— Vous ne l’emporterez pas en paradis, Hilary Dawson ! grogna Adalbert furieux…

Elle tourna vers lui un sourire presque tendre :

— À mon âge on a encore le temps de penser au Paradis et moi je préfère m’en créer un sur la terre. Adieu, mon cœur ! Et… à propos, je ne m’appelle pas vraiment Hilary Dawson. Quant à ma supposée famille, c’était une réunion d’amis chers qui ont bien voulu jouer le rôle.

— Y a-t-il en vous quelque chose de vrai ? fit Aldo avec dédain. En tout cas, retenez ceci : où que vous soyez je vous retrouverai et je vous ferai payer tout cela.

Il eut droit à la fin de son sourire :

— Je vais mourir de peur, mon cher Aldo ! En attendant, permettez-moi de vous dire que, pour un homme de goût, vous en manquez singulièrement en matière matrimoniale : cette grosse femme et vous ne devez pas former un couple bien assorti !…

Emmenant sa déplaisante troupe avec elle, Hilary quitta la piscine de Siloé, laissant ses prisonniers sous le coup de ses derniers mots. Cependant, Aldo attendit un moment avant d’exprimer sa surprise :

— Lisa, une grosse femme ? C’est impossible, voyons ! Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

— Que Goldberg avait dû se faire accompagner par quelqu’un d’autre et que ce n’est pas Lisa que cette damnée créature a emmenée…

— Autrement dit, Lisa est toujours au pouvoir des gardiens à qui cet homme l’avait confiée ? Et toujours en danger de mort… Bon Dieu ! c’est à devenir fou ! Et combien de temps allons-nous encore rester ici, ficelés comme des salamis ?

— Je n’ai pas de réponse à ta question, mon pauvre vieux, soupira Adalbert qui se tortillait dans ses cordes dans l’espoir de trouver un moyen de s’en libérer. Tes liens sont-ils aussi serrés que les miens ?

— Je le crains, mais si on réussit à se coucher de côté, tu pourrais peut-être essayer d’attaquer ceux de mes mains avec tes dents. Ou vice versa…

— Le malheur c’est qu’on n’y voit pas grand-chose…

Un mince jet de lumière lui apporta un soudain démenti. Aussitôt Adalbert se mit à crier :

— Par ici !… On est là !… Au secours !

La lumière s’agita au rythme de pas plus rapides puis vint les éclairer de plein fouet accompagnée d’une exclamation satisfaite :

— Je me demandais où vous étiez passés, fit le lieutenant Mac Intyre en tirant de sa poche un couteau suisse à l’aide duquel il attaqua les premiers liens qui se présentaient à lui et qui étaient ceux d’Adalbert…

— Vous nous aviez suivis ? demanda celui-ci.

— Oui… de loin. Une idée comme ça… au cas où vous auriez besoin d’aide…

— C’est le cas ! Et, en venant, vous n’avez rencontré personne ?

— Non. Je vous avais même perdus et j’étais assez loin quand j’ai entendu le coup de feu… Alors je suis revenu…

— Et vous n’avez vu personne ? insista Adalbert. Une jeune femme blonde vêtue de noir et une bande d’Arabes ?

— Mais non, je vous assure !

— Ils ont dû prendre le tunnel d’Ezéchias, murmura Aldo. La fontaine de la piscine ne coule plus. Ou peut-être se sont-ils dispersés ? Et à propos de piscine, regardez un peu, lieutenant, ce qu’il y a dedans ! Vous découvrirez le cadavre d’un rabbin nommé Abner Goldberg.

Le pinceau lumineux obéit, dessina la masse noire qui flottait doucement.

— Seigneur ! gémit le jeune homme. Un rabbin !… Ça va faire une histoire de tous les diables ! Et, en plus, les Juifs crieront qu’il faut purifier ce bassin ! C’est vous qui l’avez tué ?

— Mais bien sûr, voyons ! explosa Morosini. Nous l’avons tué alors qu’il était le seul à savoir où se trouve ma femme et ensuite, comme nous sommes très futés, nous nous sommes ficelés afin de nous procurer un parfait alibi ? Vous rêvez, Mac Intyre, ou quoi ?

— Oh, je suis désolé !… Je ne réalisais pas… Seulement, je ne comprends plus rien : vous ignorez toujours où est la princesse Morosini ?

— On se tue à vous le dire. Je crois, ajouta Vidal-Pellicorne avec un soupir, qu’il va falloir tout lui expliquer… et en détail. Alors, si vous le voulez bien, on rentre à l’hôtel et on cause. Mais vous voulez peut-être prévenir la police ?

— Oh, moi, je ne préviens personne, protesta le lieutenant. Je laisse ce soin aux premiers promeneurs qui viendront ici. Pour le reste, les Juifs s’arrangeront avec les Arabes puisque le poignard que je vois là-bas a tout l’air de signer le crime. Je ne tiens pas à être pris dans la tempête. Mon colonel serait capable de me casser ! Filons d’ici !

Remettant dans sa poche le couteau dont il venait de se servir avec tant d’efficacité, il se disposait à prendre le chemin du retour quand Morosini l’arrêta :

— Un moment ! Ne crois-tu pas, Adal, que nous ferions mieux de faire disparaître ce cadavre ? Si les gens qui gardent Lisa ne voient pas revenir Goldberg, ils risquent de s’en prendre à elle et ils la tueront à coup sûr quand ils apprendront sa mort. Souviens-toi de la lettre : il faut qu’il aille lui-même la rechercher et avec les mots convenus…

— C’est impossible ! s’exclama Mac Intyre en revenant sur ses pas. Si nous y touchons, nous risquons d’être poursuivis, au moins pour complicité, et je vous rappelle que j’appartiens à l’armée anglaise : cela créerait un dangereux incident diplomatique ! La situation n’est pas bonne en ce moment.

— Et si nous ne réussissons pas à le cacher, c’est ma femme qui va mourir ! Alors les incidents diplomatiques !… Allez nous attendre à l’hôtel ! On s’en charge, Vidal-Pellicorne et moi.

Tout en parlant, il s’agenouillait sur le bord du bassin le plus proche du cadavre puis, comprenant qu’il allait tomber, s’étendit à plat ventre en s’étirant le plus possible. Il en était presque au point de rupture d’équilibre quand il réussit à attraper un pan de la lévite et tira le tout à lui…

— Viens m’aider ! souffla-t-il et Adalbert se précipita.

À eux deux, ils réussirent à sortir le corps et l’étendirent sur le sol.

— Et maintenant, qu’est-ce que vous allez en faire ? grogna l’Écossais nettement réprobateur.

— Ce ne sont pas les tombeaux désaffectés qui manquent dans la vallée du Cédron, répondit Adalbert entièrement acquis à l’idée de son ami. On va prendre le tunnel d’Ézéchias. Et ne dites pas que ce sera long et difficile : on le sait mais, comme dit Morosini, on n’a pas le choix. Retournez au King David, lieutenant, mais laissez-nous votre lampe !

— Pour qu’on me retrouve avec une jambe cassée ? Non !… je vais vous éclairer.

— Et l’incident diplomatique ? ironisa Morosini.

— On va essayer de l’éviter. Et puis une femme comme la princesse vaut que l’on risque une guerre !

Ne sachant s’il devait remercier ou montrer les dents, Aldo choisit de se taire et alla s’atteler aux pieds du corps dont il enleva les chaussures pour les vider et les fourrer dans ses poches.

— N’oubliez pas ça, grogna l’Écossais qui, du bout de son inséparable stick, avait repêché le chapeau et le posait sur la poitrine du mort. Sinon on pourrait se demander ce qu’il faisait là.

Bien que feu Goldberg fût petit, descendre son corps par un tunnel d’environ cinq cents mètres aux marches raides et glissantes fut plus que difficile : un vrai calvaire, dont Aldo et Adalbert admirent volontiers que, sans la lampe de Mac Intyre, ils ne s’en seraient pas tirés mais enfin, après un temps qui leur parut durer l’éternité, on retrouva l’air libre, la nuit du Seigneur et les senteurs de cèdre et d’eucalyptus dans la verte vallée… Trouver près des grands tombeaux un trou dans la falaise fut beaucoup plus aisé. On y installa le corps du mieux que l’on put, on empila pierres et branches sèches à l’entrée et l’on reprit, enfin, le long chemin qui ramenait à l’hôtel… Le sort de Lisa allait dépendre à présent du temps qui s’écoulerait avant la découverte du cadavre.

Vu l’heure tardive – et même matinale ! – le bar de l’hôtel était fermé, pourtant Morosini n’eut aucune peine à obtenir du portier de nuit une bouteille de whisky, un siphon, de la glace et des verres :

— Il n’est pas rare, dit cet homme courtois avec un regard de connivence à Mac Intyre, que quelques-uns de ces messieurs passent la nuit dans l’un de nos petits salons pour jouer au poker tranquillement…

— Je crois que ça m’aurait plu, fit Adalbert, mais pour l’instant nous avons mieux à faire !

À considérer les smokings et l’uniforme mouillés, froissés et salis, le portier voulut bien le croire mais se garda de commenter. Dans un palace de quelque pays qu’il soit, on en voyait bien d’autres…

Plongé dans ses pensées sombres, Aldo laissa Adalbert se charger du récit après qu’ils eurent changé de vêtements et aidé Douglas à retrouver un aspect présentable. Il fumait cigarette sur cigarette, allumant une nouvelle à celle qui allait s’éteindre. En fait il n’écoutait pas, préférant chercher une solution à leur difficile problème.

— À présent Goldberg est mort et lui seul savait où Lisa est retenue… conclut Adalbert.

— On pourrait en tout cas chercher le gamin nommé Ézéchiel qui lui était si cher. Il doit bien savoir quelque chose, celui-là.

— Qui est Ézéchiel ? demanda Douglas.

— Celui qui a porté les lettres et que Lisa a suivi chez Goldberg. Sur nos indications, Mlle du Plan-Crépin avait tiré un portrait dont je dois avoir encore une copie dans mes bagages, dit Adalbert.

— Inutile ! Je m’en souviens très bien. J’ai une bonne mémoire des visages et je vais le faire rechercher, dit le lieutenant. Il serait bien étonnant d’ailleurs que l’annonce de la mort du rabbin ne le ramène pas à la surface : je peux vous assurer que ça va faire du bruit !

— Il y autre chose qu’il faudrait savoir, reprit Aldo. Cette femme… Hilary puisque nous n’avons pas d’autre nom à notre disposition, a dit qu’elle travaillait pour quelqu’un d’autre et il faudrait peut-être se soucier de la malheureuse qu’elle a prise pour ma femme et qu’elle a emmenée pour couvrir sa fuite. Elle ne va pas tarder à s’apercevoir que ce n’est pas Lisa et alors le mystérieux employeur pourrait vouloir s’en débarrasser… L’idée qu’elle pourrait mourir me gêne…