— Je crains d’avoir contrarié Votre Altesse mais je ne suis venu que pour acheter cette lettre, mentit-il avec un aplomb confondant.

Elle braqua sur lui un face-à-main réprobateur :

— Chacun est libre ici, monsieur, puisque, hélas, nous sommes en république. Vous écrivez un livre, peut-être ?

— Nullement, madame. Je souhaite seulement faire un cadeau de Noël à un vieil et cher ami pour qui une lettre de l’Empereur… même au duc de Raguse, sera le plus beau des présents.

— On dirait qu’il fait bon être de vos amis ? Vous vous montrez généreux pour eux…

Gilles Vauxbrun pensa qu’il était temps pour lui d’entrer en scène :

— Plus que généreux, Altesse, et pas seulement pour ses amis mais pour toute détresse. J’espérais d’ailleurs que Votre Altesse me permettrait de le lui présenter à l’issue de la vente. Le prince Morosini, expert en joyaux historiques, est bien connu des réfugiés russes dont Votre Altesse s’occupe avec tant de bonté…

Le face-à-main retomba au bout de sa mince chaîne d’or tandis que les beaux sourcils de la vieille dame se relevaient :

— Vraiment ? En ce cas j’aimerais à en faire l’expérience : je donne, après-demain, une soirée au bénéfice de ces malheureux. Nous vous enverrons une invitation. Où habitez-vous ?

— Rue Alfred-de-Vigny, chez ma grand-tante la marquise de Sommières…

— Oh, nous sommes voisins ! Nous aurons plaisir à vous recevoir… prince !

Le titre était enfin venu alors qu’Aldo en avait fait son deuil. En même temps, le plus charmant sourire venait d’éclore sur le beau visage hautain…

— Eh bien, voilà ! fit Vauxbrun avec satisfaction. Nous avons, je crois, bien travaillé…

— Est-ce que tu y seras, toi, à cette… soirée ?

— Non, mon bon ! Un, je ne suis pas invité et, deux, je n’ai pas du tout envie de dépenser une fortune contre un concert, même de qualité, et un souper. Alors amuse-toi bien !… mais n’oublie pas de venir déjeuner ou dîner avec moi avant de repartir !

En rentrant chez Mme de Sommières, Aldo s’arrêta chez le portier pour téléphoner à Adalbert – toujours aussi hostile à l’idée de se faire appeler par une sonnerie comme une simple domestique, la marquise continuait de refuser l’accès de ses salons à cet appareil barbare – afin de le mettre au courant des derniers développements de leur affaire mais il ne trouva que Théobald qui d’un ton légèrement acidulé lui apprit que « Monsieur était parti prendre le thé avec lady Dawson et ne rentrerait pas de sitôt ! ». De toute évidence, le fidèle valet n’appréciait pas l’Anglaise et, cela, Aldo l’aurait juré. Amusé, il s’accorda le plaisir d’une petite correction :

— Allons, Théobald, ne me dites pas que vous ignorez les règles de l’armorial anglais ? C’est l’Honorable Hilary Dawson qui est la bonne appellation pas lady Dawson. Ce titre-là appartient à sa mère.

Un énorme soupir déchaîna une tempête dans l’écouteur :

— Monsieur le prince a raison mais cette illusion me consolait un peu. Depuis que Monsieur est rentré je n’entends parler que de cette dame. Entre-temps, il n’arrête pas de lui téléphoner. J’ai peur qu’il ne soit bien atteint…

— Ne vous tourmentez pas trop, Théobald. Monsieur n’est pas encore marié.

— Monsieur le prince est bien bon de m’encourager et je l’en remercie du fond du cœur. Y a-t-il un message pour Monsieur ?

— Oui. Dites-lui que je rencontrerai après-demain soir la personne qui nous intéresse. Je le rappellerai.


En pénétrant, à l’heure indiquée sur l’invitation, dans le magnifique hôtel de la rue de Monceau d’où la lumière rayonnait par toutes ses fenêtres, Morosini pensait qu’en dépit de la guerre, le faste et l’élégance des grandes maisons françaises étaient toujours au rendez-vous. Le couple princier – lui un peu pâle mais souriant, elle superbe en Chantilly noir avec d’admirables bijoux anciens – recevait ses invités avec une grâce qui n’excluait pas une dignité toute royale. La princesse Cécile, surtout, était impressionnante. Le noir mat du deuil qu’elle ne quittait plus depuis que son fils Napoléon était tombé au champ d’honneur en 1916 rehaussait l’éclat de ses diamants, sans doute, mais aussi une beauté blonde dont elle conservait plus que des traces… Elle accueillit son adversaire de l’avant-veille en lui offrant une main parfaite et scintillante sur laquelle il s’inclina, le présenta à son époux et le laissa aller prendre sa place dans la salle de bal où une scène avait été aménagée. Là se produiraient la fameuse basse Fédor Chaliapine et les balalaïkas de Tchernoyarov.

Dans la grande salle où tout portait la marque des deux empires français – la princesse Murat était en effet la première dame du monde impérial sur le territoire national – se réunissait lentement une bonne partie du Tout-Paris, celle qui pouvait payer très cher le droit de s’asseoir sur l’une des multiples chaises dorées dont la maison Catillon s’était fait une spécialité. Seul, le premier rang offrait des fauteuils aux hôtes les plus illustres égrenés aux côtés de celle qui allait présider la soirée : la grande-duchesse de Hohenburg-Langenfels qui, bien sûr, arriverait sans doute la dernière.

Morosini salua quelques têtes connues, serra des mains, en baisa d’autres sans cesser de guetter, du coin de l’œil, l’entrée de celle qu’il attendait. Enfin, elle parut et il crut que son cœur allait s’arrêter. Ses yeux ne la quittèrent plus. Elle était d’une beauté à couper le souffle dans l’enroulement de velours vert allongé d’une petite traîne qui étreignait sa longue et mince silhouette depuis les petits pieds chaussés d’or jusqu’à la blancheur des épaules nues dont aucun bijou ne venait déparer la ligne douce. Peut-être pour mieux mettre en valeur les boucles d’oreilles qui tremblaient contre le long cou gracieux : deux magnifiques émeraudes, simplement serties d’or ? Elles étaient du même vert, exactement, que les grands yeux légèrement étirés vers les tempes dénonçant chez cette magnifique créature une trace de sang mongol. Elles signaient la splendeur orgueilleuse de la belle Mingrélienne dont le visage au teint pâle semblait tiré en arrière par le poids d’une somptueuse chevelure d’un blond fauve nouée en torsades supportant un diadème d’or et d’émeraudes. Comme les épaules, les bras étaient nus, sans le moindre bracelet et, seule, une énorme émeraude écrasait plus qu’elle ne l’ornait une main fine et délicate.

Un murmure d’admiration avait salué son entrée et la suivait tandis que d’un pas nonchalant, un peu las même, elle se laissait guider par ses hôtes jusqu’à son fauteuil. Cette allure particulière était pleine de grâce sans doute mais si l’on y ajoutait la blancheur du visage et les cernes, légers et très émouvants, qui marquaient les beaux yeux on pouvait se demander si la grande-duchesse était en parfaite santé.

De tout le concert, Morosini n’entendit pas grand chose tant son esprit se concentrait sur cette femme. Sans l’avoir approchée, il était certain que ses joyaux étaient l’Ourim et le Toummim et il devait serrer ses mains sur le programme qu’on lui avait remis tout à l’heure pour les empêcher de trembler. Il les voyait enfin, ces pierres qu’il avait désespéré de rejoindre un jour. Elles étaient là, à quelques pas de lui, et pourtant inaccessibles. Or il fallait qu’il les approche, qu’il réussisse d’une manière ou d’une autre à s’en emparer. Restait à trouver le moyen qui n’avait rien d’évident pour les porter ainsi sans autre accompagnement, il fallait que leur propriétaire en soit très fière, outre le fait qu’elle les avait payées une fortune.

Quand un regard est posé sur une femme avec insistance, il est bien rare qu’elle ne le sente pas. Ce fut le cas de la grande-duchesse. Par deux fois, tandis que la basse russe clamait l’examen de conscience de Boris Godounov, elle se retourna, rencontra ce regard qui la dévorait. Cela n’eut pas l’air de lui déplaire car elle esquissa un sourire. Aussi quand, le concert terminé sous les acclamations, on se dirigea vers les tables du souper, ce fut elle qui chercha Aldo des yeux. Sans aucune difficulté pour le trouver d’ailleurs ; il semblait hypnotisé par elle et la suivait pas à pas. Il la vit se pencher vers son hôtesse et lui dire quelques mots.

Celle-ci se détourna, hésita puis vint vers lui pour lui dire que l’on souhaitait l’avoir comme voisin de table.

— Venez que je vous présente ! dit-elle d’une voix un peu brève où perçait un rien de réprobation. Il semblerait que ma cousine veuille s’entretenir avec vous. Peut-être souhaite-t-elle acquérir quelque joyau ? ajouta-t-elle avec une insolence toute royale qu’il accueillit d’un sourire et d’une légère inclination du buste :

— Peut-être ? fit-il en écho ironique. Décidément elle le prenait pour un boutiquier !

Mais ce que pensait son hôtesse lui importait peu. Ce qui comptait c’était d’approcher la dame aux émeraudes d’aussi près que possible et mentalement il remercia sa chance. Un instant plus tard, il était dûment présenté et prenait place à la table présidée par le maître de maison et la belle Fedora, la princesse en présidant une autre.

Vue de près, la perfection du visage était plus frappante encore. La peau était fine et unie comme une porcelaine. Quant aux émeraudes, le dernier doute disparaissait en admettant qu’il y en eût encore un : c’étaient bien les « sorts sacrés » que Morosini voyait là, enchâssés dans des volutes d’or si lourdes que le lobe des oreilles s’en trouvait légèrement distendu. Cependant il fallait passer du stade de la contemplation à celui de la conversation et, avant tout, remercier de se voir l’objet d’une si flatteuse distinction, mais elle ne lui en laissa pas le temps :

— Je n’imaginais pas, dit-elle de sa voix chantante pimentée d’un charmant accent slave, que j’allais avoir la chance de rencontrer ici un homme aussi intéressant que vous, prince. J’ai failli rester chez moi…