— Eh bien, mon cher prince, comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle tandis que le réflexe de l’éducation remettait Morosini debout sans même qu’il s’en rendît compte :

— Bien mais…

— Surtout ne commettez pas la faute d’émettre le « Où suis-je ? » traditionnel. Vous gâcheriez tout.

— Je n’en ai pas la moindre intention. Vous êtes, je pense, la comtesse Ilona…

— Vous pouvez m’appeler ainsi…

Se détournant de lui, elle alla s’asseoir sur le tabouret du piano et laissa ses mains courir, presque négligemment, sur les touches d’ivoire. Aldo suivit machinalement et vint s’appuyer contre l’instrument pour mieux observer son hôtesse. La musique le renseigna un peu sur ce qu’elle pouvait être : elle jouait les « Liebestraüme » de Liszt et son jeu était brillant mais froid, trop mécanique. Cette sirène manquait d’âme et sans lui laisser le temps d’achever, il posa une première question :

— Voudriez-vous m’expliquer ?

— Quoi ?

— La façon dont j’ai été traité alors que l’on abandonnait mes amis au froid, au danger des loups…

— Vous devriez vous estimer heureux. Personne, jamais, n’a le droit de franchir le seuil de ce château. Je hais les curieux plus encore que les femmes… Ceux qui pénètrent ici n’en sortent pas vivants. Il faut cela pour préserver ma tranquillité…

— Alors pourquoi m’avez-vous laissé entrer ?

— Parce que vous vous appelez Morosini.

— Et ce nom vous dit quelque chose ?

— Mais oui…

Quittant son piano, elle alla se placer devant le portrait du guerrier dont Aldo aurait juré qu’il s’agissait de l’Empaleur sans avoir jamais vu de lui la moindre effigie. De ses longs doigts, elle caressa l’image de bois peint avec une sorte de sensualité :

— Un certain Paolo Morosini protégeait les comptoirs vénitiens de Dalmatie et cherchait à tisser un réseau d’alliances contre les Turcs. Pour rencontrer Vlad il est venu jusqu’ici et ils sont devenus amis…

— Et Vlad ne lui a pas offert de s’asseoir sur l’un de ses pieux les mieux aiguisés ? ironisa Morosini. C’est pourtant ainsi qu’il traitait les ambassadeurs…

— Du Sultan, oui. Pas celui d’une ville qui le fascinait. Ton ancêtre était venu en secret mais il portait des présents, il savait parler, charmer. Il était en outre vaillant et d’une grande beauté. Ils ont partagé… bien des heures privilégiées. Vlad aimait beaucoup Paolo et il n’a jamais changé de sentiments envers lui. Le temps et l’éloignement n’y ont rien fait. Voilà pourquoi moi, sa fille, je te reçois au lieu de lâcher mes chiens sur toi…

— Mal ! précisa Aldo en notant au passage qu’on lui faisait l’honneur de le tutoyer. Jeter un visiteur dans une geôle glaciale n’est guère courtois…

— Mais ton ancêtre n’a pas été traité autrement. Vlad a commencé par l’enfermer avec ses gens. Puis il a éprouvé son courage en le faisant amener au lieu où il prenait son repas…

— … dans son décor préféré : quelques malheureux agonisants sur des pals ?

Ilona caressa la joue du portrait et sourit :

— Chacun au monde a ses petits travers !… Il y avait un pieu encore vide. On a déshabillé ton ancêtre et on lui a proposé de se restaurer avant le supplice. Il a accepté, pris place, nu comme Adam, auprès de Vlad et déjeuné comme si de rien n’était en tenant des propos si brillants que celui-ci en a été définitivement charmé. C’est là qu’est née leur amitié…

Aldo se garda bien de demander jusqu’où elle était allée, cette amitié. Dans la famille on savait bien des choses sur Paolo et ses aventures mais sur celle-ci on était resté discret. Seul le Conseil des Dix{5} avait su peut-être à quoi s’en tenir et encore !… Beau comme un dieu grec, le capitaine de Venise possédait l’intelligence la plus froide et la plus calculatrice qui soit… et des goûts amoureux fort éclectiques. Surtout lorsque son intérêt ou celui de Venise se trouvaient en cause… Mais l’heure n’était pas aux réminiscences historiques, Ilona revenait vers lui après avoir allumé le tabac d’un long fume-cigarettes d’ambre… Dans la robe noire et brillante dont le décolleté, en glissant, révélait une épaule ronde, ses hanches ondulaient de façon suggestive mais il lui offrit son sourire le plus narquois :

— Curieuse rencontre en effet ! Dois-je en conclure qu’il me faut me déshabiller pour aller souper avec vous dans la cour auprès du malencontreux ornement que vous lui avez donné ?

— Le feriez-vous si je l’exigeais ?

— Ma foi, non. Il fait trop froid…

Elle vint presque contre lui, l’enveloppant à la fois de son parfum et de l’odeur sucrée du tabac d’Orient, planta ses noires prunelles dans les yeux de Morosini qui en soutint le regard sans cesser de sourire. Et, brusquement, elle éclata de rire mais un rire frais, joyeux, incroyablement jeune, celui d’une petite fille qui a fait une bonne farce :

— Dieu que c’est drôle ! s’écria-t-elle en s’écartant pour se laisser tomber sur l’un des divans. Il y a longtemps que je ne m’étais autant amusée !

— Allons, tant mieux ! Pouvons-nous rire ensemble ?

— Pourquoi pas ? Mais d’abord quittez votre air empaillé et venez vous asseoir là. Nous allons boire ensemble le verre de l’amitié, ajouta-t-elle en tendant un bras pour ouvrir un petit cabaret en marqueterie où elle prit deux verres et une prosaïque bouteille de fine Napoléon.

— L’amitié ? fit Aldo. Sur quelle base pensez-vous l’établir ?

— Pas sur celle de nos ancêtres, rassurez-vous. J’ai un amant et il me suffit !… Trinquons d’abord et dites-moi ensuite la raison qui vous a conduit jusqu’ici ? Étes-vous aussi un ambassadeur occulte ?

Tout allait si vite avec cette fille étrange que Morosini se donna le temps de goûter l’alcool ambré qui était admirable avant de répondre :

— Oui et non. Si je suis ambassadeur, c’est d’une cause à laquelle vous ne comprendriez rien mais qui me tient à cœur parce que la vie de ma femme en dépend.

— Vous êtes marié ?… Dommage ! fit-elle avec une petite grimace…

— Pourquoi ? Il n’y a là rien qui puisse empêcher l’amitié si c’est ce que vous m’offrez ?

— Je ne m’en dédis pas. Voyons votre requête !

Ce fut au tour d’Aldo de s’approcher du portrait :

— Vlad a aimé la première Ilona au point de lui léguer un trésor qu’il avait peut-être obtenu de façon contestable mais auquel il tenait parce qu’il y voyait la matérialisation de sa chance et, pour ce que j’en sais, vos mères, grand-mères, aïeules l’ont toujours conservé comme leur bien le plus précieux…

— C’étaient surtout les tziganes qui avaient décidé d’en faire une sorte de symbole de leur errance parce qu’on y voyait la lune et le soleil et mes mères, comme vous dites, se sont laissé prendre à cette fable ! Sans jamais pouvoir s’en délivrer. Les tziganes étaient trop nombreux, trop puissants en dépit du mépris dont ils ont été et sont toujours l’objet. Elles étaient leurs prisonnières et, parvenues à l’âge de porter un enfant, elles étaient livrées au roi. C’est de cela que je me suis sauvée parce que je ne veux connaître en moi que le sang de Vlad. Le premier homme auquel je me suis donnée n’était pas un roi loqueteux mais un vrai prince…

— Cependant vous avez conservé les pierres qui portaient la lune et le soleil, fit doucement Morosini. Ce sont ces pierres que je suis venu vous supplier de me vendre. À quelque prix que ce soit. J’en ai besoin…

— Vraiment ?

— Vraiment !

Et, à cette femme inconnue qui était sans doute une criminelle, il conta brièvement l’histoire des pierres vertes et le chantage dont il était l’objet. Sans entrer bien sûr dans les détails. Elle l’écouta avec une sorte de ravissement comme en éprouve un enfant lorsqu’on lui raconte une belle histoire et, quand ce fut fini, elle exhala un long soupir.

— Comme c’est passionnant ! Je regrette d’autant plus de ne plus posséder ces pierres…

Arrêté dans son élan lyrique, Aldo la considéra bouche bée :

— Que dites-vous ? Vous ne les avez plus ?

— Eh non !

— Mais qu’en avez-vous fait ? Vous les avez perdues ? On vous les a volées ?

— Ce serait sans doute beaucoup plus romantique mais ce n’est rien de tout cela : je les ai vendues, tout simplement !

— Vendues ? s’écria Morosini qui n’en croyait pas ses oreilles. Le Pape lui aurait dit qu’il venait de vendre l’Anneau du Pêcheur qu’il n’eût pas été plus surpris. Il compléta d’ailleurs sa pensée : Mais n’était-ce pas le précieux trésor de Vlad, l’emblème secret mais révéré du peuple tzigane ?

— Je vous rappelle que j’ai rejeté ce peuple qui prétendait m’imposer sa loi comme il l’a imposée à toutes les femmes de ma lignée… la lignée de Vlad et c’était cela le plus important. Avec quoi croyez-vous que j’ai pu racheter ce château qui était la demeure préférée de celui en qui je vois mon seul père ? Mes aïeules ont vécu chichement, presque dans la misère, à côté de cette fortune que les tziganes ont souvent cherché à se faire confier. Mais tant qu’on acceptait d’être livrée à leur roi, ils se tenaient tranquilles. Quand, moi, je me suis refusée, ils sont devenus menaçants. J’ai compris que je devais me protéger. J’aurais pu fuir très loin. L’homme que j’aimais voulait m’emmener mais un mariage avec lui était impossible et je ne voulais pas quitter la terre de Vlad. J’ai décidé alors de la faire revivre mais pour cela il fallait de l’argent. Mon cher Reiner n’en avait pas mais il m’a aidée tout de même en faisant venir une de ses cousines, une femme extrêmement riche et qui était habitée par la passion des joyaux…

— Vous l’avez fait venir ici ?

— Je me tue à vous dire que je n’avais pas encore ce château, fit-elle avec impatience… J’ai connu Reiner quand, avec la suite du roi Ferdinand, il est venu à Sighishoara en visite officielle. Ensuite il m’a autant dire enlevée et conduite dans une maison proche de Sinaïa, le palais d’été, qui n’est pas très éloigné d’ici. C’est là que nous nous sommes aimés, c’est là qu’est venue aussi la princesse de X… Elle a payé royalement. Riche désormais, j’ai organisé ma vie. Une vie qu’il s’agissait de protéger. J’ai compris que la peur serait ma meilleure arme et j’ai agi en conséquence avec l’aide des deux molosses à qui Reiner m’a confiée. On dit même que je bois le sang de mes victimes, que je suis un vampire…