— Aucun obstacle n’aurait pu me retenir, madame, fit-il sans grand effort d’imagination.
Ce qu’elle souligna aussitôt en riant :
— La courtoisie ne vous permettait pas de dire autre chose. Comment trouvez-vous mon antre ?
— Stupéfiant… et un peu magique. En parfait accord avec vous-même.
C’était l’expression même de sa pensée. En dépit du long peignoir de linon et de dentelles mousseuses qui l’enveloppait et s’étalait autour d’elle, Fedora était fascinante et accaparait la lumière sans autre reflet que la masse brillante de ses cheveux dont un coiffeur apparemment sourd et aveugle était en train de composer un somptueux chignon destiné à supporter la tiare d’émeraudes et de diamants posée près d’elle sur un coussin. En outre, elle lui parut plus pâle encore que lors de leur première rencontre en dépit de la tendre lumière des petites flammes qui habitaient sa chambre…
— Votre Altesse se sent-elle bien ? n’hésita-t-il pas à demander. Elle me semble un peu pâle…
— Je ne suis jamais très colorée mais il est vrai que, ce soir, je suis un peu lasse. Puis-je vous demander un instant, cher ami ? ajouta-t-elle en réponse à quelques grognements intraduisibles de son coiffeur. Il paraît que je bouge trop…
Elle reprit sa pose hiératique tandis que Morosini continuait à s’intéresser au décor et s’approchait du petit oratoire aménagé dans un coin de la chambre et dont la pièce principale était une admirable icône de la Vierge qu’il identifia aussitôt :
— J’aurais cru que cette icône d’Andreï Roublev faisait partie de celles peintes par l’artiste pour le couvent de la Trinité-Saint-Serge ?
Un petit cri de douleur lui répondit : dans sa surprise Son Altesse avait tourné la tête trop brusquement :
— Comment pouvez-vous savoir cela ?
— Avant la guerre je suis allé en Russie et je l’y ai vue. Le couvent a-t-il été détruit par la révolution d’Octobre ?
— Non. Celle-ci est la sœur de celle que vous avez vue. Le peintre en a fait une seconde pour l’un de mes ancêtres. Elle est depuis toujours le précieux trésor de ma famille.
— Puisse-t-elle continuer à vous protéger longtemps ! fit-il gentiment. Elle est… merveilleuse !
— Soyez béni pour cette bonne pensée…
La coiffure était achevée. Le précieux diadème composé de longues pointes alternant diamants et émeraudes étincelait à présent sur la tête de la jeune femme qui renvoya d’un geste son serviteur. Sa suivante allait se retirer elle aussi mais Fedora la retint :
— Reste, Hilda ! Je n’ai pas de secrets pour toi… J’avais espéré, ajouta-t-elle en se tournant vers Aldo, que nous pourrions parler… longuement après le départ de mes autres invités mais… je ne suis pas certaine d’en avoir le temps… Il se peut que l’on m’appelle… ailleurs. À moins que vous n’ayez très faim, pouvons-nous causer maintenant ?
— Je n’ai pas faim, madame, fit Morosini ravi par la perspective de repartir bientôt.
Apparemment, la belle dame renonçait à faire de lui son amant et c’était une excellente nouvelle. Seulement, il allait falloir jouer serré.
— Merci…
Elle quitta son siège et vint s’asseoir sur le pied du vaste lit couvert de fourrures et de brocart doré mais, en passant, elle avait pris les bijoux qui intéressaient tant Morosini :
— Venez vous asseoir près de moi… Et apprenez-moi pourquoi l’autre soir, à Paris, vous avez dit que vous donneriez tout ce que vous possédez au monde pour vous les procurer ?
Il n’hésita qu’à peine. Ce n’était plus l’heure d’inventer une fable quelconque. Et puis, le beau regard attentif de cette femme lui inspirait confiance. En abrégeant le plus possible, il raconta son aventure de la piscine de Siloé et ce qui s’était ensuivi. Surtout, il omit de retracer la légende donnant aux « sorts sacrés » une origine divine. La grande-duchesse possédait sans doute cette foi quelque peu superstitieuse des Slaves. Si elle apprenait qu’ils venaient de Jéhovah lui-même, elle s’y accrocherait comme s’accroche à une branche quelqu’un en train de se noyer. Aussi ne manqua-t-il pas d’en souligner la malfaisance.
— Vous aimez votre femme ? demanda-t-elle quand il se tut.
— Plus que tout au monde, madame. Si je la perds, il ne me reste rien…
— Et… vous ne l’avez jamais trompée, bien sûr !
La réponse vint immédiate, sincère car, pour Aldo, ce qui s’était passé avec Salomé ne constituait pas une atteinte à son serment : il avait payé un renseignement, voilà tout.
— Non.
— Pourtant…
Fedora suspendit sa phrase, fermant à demi ses yeux qui ne laissèrent plus voir qu’une étroit reflet vert. Elle sourit, puis reprit :
— … pourtant vous saviez parfaitement, en acceptant mon invitation, ce que j’attendais de vous ? Vrai ou pas ?
— Vrai. J’ai assez vécu pour entendre ce que l’on ne dit pas. Votre Altesse… voulait m’honorer de façon… toute particulière.
— Foin de tous ces mots alambiqués ! Mon altesse voulait coucher avec toi, petit frère ! s’écria-t-elle. Et tu étais d’accord, non ?
— Non. Pardonnez-moi, madame, ajouta-t-il pour corriger la brutalité du mot. Vous êtes sans doute l’une des plus belles créatures de Dieu mais j’espérais être assez habile pour vous amener à me vendre ces pierres. Dans mon esprit il ne pouvait s’agir que d’une transaction commerciale…
— Et si j’en avais fait ma condition de vente ?
Il détourna les yeux pour ne plus voir le regard intense dont elle l’enveloppait :
— Je vous l’ai dit : j’aime ma femme par-dessus tout…
— Tu aurais… payé de ta personne ? fit-elle en éclatant de rire C’eût été peut-être un peu mince ? Ces émeraudes m’ont coûté une fortune.
— Dût la mienne y passer tout entière, je suis prêt à vous donner le montant que vous fixerez.
— Toute ta fortune ? Es-tu si riche ?
— Pas autant que Votre Altesse, sans doute, mais je n’ai pas à me plaindre. Je vous donnerais tout contre les pierres. Seule compte la vie de Lisa…
— Elle s’appelle Lisa ?… Lisa comment, avant votre mariage ?
— Lisa Kledermann.
À nouveau Fedora éclata de rire :
— La fille du banquier suisse ? Je comprends que tu tiennes à elle et même que tu sois prêt à me donner tout ce que tu possèdes. Avec elle, tu es sûr de ne jamais mourir de faim…
C’en était trop ! Pâle de colère, Aldo se dressa devant cette femme qui non seulement le retournait sur le gril mais en outre l’insultait :
— Ma fortune, madame, je l’ai bâtie autour d’un palais plus vieux que votre château, de souvenirs rassemblés au cours des siècles par des ancêtres dont certains portèrent le « corno » d’or des Doges et de beaucoup d’autres choses encore mais j’ai appris la leçon du travail. Si vous me prenez tout, je recommencerai sans aller tendre main à mon beau-père. À présent, dites-moi votre prix et finissons-en !
Pendant un moment elle garda le silence en le regardant comme si elle l’évaluait. Elle sentait qu’intérieurement il tremblait de colère et le trouva plus séduisant que jamais.
— Et si, dit-elle doucement, je me contentais… d’une nuit d’amour ?
Avec un dédain insultant il haussa les épaules :
— D’amour ? N’appliquez donc pas ce mot sublime à ce qui ne serait qu’une misérable caricature. Non, madame. Tenons-nous-en à l’argent ! Pour le reste, vous seriez trop mal servie !
Il esquissa un salut et se dirigea vers la porte devant laquelle se tenait Hilda von Winkleried. La voix de la grande-duchesse le rattrapa :
— Restez ! Je ne crois pas vous avoir autorisé à sortir !
— Et je ne crois pas, moi, que nous ayons encore quelque chose à nous dire, fit-il en se détournant pour la regarder.
Elle était toujours assise dans la blancheur neigeuse de son déshabillé, semblable, sous sa couronne scintillante, à une fée de conte oriental et elle faisait jouer les émeraudes entre ses doigts et les flammes d’un chandelier :
— Ne sois pas si impétueux, petit frère ! J’ai encore quelque chose à dire : ce soir, pour la dernière fois, je porterai ces pierres… et demain elles seront à toi. Nous en fixerons alors le prix… Va maintenant !
Sous la main d’Hilda, la porte ouvragée comme un coffret s’ouvrit et guidé par la jeune fille à travers l’appartement, étouffant comme un térem{8}, il se retrouva dehors encore étourdi par la scène qu’il venait de vivre et ce qu’il venait d’entendre, mais les derniers mots résonnaient au fond de lui avec les accents de la victoire. Demain, il repartirait pour Jérusalem emportant avec lui la rançon de Lisa. Une énorme bulle de bonheur s’enfla en lui, l’entraînant vers sa chambre où il entra en trombe :
— Adal, s’écria-t-il, c’est gagné !
Vidal-Pellicorne, qui était en train de faire disparaître méthodiquement le contenu d’une terrine de lièvre, faillit s’étouffer et dut avoir recours au verre de vin posé devant lui :
— Qu’est-ce que tu as dit ? émit-il d’une voix étranglée après avoir toussé plusieurs fois.
— Que tu n’auras pas à jouer les Arsène Lupin. Demain, la grande-duchesse me remettra les émeraudes…
— Con… contre quoi ?
— Je l’ignore mais j’en suis sûre : demain, elle me les vend ! Nous sommes au bout de nos peines, mon vieux ! Et je vais revoir Lisa !
Et il se jeta, pleurant presque, dans les bras de son ami qui se précipitait hors de sa chaise pour en faire autant ! Un instant de pur bonheur auquel fit écho l’orchestre lointain préludant déjà à la grande fête de la nuit.
Deux heures plus tard, sanglés dans d’impeccables habits noirs fleuris d’un gardénia, le prince et son « secrétaire » faisaient leur entrée dans l’immense salle des chevaliers qui occupait à elle seule la partie la plus ancienne du château. Sous les hautes voûtes gothiques, une collection d’armures en pied alternaient avec d’anciennes tapisseries aux vives couleurs miraculeusement conservées donnant à l’ensemble un air de grandeur que n’atténuaient pas les épaisses guirlandes de sapin mêlées de fils d’argent et de houx qui couraient de l’un à l’autre des quatre grands sapins scintillants de bougies plantés aux coins de la salle. Une énorme boule de gui était pendue au plus central des trois lustres de bronze qui éclairaient la salle. Des troncs entiers flambaient dans les hautes cheminées de pierre à chaque extrémité répandant une délicieuse et fraîche odeur de résine. À mi-chemin, sur une large estrade, l’orchestre jouait en sourdine du Lanner ou du Strauss mais en réservant la première valse pour l’instant où la grande-duchesse ouvrirait le bal.
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