! Et tu n’as pas tout à fait tort mais comme jusqu’à présent il n’existe pas d’École française de Palestine, que les Anglais tiennent tout le pays, je crois qu’il n’est pas fâché qu’une sorte de franc-tireur sans grands moyens s’intéresse à ses travaux et à la question de Massada qui le passionne. Je lui ai promis des photos pour qu’il voie dans quel état est le site… Et maintenant, plus de questions ! Je dors…
Aldo, lui, n’avait pas sommeil. Adalbert ronflait depuis longtemps qu’il contemplait encore le ciel, assis sur un fût de colonne en fumant cigarette sur cigarette pour tenter de calmer une nervosité qu’il avait du mal à maîtriser. Jamais il ne s’était senti à ce point misérable et fragile avec ce terrible sentiment d’impuissance accroché à lui depuis qu’on lui avait pris Lisa. La splendeur de la nuit étoilée qui l’enveloppait aussi complètement que s’il eut été seul sur le pont d’un navire en pleine mer ne l’apaisait pas, justement parce qu’elle l’obligeait à mesurer le peu d’importance de sa personne en face de l’immensité. Peut-être aussi était-il accablé par les dimensions des ruines et ne voyait-il pas quel fil conducteur menant à ces fichus « sorts sacrés » on pourrait bien y trouver… Le cri d’un chacal quelque part dans le désert ne contribua pas à lui remonter le moral : il y vit un mauvais présage et se signa précipitamment comme n’importe quel Italien superstitieux…
Ce fut ce geste qui le fit sortir enfin de ce marais d’angoisse où il marinait depuis qu’on lui avait enlevé Lisa. Non parce que l’ayant fait il se sentit soudain sous la protection divine, mais parce qu’il le rendit à lui-même : le dernier d’une longue lignée d’hommes – de femmes aussi ! – qui avaient su se battre, mais aussi un être qui avait toujours affronté l’adversité avec ce sourire nonchalant qui séduisait tant de gens. Et s’il ne pouvait être question de sourire cette fois, il restait que son accablement et ses pensées négatives étaient peut-être bien en train d’offenser Dieu parce qu’il était loin d’être engagé seul dans cette bataille : il y avait Adalbert dont les ronflements réguliers avaient quelque chose de serein, il y avait Marie-Angéline, cette drôle de vieille fille qui lui avait si soudain apporté le plus inattendu des coups de main ; il y avait Tante Amélie capable de remuer le monde pour le neveu qu’elle aimait ; il y avait cet Écossais amoureux prêt à se dévouer sans compter pour une femme dont il savait très bien qu’il n’obtiendrait jamais rien d’autre qu’un sourire et peut-être un baiser fraternel sur la joue ; il y avait enfin Lisa elle-même : la fille du puissant banquier suisse Moritz Kledermann, la petite-fille de cette indomptable vieille dame autrichienne qu’était la comtesse von Adlerstein, la princesse Morosini enfin n’était pas de celles qui se laissent malmener, enfermer sans rien tenter pour s’en sortir. Elle l’aimait autant qu’il l’aimait et cet amour-là devrait être assez fort pour vaincre n’importe quel mauvais tour du Destin…
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