— C’est ce que pensait Salomé et je crois Salomé. Notre hôte, lui, n’a pas l’air au courant…

— Parce qu’il n’en a pas parlé ? Ce ne sont pas des choses que l’on confie à des étrangers. La convoitise fait assez facilement oublier la peur. Alors que faisons-nous ?

— On y va, bien sûr, et dès demain ! Mais cette fois, il faut convaincre Hilary de rester ici.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Quand on descendit le lendemain matin pour le petit déjeuner, miss Dawson, l’esprit et l’œil clairs, refusa une fois de plus de rester en arrière avec l’obstination d’une petite fille à qui l’on veut arracher son Nounours préféré :

— Je ne quitterai pas Adalbert et Adalbert ne me quittera pas, affirma-t-elle. Où il ira, j’irai !

Aldo sentit la moutarde lui monter au nez :

— Quel âge avez-vous ? demanda-t-il brutalement. Trois ans ? Quatre ans ?

— Vingt-trois ! fit-elle en rougissant mais si vous étiez un gentleman, monsieur le prince, vous devriez apprendre que ce n’est pas une question que l’on pose à une dame.

— Je voulais seulement préciser un point : si vous avez vingt-trois ans, comment avez-vous fait pour les vivre sans Adalbert ?

— Je n’affrontais pas les mêmes problèmes.

— Écoutez : nous devons rendre visite à une châtelaine des environs qui déteste les femmes et qui, en outre, est peut-être une folle dangereuse. Vous allez nous compliquer l’existence.

— Mais je ne vous empêche pas d’y aller tout seul ! fit-elle avec aigreur. Après tout, vous aussi vous pouvez sortir sans lui…

— Hilary, protesta Adalbert, je dois y aller aussi : cela fait partie de mon travail. Soyez un peu raisonnable !

— Non. Pas en ce qui vous concerne. Vous m’êtes… très cher, ajouta-t-elle en rougissant de plus belle.

À cet instant, la porte de la salle s’ouvrit pour livrer passage à un curieux cortège : un pope vêtu d’une robe noire et d’une étole dorée, armé d’un encensoir, entra, suivi de trois petits garçons qui semblaient jouer les enfants de chœur. Sans regarder personne, il fit le tour de la pièce en balançant son encensoir et en psalmodiant quelque chose d’inaudible, passa dans la cuisine où la vieille femme s’agenouilla pour lui baiser la main, de là gagna une autre salle qui devait se trouver sur l’arrière, revint sur ses pas, adressa un bon sourire et quelques coups d’encensoir aux trois personnages qui s’étaient levés instinctivement, rejoignit la porte où Otto à son tour lui baisa la main et sortit suivi de l’aubergiste. On entendit l’escalier craquer sous ses souliers et ceux de son escorte… Une forte odeur d’encens emplissait à présent la vaste pièce et fit éternuer Hilary qui prit la chose fort mal.

— Qu’est-ce que cette comédie ridicule ? s’écria-t-elle mais ce fut Schaffner qui lui apporta la réponse un peu plus tard sur un ton rogue démontrant clairement qu’il n’appréciait pas la protestation :

— Il faut bien, de temps en temps, faire bénir les maisons… que diable ! C’est une coutume à laquelle nous tenons ici !

Mais Aldo et Adalbert échangèrent un coup d’œil : ils devinaient que leur hôte avait dû juger bon de convoquer le pope avant de voir ses clients partir pour une expédition aussi risquée… Et lorsqu’ils partirent, une heure plus tard, dans la solide charrette attelée de deux gros chevaux qu’il avait réussi à leur trouver, il resta sur le seuil de son auberge à les regarder s’éloigner. En se retournant, Aldo vit qu’il traçait dans l’air et à leur intention un grand signe de croix avant de se signer lui-même :

— En voilà un qui ne s’attend pas à nous revoir vivants ! marmotta-t-il à l’usage d’Adalbert assis auprès de lui.

Hilary, enveloppée de fourrures et de deux couvertures, s’était installée à côté du cocher sous une espèce d’auvent censé les protéger des précipitations célestes. Le temps, cependant, était moins froid. La neige qui était la première de l’année commençait à fondre sous le pâle petit soleil qui clignait de l’œil au-dessus des sapins noirs… On remontai la rivière et le paysage était magnifique avec, en toile de fond, les Karpates et leur sauvage grandeur vers lesquelles on se dirigeait en sachant fort bien que l’on devrait faire à pied la dernière partie du chemin. Le voiturier les avait prévenus.

— Je vous attendrai à l’auberge d’un petit village qui est à deux petits kilomètres du château…

— Vous ne nous emmenez pas jusqu’au bout ? protesta Adalbert en se promettant bien de dire, au retour, quelques mots bien sentis à Schaffner. Mais il y a une dame avec nous ?

— Elle peut rester avec moi si elle veut. D’ailleurs ça s’rait bien mieux pour elle…

— Mais enfin, pourquoi ?

Au même moment, un hurlement éloigné mais, très reconnaissable, arriva du fond de la forêt :

— Vous entendez ? dit le cocher. Les loups ! Je ne veux risquer ni mes chevaux ni ma peau…

Rien ne put l’en faire démordre et il fallut bien se résigner à exposer la situation à Hilary : la peur de l’homme était réelle. Elle laissait supposer qu’il y avait peut-être, au bout de la route, un danger plus réel que ne le laissaient supposer les superstitions locales. Miss Dawson posa quelques questions touchant cette femme mystérieuse vers laquelle on se dirigeait. Adalbert lui en dit ce qu’il savait, c’est à dire pas grand-chose, et termina son discours en précisant :

— Une chose est certaine : elle déteste les autres femmes et la conclusion logique de ceci est que vous allez nous attendre tranquillement à l’auberge…

Il avait fait preuve de toute la fermeté dont il disposait mais la jeune fille lui rit au nez avant de lancer d’un ton offensé :

— Quand donc allez-vous perdre cette manie de vouloir toujours me laisser derrière vous ? Que voulez-vous que je fasse avec ce rustre et les quelques paysans crasseux que je vois ici ? Une partie de dés peut-être, en ingurgitant des pintes de cet alcool dont ne voudrait pas un docker de Wapping ?

Aldo pensa qu’hier elle n’avait pas l’air de trouver cela si mauvais mais se garda bien d’intervenir dans ce qui ressemblait de plus en plus à une scène de ménage. Hilary d’ailleurs poursuivait sa philippique.

— Sachez qu’une Anglaise bien née ne craint aucun ennemi, réel ou imaginaire !…

— Alors restez ici ! lâcha Aldo, logique.

Elle tourna vers lui le double feu de son regard indigné :

— Justement non ! La seule chose que… qui me déplairait serait d’être abandonnée dans ce pays perdu au milieu d’indigènes dont j’ignore la langue et qui ressemblent davantage à des ours qu’à des êtres humains pendant que vous irez vous faire tuer tout à votre aise ! Et maintenant assez perdu de temps ! Allons-y ! Vous venez ?

Et, sautant à bas de la voiture dans une flaque de boue qui ne parut pas l’incommoder, elle s’engagea résolument dans le chemin encore vierge de tout passage où la neige ouatait pudiquement les ornières. Il ne restait plus qu’à la suivre.

— Je vous attendrai jusqu’à demain soir mais pas plus tard ! cria le charretier. J’ai du travail qui m’attend !

Et il rentra dans l’auberge.

— C’est maigre comme oraison funèbre ! remarqua Morosini en haussant les épaules et en enfonçant sa casquette sur sa tête.

Le mauvais état du chemin rendait l’avance pénible mais la forêt de sapins était magnifique avec ses profondeurs bleues que la neige éclairait et qu’animait parfois la course rapide d’un chevreuil. Hilary se comportait dignement et marchait du même pas que les hommes. En bonne Anglaise organisée et habituée aux voyages, ses valises renfermaient toujours la tenue exactement adaptée à la situation ou au climat. Ainsi ses hautes bottes lacées protégeaient-elles ses jambes comme sa jupe de tweed, son chandail chiné et sa pelisse à capuchon d’épais drap brun doublé de castor défendaient le reste de sa personne du froid et des intempéries.

À mesure que l’on avançait, le terrain s’élevait et, soudain, la barrière des arbres s’écarta, remplacée par les hauts murs de pierre d’une antique enceinte médiévale trouée de rares meurtrières et d’un portail ogival aux sculptures rongées par le temps encastrant une porte aux énormes ferrures rouillées percée d’un judas. Le silence hivernal était encore plus épais ici que partout ailleurs.

— Qu’est-ce qu’on fait pour se faire ouvrir ? grogna Adalbert qui n’avait pas l’air d’aimer beaucoup l’endroit. On sonne de l’olifant ?

— Si tu as ça sur toi on peut toujours essayer mais il y a là une chaîne qui doit correspondre à une cloche…

— C’est tellement rouillé que cela risque de s’écrouler si on tire dessus…

Coupant court au dialogue, Hilary prit en main la chaîne et tira vigoureusement. Le son grave d’une cloche qui devait être de belle taille résonna de l’autre côté des murs déchaînant les aboiements furieux de plusieurs chiens. Hilary sonna une seconde fois avec impatience et l’on vit apparaître sur le haut du mur un personnage aussi rébarbatif que possible, un colosse vêtu de cuir, coiffé d’un bonnet en peau de loup dont les poils rejoignaient ceux de sa barbe et de sa moustache. À sa ceinture étaient accrochés une hachette et un couteau à large lame cependant qu’un fusil de chasse pendait à son épaule. D’une voix rude, il aboya quelque chose qui devait se traduire par « que voulez-vous ? ». Aldo répondit en allemand :

— Nous désirons parler à la comtesse Ilona…

— Où as-tu pris qu’elle était comtesse ? chuchota Vidal-Pellicorne.

— Dans ces pays un titre va presque toujours avec un château et cela ne peut que la flatter. Et puis comme nous ne savons pas son nom, cela fait mieux que Mme Ilona, non ?

— Si, convint Adalbert avec un petit rire.

Là-haut cependant l’homme demandait, en allemand cette fois :