— C’est vous ! s’exclama-t-il en français. Je suis si heureux ! Et notre princesse ?

Même si le pluriel employé ne l’enchantait pas, Aldo offrit un bon sourire à l’amoureux de Lisa :

— J’espère que nous la reverrons bientôt…

Sans lâcher son stick, Mac Intyre frappa vigoureusement sa paume gauche de son poing droit :

— By Jove !… Je suis si terriblement content !

— Mais vous même, que faites-vous là ? Vous montez la garde ?

— Non… puis baissant la voix de plusieurs tons : J’attends… comment vous dites ? Une… huile ?… Avec qui je dois faire la touriste et qui, of course, me fait faire le poireau ! Mais ce n’est plus important maintenant…

— Parce que vous avez envie de causer avec nous ? Écoutez, mon vieux, nous sommes sales et fatigués. Nous avons besoin de repos et d’un bon bain. Alors si vous voulez, venez dîner avec nous ce soir. À condition que vous soyez libre, bien sûr.

— Je serai… Merci grandement !

L’« huile » arrivait, d’ailleurs, et le lieutenant se porta à sa rencontre.

— Tu as eu bien raison de l’inviter, commenta Adalbert. Si j’en crois ce que nous venons de vivre, la situation n’est pas des plus calmes par ici et on pourrait avoir besoin de lui.

En effet, la situation en Palestine se dégradait. Relativement calme depuis que la fameuse Déclaration Balfour avait préconisé l’établissement d’un foyer national juif sans qu’il soit porté atteinte au droit des Arabes, mais c’était là un double vœu parfaitement contradictoire, elle se détériorait. Le mandat anglais sur le pays n’arrangeait rien en s’efforçant de ménager la chèvre et le chou. Des groupes de jeunes hommes déterminés se formaient dans un camp comme dans l’autre ; les émeutes et les affrontements étaient fréquents sans que quiconque puisse prévoir comment cela se terminerait, le beau projet de partage équitable entre les deux communautés s’effilochant de jour en jour entre les doigts des chancelleries. Et comme les Turcs n’étaient pas sans regrets d’avoir été contraints d’abandonner des territoires où ils étaient maîtres depuis des siècles, les troubles débordaient souvent les frontières. Ainsi le Taurus-Express où voyageaient les deux amis avait été attaqué par une bande de pillards heureusement mis en fuite par une troupe de protection locale et les voyageurs en avaient été quittes pour la peur. Prudent, Aldo avait pris soin de protéger au mieux le trésor qu’il rapportait et ce fut dans ses chaussettes que les « sorts sacrés » effectuèrent à Jérusalem une rentrée un peu humiliante peut-être, mais discrète. Il n’aurait pu supporter l’idée de les voir partir entre les mains crasseuses d’un bandit de grands chemins. Il aurait préféré les avaler, au risque d’en mourir…

Le premier soin d’Adalbert, après le déjeuner, fut de se rendre dans les bureaux du quotidien local pour y passer, trois jours de suite pour commencer, l’annonce réclamée par le rabbin Goldberg. Il ne restait plus qu’à attendre le résultat et ce ne serait pas le plus facile. Goldberg était-il seulement à Jérusalem ?

Douglas Mac Intyre apporta la réponse à cette question. Depuis le départ de ceux qu’il considérait à présent comme des amis, il s’était souvent promené, en civil, dans le quartier de Mea Shearim, fréquentant les échoppes du brocanteur et du marchand de tapis proches de la maudite maison dans laquelle il avait vu disparaître Lisa. La présence du rabbin dans la ville sainte ne faisait donc aucun doute pour lui.

— Je l’ai vu encore hier. Il est là, j’en suis sûr !

La réponse d’ailleurs ne se fit pas attendre. Le journal n’était en vente que depuis deux heures environ quand un groom de l’hôtel monta une lettre à Morosini en disant qu’un commissionnaire venait de l’apporter. Elle était courte ; elle fut vite lue :

— Le rendez-vous est pour demain soir, dit-il à Adalbert. Onze heures à la piscine de Siloé ! C’est du moins ce que je traduis puisqu’il dit : « là où nous nous sommes rencontrés la dernière fois… »

— Aucun doute là-dessus mais pourquoi ne pas nous faire venir tranquillement chez lui ? Il doit bien se douter que nous connaissons sa maison ?

— Il a ses raisons dont la meilleure est peut-être – du moins je veux l’espérer ! – qu’il trouve cet endroit désert plus commode pour me rendre Lisa…

Cela faisait encore pas mal de temps à patienter et, ce temps, il fallait l’occuper. Après être allé, avec Adalbert, reconnaître en plein jour le chemin qu’ils parcourraient de nuit, Aldo poussé par l’ancienne angoisse, un peu apaisée quand il avait pris possession des « sorts sacrés » mais qui renaissait depuis l’arrivée à Jérusalem, éprouva soudain l’impérieux besoin de déposer son fardeau au pied de la Croix comme le faisait toujours sa mère aux heures d’épreuve, comme l’avaient fait tous les Morosini au cours d’une longue histoire dont une partie, pour certains, s’était déroulée sur ces lieux mêmes. En quittant la piscine de Siloé et au lieu de remonter vers l’hôtel, il se tourna vers la vallée du Cédron. Ce qui surprit Adalbert :

— Où vas-tu ? Ne me dis pas que tu as envie d’aller rendre visite à notre vieil ami sir Percy ?

— Non. Je veux… visiter quelqu’un de plus haut. Je… j’ai envie d’aller prier au Saint-Sépulcre. Rentre sans moi !…

— À moins que tu ne tiennes essentiellement à y aller seul, j’irais bien moi aussi. Cela me paraît même… la meilleure idée que l’on puisse avoir.

Sans répondre, Aldo se contenta de passer son bras sous celui de son ami, profondément remué par cette nouvelle preuve de leur amitié. Ensemble donc, ils suivirent le chemin longeant le rempart jusqu’à l’ancienne porte des Lions sacralisée depuis par le nom de Saint-Étienne. De là partait la Via Dolorosa, le chemin de souffrance que Jésus, déjà blessé par les fouets des prétoriens et les cruelles épines de sa dérisoire couronne, avait gravi sous la charge du bois du supplice, depuis la forteresse Antonia jusqu’au Golgotha, le « lieu du Crâne », la colline pelée où, à présent, les coupoles d’une basilique byzantine s’efforçaient de remplacer le terrible et rayonnant symbole qui avait porté le Rédempteur et ouvert aux hommes les portes de l’Espérance…

Mais là où ils attendaient silence et recueillement, les deux pèlerins impromptus ne trouvèrent que vacarme et agitation : une foule grouillante où se mêlaient toutes les religions monothéistes s’entassait, se bousculait dans l’étroite rue en pente, coupée d’escaliers aux marches usées et glissantes, qui semblait errer un peu au hasard entre de vieilles bâtisses dont les sommets menaçaient de se refermer sur elle. À chaque station du divin martyr correspondait un édifice mais appartenant à une religion différente : la prise de la Croix devant un couvent de Petites Sœurs catholiques, la rencontre avec la Vierge à l’église des Arméniens cependant que les Melchites ou Grecs Unis possédaient la station de Véronique et de son voile, l’Hospice protestant allemand la rencontre avec les Saintes Femmes et la Troisième chute à l’église copte, etc. Le plus étrange étant encore que l’entrée du Saint-Sépulcre… était gardée par un musulman.

— La basilique elle-même est encore pire, s’il se peut : elle est partagée entre sept communautés qui la gèrent, l’entretiennent… et se la disputent copieusement…, dit Adalbert.

— Tout ceci est aberrant ! Puisque tu le savais, pourquoi m’as-tu laissé faire ?

— Parce que gravir la Voie Douloureuse ne pouvait que te faire du bien mais si tu veux prier en paix, redescendons à l’église Sainte-Anne. Bâtie par les Croisés c’est la plus belle, la plus grave surtout, celle qui correspond le mieux à un élan mystique…

— Elle appartient bien à des moines quelconques ?

— À des moines, oui, mais pas quelconques ! Les Pères blancs… dont faisait partie Charles de Foucauld !

Morosini alla prier à l’église Sainte-Anne.

Vint enfin le moment de se rendre au rendez-vous fixé par le rabbin. Aldo et Adalbert se dirigèrent au pas de promenade vers la Vieille Ville en fumant l’un une cigarette, l’autre un cigare. Ils flânèrent dans les ruelles où les lampes à acétylène des échoppes entretenaient une animation, puis franchirent les vieux remparts pour descendre vers les ruines de la cité de David où ils gagnèrent enfin l’ancienne mosquée enfermant la piscine où Jésus avait ouvert les yeux de l’aveugle. La nuit était sombre. Tout était calme, silencieux, un peu effrayant même. Onze heures sonnèrent quelque part…

À voix contenue, Aldo appela en s’approchant du bassin.

— Vous êtes là ?

Rien ne lui répondit mais, soudain, il aperçut quelque chose :

— Ta lampe, Adal ! Vite !

Dans le mince pinceau lumineux apparut alors ce que, depuis une seconde, il craignait de voir : un corps flottant sur l’eau plate avec, à côté de lui, le chapeau noir tombé de sa tête. Un corps qui était celui d’Abner Goldberg. Le poignard qui l’avait tué était encore planté dans la blessure qu’il portait à la poitrine…

Les jambes d’Aldo se dérobèrent sous lui et il se laissa tomber à genoux, accablé par ce dernier coup du sort dont la signification était si terrible pour lui. Il se souvenait trop des termes de la lettre reçue au soir de l’enlèvement de Lisa : si Goldberg lui-même ne venait la délivrer ses gardiens avaient ordre de la tuer. Et Goldberg, lui-même, venait d’être tué…

Adalbert réalisa aussi vite l’horreur de la situation mais y résista mieux. Fondant sur Aldo, il l’obligea à se relever :

— Viens ! Il faut filer d’ici et vite ! Ceux qui ont fait ça sont très capables de nous envoyer la police pour nous mettre le meurtre sur le dos. Mieux vaut la prévenir nous-mêmes…

— Mais Lisa ?… Elle était peut-être là ?

— Si elle y était et qu’on l’a enlevée, raison de plus pour nous faire aider !