Cependant, à voir la manière frileuse dont elle traversa la gare d’Istanbul pendue au bras d’Adalbert en jetant autour d’elle des regards effrayés, Morosini éprouvait des doutes sur ce qui se passerait quand on quitterait le train sans elle à Belgrade. Tandis qu’elle s’installait dans son « single » alors que lui-même et Adalbert avaient opté pour une cabine double, il s’en ouvrit à son ami :
— Cette fille est morte de peur. Tu crois qu’elle acceptera de nous lâcher ?
— Il n’y a aucune raison que non. J’admets qu’elle est assez secouée en ce moment, pauvre chatte, mais cela tient uniquement au pays. Ce train est un prolongement de l’Occident : elle va s’y sentir déjà chez elle surtout quand la nuit sera passée. Nous serons à Belgrade demain vers 7 heures du soir et il est à peine 4 heures : cela lui donne vingt-sept heures pour reprendre son équilibre. Surtout qu’il serait bien étonnant qu’il n’y ait pas à bord un Anglais ou deux. Il y en a toujours sur cette ligne…
— Arrête ! Ton discours donne l’impression que tu cherches à te convaincre toi-même ! Je ne sais pas où vous, en êtes de votre romance mais je regrette beaucoup que nous n’arrivions pas à Belgrade en pleine nuit on descendrait pendant qu’elle dort et le tour serait joué. On y sera tout juste après le thé demain. Impossible de filer à l’anglaise…
Adalbert haussa des épaules outrées :
— C’est d’un goût ! Je te dis, moi, que tout se passera très bien. On se donnera rendez-vous à Paris ou à Londres et voilà tout. Hilary comprendra certainement. C’est la fille la plus discrète que je connaisse…
C’était peut-être la plus discrète – et encore ! – mais c’était sûrement la plus peureuse. Quand, au wagon-restaurant, Adalbert aborda le sujet, elle se figea, une huître à la main, tandis que ses grands yeux bleus s’emplissaient à la fois de crainte et de larmes. Morosini, qui s’y attendait un peu, se demanda en quoi pouvait bien consister le fameux flegme britannique. Chez elle, en tout cas, c’était une vertu inconnue :
— Vous voulez m’abandonner ? émit-elle d’une petite voix étranglée.
— Il n’est pas question de vous abandonner, Hilary. Simplement nous nous quitterons à Belgrade pour régler une affaire importante tandis que vous continuerez jusqu’à Paris où vous n’aurez qu’à nous attendre, à moins que vous ne préfériez rentrer à Londres où j’irai vous rejoindre ?
— Vous voulez que je reste seule dans ce train ?… Oh, Adalbert je ne pourrai jamais…
— Vous y étiez pourtant bien seule quand vous êtes partie pour Istanbul ? Personne ne vous avait dit que vous rencontreriez Adalbert, explosa Morosini.
Elle tourna vers Aldo la batterie indignée de son regard :
— Ce n’est pas pareil ! J’étais alors une voyageuse comme les autres, perdue dans la masse. Personne ne me connaissait… À présent c’est tellement différent !
— Je ne vois pas en quoi ?
— Oubliez-vous déjà comment nous venons de quitter Istanbul ? Chassés pour ainsi dire et surveillés par la police. Qui vous dit que quelque chose ne se trame pas contre nous dans ce train même ?
— Il n’y a aucune raison. Les autorités se sont assurées que nous partions comme elles le souhaitaient. Tout s’arrête là !
— J’ai peur que vous ne soyez un incurable optimiste, mon ami. Et, d’abord, pourquoi voulez-vous descendre à Belgrade ?
— On vous l’a dit, grogna Morosini. Une affaire à régler.
— Eh bien, c’est tout simple : nous descendons tous les trois, vous réglez votre affaire et nous reprenons le train suivant…
— Non, ce n’est pas si simple : nous ne resterons pas à Belgrade.
— Voilà qui m’est égal du moment que je reste avec vous. Où que vous alliez, j’irai…
— Mais ça peut être dangereux, émit Morosini qui pensait à sa page de carnet arrachée.
— Aucune importance ! Affronté à trois, le plus grand danger est très vivable ! Oh, Adalbert, vous n’allez pas me laisser toute seule après m’avoir promis de ne jamais m’abandonner quand je serais en difficultés !
Tout en faisant disparaître son châteaubriant sauce béarnaise, Morosini maudit le côté Don Quichotte de son ami. La cause d’Hilary était gagnée d’avance : il suffisait de voir l’air penché d’Adalbert et sa mine attendrie. Encore une minute de « lamento » et il pleurait avec elle…
— Il y a un moyen simple de trancher la question, fit-il. Je descends seul à Belgrade et vous continuez tous les deux…
La réaction d’Adalbert fut immédiate et presque violente :
— Pas question ! Dès que je te laisse seul, il t’arrive les pires catastrophes. Hilary, je vous en prie, soyez raisonnable !
— Je n’ai jamais été raisonnable ! fit-elle butée. Et je ne veux pas vous perdre !
C’était presque une déclaration d’amour. Morosini eut beau susurrer que la meilleure manière de perdre un homme était sans doute de s’accrocher à ses basques, l’Honorable Hilary Dawson le foudroya d’un regard tellement olympien qu’il abandonna la partie en pensant que, peut-être, plus elle serait collante et plus vite Adalbert en aurait assez :
— Emmenons-la ! soupira-t-il. Si nous rencontrons un vampire il s’intéressera peut-être en premier à son jeune sang plutôt qu’aux nôtres qui ont nettement plus de bouteille !
Et là-dessus, il classa le sujet, alluma une cigarette et prit un plaisir pervers à écouter Adalbert fabriquer une histoire « à ne pas raconter la nuit », tirant davantage sa substance du livre de Bram Stoker que de la vérité historique. Pas question de parler des émeraudes à cette touche-à-tout ! Il eut tout de même la satisfaction de voir son ennemie pâlir un brin sous le léger maquillage, ce qui la rendait encore plus ravissante.
Quand le train se fut arrêté en gare de Belgrade, le lendemain vers six heures et demie du soir, les trois voyageurs descendirent ensemble et Morosini se mit en quête du Vienne-Budapest-Bucarest qui allait presque les ramener sur leurs pas. Par chance il passait trois heures plus tard et, par une autre chance, la lecture de l’indicateur des chemins de fer apprit à Morosini qu’il était inutile de prendre des billets jusqu’à Bucarest pour l’excellente raison que le train s’arrêtait à Sighishoara : une économie d’une centaine de kilomètres et même du double s’ils avaient dû revenir encore sur leurs pas. L’attente dans le buffet de la gare ne fut pas agréable : une vague de froid venue de Russie passait sur l’Europe Centrale et la grande salle était à peine chauffée par de maigres braseros. En outre, la nourriture qu’on leur servit était à peu près immangeable. Ce fut pour Aldo l’occasion de rendre justice aux qualités voyageuses d’une fille d’Albion : le mauvais temps, elle connaissait, et elle réussit à trouver « delicious » les sarmas, feuilles de choux aigres – mais vraiment aigres ! – garnies d’une farce qui l’était tout autant, alors que ses deux compagnons faisaient la grimace.
— Si tu tiens à garder ton Théobald qui te fait la vie si douillette, n’épouse jamais cette fille ! Tu verrais disparaître ton fidèle valet-cuisinier dans un nuage de poussière… chuchota Morosini tandis qu’Hilary était partie « se repoudrer » dans un infâme cabinet « à la turque » dont les murs présentaient plus de taches suspectes et de graffitis que de miroirs…
— Je n’ai jamais eu envie de me marier !
— Ça pourrait venir ! Elle est très convaincante !
Quand on atteignit Sighishoara, la neige recouvrait le pays qui, avec ses forêts de sapins, ses vieux châteaux assoupis sur les contreforts des Karpates et ses petites fermes en bois isolées au bout de chemins aux profondes ornières ressemblait tellement à une carte postale de Noël qu’Hilary, enchantée, battit des mains comme une petite fille :
— On se croirait chez nous au temps jadis ! soupira-t-elle presque émue.
— J’espère, fit Aldo d’une voix caverneuse, que vous continuerez à vous y croire mais j’en doute !
Pourtant elle n’avait pas tout à fait tort. Si le côté anglais n’était pas évident, l’impression de remonter le temps était frappante dès que l’on eut tourné le dos à la ligne du chemin de fer. Perchée sur un éperon dominant la Tirnava Mare, Sighishoara et ses neuf tours de défense restituaient avec une étonnante exactitude une hautaine cité médiévale enfermée dans ses murailles et dédaignant les constructions sans âge de la ville basse agenouillée à ses pieds. Le charme fut plus puissant encore lorsque l’on eut franchi la porte fortifiée débouchant sur une placette abritée d’un grand arbre défeuillé : rues tortueuses, pentues, tapissées de gros pavés inégaux, bordées de maisons vénérables dont les grands toits montraient leurs tuiles brunes autour des cheminées, là où la neige ne s’accrochait pas encore, passages sombres qui, la nuit, devaient être inquiétants, portes basses et profondes, escaliers couverts en bois noirci par le temps menant au point culminant de la cité : une église gothique au clocher à bulbe discret étendant sa protection sur un cimetière où les tombes se cachaient sous un fouillis de végétation noircie…
— Ça a l’air assez grand, marmotta Vidal-Pellicorne, et on n’a pas beaucoup de renseignements. Tu crois qu’on va trouver la personne avec qui nous devrions traiter ?
— D’abord, se loger ! Un hôtel a toujours été le meilleur centre de renseignements…
Celui qu’on leur avait indiqué à la gare portait le nom allemand de « Zum Goldene Krone » qui les soulagea grandement en leur faisant découvrir que, dans cette partie du pays, on parlait cette langue au moins autant que le roumain que ni l’un ni l’autre ne connaissait. En effet au cours des siècles, les Saxons s’étaient fortement implantés en Transylvanie qu’ils partageaient avec les Valaques et les Hongrois. Circonstance qui allait aplanir pour les deux amis les plus grosses difficultés de communications.
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