Tandis que le train roulait vers la capitale de sa seconde patrie, Morosini faisait des paris avec lui-même : l’Honorable Hilary Dawson allait-elle enfin consentir à lâcher les basques d’Adalbert auxquelles elle semblait se cramponner plus fermement que jamais ? Ce qui l’agaçait de prodigieuse façon, surtout quand l’Anglaise entraînait son ami dans le couloir des sleepings pour des apartés qui rien finissaient plus, alors qu’elle s’ingéniait à se trouver toujours en tiers quand Aldo tentait d’obtenir un instant de solitude à deux.
Le dernier soir, au wagon-restaurant, entre la sole Colbert et le filet de chevreuil Grand-Veneur, il mit autant dire les pieds dans le plat :
— Je suppose que tu ne feras que toucher terre à Paris ? fit-il en reposant le verre de chablis qu’il venait de vider.
Les sourcils d’Adalbert remontèrent jusqu’à sa mèche folle.
— Tu trouves que je n’ai pas été absent assez longtemps ? L’oiseau migrateur a grande envie de retrouver son nid douillet, ajouta-t-il avec un sourire à l’adresse d’Hilary qui lui faisait face.
— Tu sais bien que miss Dawson déteste voyager seule. Tu n’auras pas le cœur de la laisser franchir sans ton appui les flots hargneux de la Manche en hiver…
Hilary releva son joli nez, ce qui annonçait chez elle une poussée d’humeur combative :
— Qui vous a dit que j’étais désireuse de rentrer à Londres ?
— Ne l’étes-vous pas ? Je pensais que vous souhaitiez reprendre contact au plus vite avec le British Muséum ?
— Rien ne presse. J’ai très envie de séjourner quelque temps à Paris, de visiter quelques musées, les boutiques de la rue de la Paix… et toutes ces choses !… Adalbert me guidera.
— Il ne vous viendrait pas à l’idée qu’Adalbert puisse avoir autre chose à faire ?
— Et vous-même ? N’ai-je pas entendu dire que vous avez d’importantes affaires… à Venise ? Pourtant on ne vous y voit pas souvent ?
— Vous devrais-je, par hasard, des comptes ?
Voyant s’allumer, dans les yeux d’Aldo, une inquiétante lueur verte, Adalbert jugea bon de prendre sa part d’un dialogue qui tournait au vinaigre :
— Calmez-vous, tous les deux ! Chère Hilary, vous ne doutez pas, j’espère, du plaisir que j’éprouve en votre compagnie…
— Du plaisir ? J’espérais mieux…
— Il y a des mots qu’il ne faut pas prononcer trop tôt. Cela dit, je serai très heureux de vous consacrer tout le temps que vous voudrez… mais un peu plus tard. Je vous ai confié que nous avions, Morosini et moi, une mission à accomplir, ajouta-t-il sans paraître s’apercevoir du regard furibond que lui lançait Aldo, et nos dernières aventures ont dû vous en convaincre…
— Vous savez très bien que je suis prête à tout partager avec vous… lança-t-elle avec un feu qu’elle parut regretter aussitôt car elle rougit jusqu’à la racine de ses blonds cheveux.
Attendri, Adalbert prit sa main sur la nappe et y posa un baiser léger :
— Vous me rendez infiniment heureux, murmura-t-il, mais vous avez suffisamment pris de risques jusqu’à présent et c’est à moi de veiller à ce que vous ne couriez pas d’autres dangers. Peut-être serons-nous obligés de repartir un jour prochain et je ne vous cache pas que je serais plus tranquille de vous savoir à Londres…
Elle se leva comme si un ressort venait de se détendre sur son siège :
— Vous feriez mieux d’être plus franc et de dire, une bonne fois, que vous voulez vous débarrasser de moi…
Et, sans attendre la réponse, elle fila comme une flèche à travers la voiture-restaurant. Adalbert se leva aussitôt pour la suivre mais Morosini le retint :
— Un instant ! Que lui as-tu dit au juste de ce que nous recherchons ?
— Rien d’autre que ce qu’elle vient de te dire… sur l’honneur ! Elle nous prend, je crois, pour une paire d’agents secrets et elle trouve ça passionnant…
— Et… pardonne cette question indiscrète, mais qu’y a-t-il au juste entre vous ?
— Pas ce que tu imagines, en tout cas ! C’est une… vraie jeune fille. Elle songerait plutôt au mariage.
— Et toi ?
Vidal-Pellicorne eut un geste des épaules assez intraduisible qui pouvait signifier aussi bien ignorance que fatalisme, poussa un soupir et finalement déclara :
— Je n’ai jamais eu envie de me marier. J’aime trop ma vie de célibataire mais il est certain que, lorsque je la regarde, je me sens un peu moins sûr de moi.
— Alors va la rejoindre et faites la paix. C’est ta vie, pas la mienne et je n’ai pas le droit de m’en mêler. Au besoin, offre-lui mes excuses !…
L’incident était clos mais Morosini demeurait dans l’incertitude. Arrivés à Paris, Hilary pria Adalbert de lui trouver un taxi qui la conduirait au Ritz et, après un froid salut, Aldo eut la satisfaction de voir enfin l’Anglaise s’éloigner de lui. Escortée tout de même par Adalbert.
— Ensuite je passe chez moi, dit celui-ci, et je te rejoins rue Alfred-de-Vigny…
— Et si Tante Amélie n’y est pas ? Tu sais qu’elle a volontiers la bougeotte…
— Alors tu viens à la maison… en attendant qu’on la rejoigne. J’espère seulement qu’elle ne sera pas partie pour les États-Unis ou l’Afrique du Sud !
Mais la marquise était chez elle. Aldo, accueilli avec un large sourire par Cyprien, le vieux maître d’hôtel, tomba au milieu de son petit déjeuner qu’elle prenait au lit, tandis que Marie-Angéline lui lisait Le Figaro. En particulier le carnet mondain à la rubrique « décès ».
— À mon âge, disait-elle, il est bon de savoir qui l’on doit rayer de son carnet d’adresses…
L’arrivée d’Aldo éclaira d’un seul coup une humeur plutôt sombre que le temps gris et pluvieux n’arrangeait pas :
— Tu es juste ce dont j’avais besoin ! s’écria-t-elle en lui tendant des bras vêtus de batiste mauve à entre-deux de dentelle. Ne sachant plus ce que tu devenais, Plan-Crépin et moi étions en train de nous engluer dans un affreux cafard…
— … doublé d’hypocondrie ! flûta la lectrice. Notre humeur noire nous rendait volontiers agressive !
— Et vous revenez de la messe à Saint-Augustin où vous avez dû communier ? aboya la vieille dame indignée. Eh bien, ma fille, vous pouvez retourner à confesse ! Vous mériteriez que je vous envoie faire des courses.
— Vous ne ferez pas cela, soupira Aldo en se laissant tomber dans un petit fauteuil. J’ai beaucoup de choses à vous dire. À toutes les deux !
— Eh bien, ça attendra… jusqu’à ce qu’on t’ait servi un copieux petit déjeuner. Tu as une mine à faire peur. Toujours pas de nouvelles de Lisa, bien sûr ?
— Aucune.
— Et… les pierres ?
— Nous avons pu retracer leur parcours jusqu’à ces derniers temps.
— Alors tu sais où elles sont ?
— Pas encore… mais je compte sur vous pour me le dire…
— Moi ?
— Oui. Mais il faut d’abord que je vous raconte notre aventure.
Tout en absorbant quantité de croissants, de tartines de beurre, de confitures, de pain d’épices et de café, Aldo fit un récit aussi précis que possible en gommant toutefois les réalités de sa nuit avec Salomé et le souvenir désagréable qu’avait laissé sur son cou celle avec Ilona. Un morceau de taffetas gommé en cachait pudiquement la trace. En réalité, Mme de Sommières ne prêta pas grande attention à ses dernières paroles. Depuis qu’il avait prononcé le nom du prince Reiner, elle était devenue songeuse. Elle garda même le silence pendant un instant quand il eut fini de parler. Finalement, elle hocha la tête d’un air dubitatif mais son œil brillait d’une petite flamme amusée quand elle le reposa sur son neveu :
— Il n’y a jamais eu de prince Reiner à la cour de Ferdinand. Cette fille t’a raconté des histoires… ou plutôt elle a mis un masque à son personnage. Il doit s’agir en réalité de Manfred-Auguste, un cousin Hohenzollern, et la reine Marie, en effet, m’a parlé de son aventure « choquante » avec une tzigane, une fille qu’il avait installée dans un ancien pavillon de chasse pas bien loin de Sinaïa…
— C’est peut-être ça en effet mais si nous en arrivons aux suppositions, les choses ne vont pas s’éclaircir facilement. Partant de ce prince, verriez-vous, dans ses cousines, une princesse allemande ayant la passion des émeraudes… en supposant qu’il y en ait encore d’assez riches après une guerre qui en a ruiné les trois quarts pour s’offrir des joyaux de cette importance…
Mme de Sommières ne répondit pas : elle venait de retomber dans ses réflexions mais, cette fois, elle pensait tout haut :
— Des cousins et cousines, la double maison de Hohenzollern et Hohenzollern-Sigmaringen d’où sortent les rois de Roumanie en déborde mais si, comme tu dis, nous partons du principe qu’il s’agit de Manfred-Auguste, je ne vois dans sa parentèle aucune princesse qui corresponde à ce qu’on cherche…
— Oh non !… gémit Aldo qui croyait bien voir un nouveau mur se dresser devant lui.
— … mais… mais il y a une grande-duchesse. Ta comtesse-tzigane n’a pas dû faire la différence et d’ailleurs l’acheteuse a dû se garder de donner son nom véritable. Oui, tout ce que j’ai à t’offrir, c’est une grande-duchesse !
— Une Russe ? Et après la révolution d’Octobre ?…
— Certains, rares je veux bien l’admettre, ont réussi à conserver une fortune mais, en l’occurrence, cette grande-duchesse-là ne doit pas son titre à la famille impériale même si elle presque russe. Je dis presque parce qu’elle est géorgienne. Fedora Dadiani, qui descend des princes de Mingrélie, a épousé le grand-duc Karl-Albrecht de Hohenburg-Langenfels qui était beaucoup plus âgé qu’elle et qui l’a laissée veuve avec une fortune, des terres et quelques châteaux dont l’un particulièrement imposant…
Ressuscité, Aldo se frappa le front du plat de la main :
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