— Moi aussi, mais, à propos du mystérieux employeur, tu n’as pas une petite idée ? Par exemple, tu n’as pas été frappé par le fait que la garde rapprochée d’Hilary était composée des fils de Khaled et, de quelques-uns de leurs copains ?
— Bien sûr que si ! Mais inutile de songer à sir Percy ! Tu oublies qu’il avait un compte à régler avec ces gens depuis la mort de Kypros ?…
— Sir Percy ? intervint Mac Intyre. Vous ne voulez pas parler de sir Percival Clark ?
— Pourquoi pas ? fit Aldo en considérant le visage soudain empourpré du jeune homme. C’est l’un de vos parents ou vous lui vouez un culte ?
— Parent ? Non. Je suis écossais, Dieu merci ! mais c’est un trop grand homme et qui sert trop bien son pays pour que je permette qu’on le soupçonne à propos d’une si vilaine histoire. Je ne vous suivrai pas sur ce chemin-là !
— Et qui vous demande de nous suivre ? s’emporta soudain Aldo. Vous êtes tous les mêmes, les Anglais ! Prêts à toutes les aventures à condition qu’on ne touche pas à votre sacré pays et à ses illustrations !
— Je ne suis pas anglais ! clama Douglas. Je suis…
— On le sait ! Et le roi George cinquième du nom, que vous servez, il est quoi ? Hottentot ?…
— Calme-toi ! intervint Vidal-Pellicorne inquiet de la façon dont tournaient les événements. Souviens-toi que ce garçon vient de nous tirer d’un mauvais pas…
— Je n’oublie rien mais il faut savoir ce que l’on veut dans la vie ou il nous aide à sauver Lisa ou il chante la gloire de Clark !
— Je veux vous aider ! émit Douglas au bord des larmes, mais je veux aussi qu’on respecte un vieil homme honorable !
Aldo se détourna, prit une nouvelle cigarette et l’alluma d’une main dont le léger tremblement traduisait son énervement :
— C’est bon ! Respectez-le autant que vous voulez… mais tâchez au moins de mettre la main sur Ézéchiel. C’est lui le plus important pour nous et il faut faire vite !
Mais on n’eut pas à rechercher le jeune garçon bien longtemps.
Alors que, rentré dans sa chambre, Aldo s’était jeté sur son lit pour détendre au moins son corps à défaut de son esprit, il surgit soudain devant lui, rejetant la moustiquaire dont la couche l’enveloppait comme une mariée son voile :
— Où est le rabbin Goldberg ? demanda-t-il en braquant sur Morosini un pistolet tenu d’une main trop ferme pour qu’il n’en eût pas l’habitude.
— Vous devriez le savoir ? fit Aldo à qui la vue de l’arme rendit soudain tout son sang-froid.
Sans paraître s’en soucier le moins du monde, il glissa au bord du lit, s’assit et commença à se chausser. En même temps, il reprenait :
— Vous êtes son fidèle acolyte, n’est-ce pas ? Vous ne le quittez jamais ? Alors ?
— Je ne l’ai pas vu depuis hier vers six heures. Il m’avait chargé d’une… commission mais je savais qu’il vous rencontrait à onze heures à Siloé. Il était très heureux parce qu’il allait recevoir les « sorts sacrés » et il avait fait de longues prières pour remercier le Très-Haut…
— Ma femme ? Est-ce qu’elle était avec lui ?
— Je ne crois pas. Son intention était, je crois, d’aller la chercher avec vous afin que vous soyez assuré qu’elle était bien traitée.
— Vous en êtes certain ? Sachez qu’il y avait une femme avec lui… que ses assassins ont enlevée !
— Ses ass… ? Misérable goy, vous l’avez tué ?…
L’arme s’agitant dangereusement dans la main du jeune garçon, Morosini se jeta sur lui et la fit sauter avant de la lancer par la porte ouverte de la salle de bains.
— Réfléchissez ! Je ne demanderais pas où est mon épouse si j’avais tué Goldberg. Nous avions les émeraudes comme l’annonce du journal l’indiquait et, à onze heures, nous étions à la piscine de Siloé. Il y était lui aussi mais flottant sur l’eau avec un poignard arabe dans la poitrine.
— Je suis allé là-bas, moi aussi, mais je ne l’ai pas vu.
— Nous l’avons emporté pour le déposer dans un tombeau provisoire afin d’éviter un affrontement entre les deux communautés…
— Vous n’éviterez rien du tout ! Chez nous, qui a tué doit le payer de sa vie. Et vous allez me dire où vous l’avez mis…
— Je vais d’abord vous raconter ce qui s’est passé. Asseyez-vous et tenez-vous tranquille un moment !
À son tour, Morosini fit le récit de la nuit tragique et Ézéchiel voulut bien l’écouter jusqu’au bout mais sans, pour autant, abandonner toute méfiance.
— En vérité, vous êtes mon seul espoir, conclut Aldo avec tristesse, car je ne sais plus de quel côté me tourner. Je n’ai plus les « sorts sacrés », Abner Goldberg est mort et je n’ai aucun moyen de retrouver ma femme. Quant aux pierres…
— Il va falloir les retrouver. Et vous ne saurez où est la princesse que lorsque vous pourrez me dire où sont l’Ourim et le Toummim. Je reviendrai ce soir, vers dix heures, et par le même chemin… Et pas de mauvaises surprises, hein ?
Morosini haussa les épaules :
— Vous craignez quoi ? La police ? Je ne suis pas fou et j’ai besoin de vous.
— Nous verrons ! Encore un mot. Si vous voulez que je vous croie, dites-moi où vous avez mis Rabbi Abner.
Aldo le lui expliqua avec suffisamment de détails pour qu’il n’y eût pas d’erreur. Le garçon eut un mince sourire :
— Sans vous en douter, vous avez obéi à l’une des lois de notre ville sainte : personne ne doit y être enterré afin de préserver sa pureté.
Morosini pensa qu’il y aurait peut-être beaucoup à dire sur la pureté des hommes qui l’habitaient mais s’abstint de tout commentaire. De même il ne fit pas un geste quand Ézéchiel s’en alla reprendre son pistolet dans la salle de bains, gagna le balcon et se servit du bougainvillier qui grimpait au mur pour descendre aussi tranquillement que s’il eût pris un escalier. Vers l’orient, une bande de ciel plus pâle annonçait le jour. Aldo réalisa alors qu’il avait mal à la tête. Ce qui ne valait rien pour la clarté des idées. C’était sans doute d’avoir trop fumé en buvant de l’alcool ?… Il chercha dans sa trousse de toilette deux cachets d’aspirine, les avala avec un grand verre d’eau et retourna s’étendre sur son lit pour y attendre l’effet du médicament. Or à peine sa tête eut-elle touché l’oreiller qu’il plongea dans le plus miséricordieux des sommeils… Et cette fois personne ne vint le réveiller pour la bonne raison qu’Adalbert, accablé de fatigue, en faisait autant et qu’il avait placé sur sa porte l’écriteau priant qu’on ne le dérangeât point.
Il était déjà tard dans l’après-midi quand Aldo refit surface avec la satisfaction de se sentir dispos même si quelques écharpes de brume voltigeaient encore dans sa tête mais sans affaiblir en quoi que ce soit la première idée qui lui était venue en ouvrant les yeux.
Afin de la rendre plus claire encore, il se précipita sous la douche, s’y savonna d’importance avant de s’étriller au gant de crin et d’user généreusement de lavande anglaise. Après quoi il se rasa et regagna sa chambre avec la réconfortante impression que rien ni personne ne lui résisterait quand il entreprendrait, tout à l’heure, l’action qu’il avait arrêtée dans son sommeil. Il y trouva Adalbert qui, installé dans une chaise dont les pieds débordaient sur le balcon, regardait les rayons du soleil couchant restituer comme presque tous les soirs à la Vieille Ville son image de Cité Céleste tissée d’or et de lumière.
— Ça va mieux ? demanda-t-il sans quitter des yeux le merveilleux paysage dont les nuances changeaient.
— Oui. Et j’ai pris une décision : ce soir, je vais rendre visite…
— À sir Percival Clark ? Et pourquoi, s’il te plaît ?
— Parce que j’ai la conviction profonde que c’est lui la cheville ouvrière de tout cela… Certains des Arabes de cette nuit étaient des fils de Khaled. J’en suis sûr. Ce qui veut dire qu’il n’en a tiré aucune vengeance pour la mort de sa fille.
— C’est assez bien raisonné… mais, moi, je sais à présent qu’il est l’homme pour qui travaille Hilary. Cette nuit, j’ai retrouvé enfin le détail qui me tracassait et que je n’arrivais pas à définir…
— Et ça t’est venu comment, cette illumination ?
— C’est l’apparition dans notre histoire de Margot la Pie. C’est elle qui a été le révélateur. Tu te souviens des nombreuses vitrines qui ornent la maison de sir Percy ?
— Bien entendu. Elles renferment de très jolis bijoux antiques ; mais cela n’a rien d’étonnant si l’on tient compte du fait qu’il a travaillé dans plusieurs pays d’Orient…
— Sans doute, mais ce qui est plus étonnant c’est qu’au milieu d’objets sans histoire… pénale tout au moins, se trouve une boucle de ceinture, en or, représentant la tête d’Héraclès portant en guise de casque la tête du lion de Némée que j’avais pu admirer il y a quelques années dans les collections du musée de Syracuse. C’est l’un des rares objets rassemblés dans les années 70 avant Jésus-Christ par le proconsul Verrès que l’on ait pu retrouver…
— Il ne cache pas qu’il ait acheté certains de ces bijoux. Pourquoi pas celui-là ?
— Parce qu’il n’a jamais été en vente. En revanche, au cours d’un voyage en Italie, il y a environ trois ans, je me souviens d’avoir lu dans un quotidien qu’un vol audacieux avait délesté Syracuse de plusieurs objets de valeur. La boucle de ceinture en faisait partie.
— Je ne nie pas qu’il ait pu l’acheter au voleur mais…
— Qu’est-ce qui te prend ? Tu viens de me dire que tu veux aller chez sir Percy, j’apporte de l’eau à ton moulin et tu fais la fine bouche ? Tu es malade ou quoi ?
— Non et j’admets volontiers que je me fais l’avocat du diable mais c’est peut-être parce que ça me paraît trop beau : exposer un joyau volé me paraît dangereux…
— Ici ? Autrement dit au bout du monde des Européens ? Il faut un spécialiste comme moi et avoir non seulement visité ledit musée mais encore avoir retenu ce que l’on y a vu. Or, les foules ne se pressent pas à Syracuse même si le musée est l’un des plus importants d’Italie. J’ajoute qu’il est aussi l’un des plus mal protégés…
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