— … et que votre gouvernement ne veut pas voir reparaître mais sur lesquelles vous aimeriez bien mettre la main ?
— Pour les détruire à jamais, oui ! Et je suis certain que Salomé Ha Levi savait quelque chose à ce propos.
— Pourquoi ? Parce qu’elle était juive ? Que ne le lui avez-vous demandé si vous le croyez ?
— Je ne le crois pas : j’en suis sûr. Elle a fait, un jour, une… demi-confidence à quelqu’un qui me l’a rapportée. Une femme qu’elle aimait beaucoup…
— Confiance mal placée, on dirait. Et ensuite ?
— Elle ne voulait révéler le secret qu’à l’homme dont elle savait qu’il viendrait un jour et à qui elle se donnerait. Elle s’est donnée à vous donc elle a parlé…
— Vous en connaissez, des choses ! Ce qui m’étonne, en ce cas, c’est que persuadé de tout cela vous n’ayez pas tenté de la faire parler ? Ce pays a toujours eu la réputation d’être assez bien outillé pour obtenir des confidences involontaires.
Ibrahim Fahzi détourna son large visage pour considérer la porte close : il semblait gêné tout à coup.
— Ces moyens auraient été inopérants avec elle… et puis quiconque les aurait employés aurait eu des comptes à régler avec le Ghazi.
— Atatürk ? Il… s’intéressait à elle ?
— La réputation de Salomé était grande. Mustafa Kemal l’avait consultée jadis avant de prendre le pouvoir. Depuis, on savait qu’il la protégeait afin de pouvoir, éventuellement, recourir à sa clairvoyance…
— Bien mal puisqu’on l’a tuée.
— Puisque « vous » l’avez tuée, fit doucement le joaillier. C’est pourquoi vous n’avez à attendre aucune pitié. Vous serez pendu, mon cher prince, si je ne m’en mêle pas.
— Et comment, dans ces conditions, pourriez-vous vous en mêler ?
— Je connais peut-être le meurtrier : un pauvre diable éperdument amoureux d’elle qui vivait dans son ombre et n’a pu supporter qu’elle se donne à vous.
— Il devait y avoir un monde fou, cette nuit-là, dans la maison. Mais c’est moi qu’il aurait dû tuer : pas elle !
— Soyez sûr qu’il y songe… sinon il ne vous aurait pas dénoncé, mais elle était l’objet primordial de sa souffrance. Il fallait qu’elle disparaisse.
— Eh bien, à merveille ! Allez dire tout ça aux autorités de justice et qu’on me rende ma liberté !
Ibrahim Fahzi leva, sur le prisonnier, le regard finaud des gens qui espèrent conclure un bon marché sans le payer trop cher. Un regard que Morosini avait déjà rencontré dans maints endroits sur la planète et qu’il connaissait bien :
— Vous pouvez être sûr que je le ferai… dès que vous m’aurez confié ce que Salomé vous a révélé.
— Vous êtes inouï ! Pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait révélé quelque chose ?
— Ne finassez pas, j’en suis sûr et nous perdons du temps. Dites-moi ce que c’est et dans deux heures vous êtes libre !
— Ou exécuté !
Puis éclatant brusquement d’un rire qui abasourdit son visiteur :
— Vous me prenez pour un imbécile, mon cher monsieur. Je parle – en admettant que je sache quelque chose ! – et vous m’oubliez tout tranquillement faisant ainsi d’une pierre deux coups : vous avez ce que vous vouliez et je n’ai plus aucune chance de me retrouver dans vos pattes pour la récupération des objets. Ce n’est pas si mal imaginé !
L’autre devint très rouge :
— Vous m’insultez ! Je suis un homme d’honneur…
— Vraiment ? Si vous l’étiez, vous auriez déjà révélé à la justice de ce pays ce que vous savez et vous m’auriez fait libérer. Je ne marche pas.
— Vous êtes fou ! Est-ce que vous ne savez pas que vous risquez la corde !
— Je la risque tout autant en parlant… si j’avais quelque chose à dire. Ce qui n’est pas le cas. Aussi vais-je avoir l’honneur de vous donner le bonsoir, cher confrère. J’aimerais reprendre mon sommeil !
Le joaillier s’était levé et considérait avec une rage qu’il ne songeait même pas à dissimuler le prisonnier en train de se rouler en boule sur sa planche.
— Assez de forfanterie ! Je suis votre seule chance. Oh, je sais ce que vous pensez : vous espérez que votre ami l’archéologue va remuer ciel et terre pour vous sortir de là mais je ne crois pas qu’il en aura le temps. Pour vous aider il faudrait qu’il sache ce qui vous est arrivé. Or il l’ignore…
— Pas bavards, au Pera Palace !
— Il l’ignore pour l’excellente raison qu’il n’est pas encore revenu d’Ankara et, quand il reviendra, il sera trop tard ! Songez-y bien !
Aldo se sentit frémir mais réussit à bander ses muscles suffisamment pour que l’autre n’en vit rien… Sa voix même demeura égale quand il répondit :
— Lorsque je serai mort il sera trop tard pour vous aussi. Surtout si je fais part au juge de votre visite et vous pouvez être certain que je n’y manquerai pas.
— Je l’ai faite avec son accord. Alors pas de fol espoir ! C’est moi, au contraire, qui vais le mettre au courant. Il saura ce qu’il a à faire…
Par-dessus son épaule, Morosini lança à Fahzi un regard moqueur :
— La torture ? On peut dire que vous avez des idées brillantes ! Seulement quelque chose me dit que votre ami le juge n’est pas au courant pour l’affaire des émeraudes. Je peux me tromper mais je le crois honnête. Ce que vous n’êtes pas. Et ne me racontez pas que vous les cherchez pour les détruire ! Pas vous ! maintenant laissez-moi tranquille ! ajouta-t-il si rudement que l’autre n’insista pas.
Reprenant son flacon auquel Aldo n’avait pas touché, il alla donner des coups dans la porte pour appeler le geôlier mais, avant de sortir, il lança :
— Nous nous reverrons !
Aldo ne répondit pas. Il ruminait avec un début de colère ce qu’il venait d’apprendre Adalbert et sa bien-aimée étaient toujours à Ankara.
Mais que pouvaient-ils bien y faire ?
La rage s’emparait d’Aldo. Il n’aurait jamais imaginé que son cher compagnon d’aventures le laisserait tomber pour un jupon. Pas Adal ! C’était, sous des dehors farfelus, un homme sage, un puits de science, un regard ironique posé sur son temps et ceux qui l’animaient, un parfait bon vivant, aussi peu fait pour les trémolos et les tortures de la passion qu’un phoque pour habiter le Sahara. À la connaissance d’Aldo une seule femme avait fait battre son cœur sur un rythme inhabituel et c’était Lisa mais, sachant ce qui l’attachait à Morosini, il ne s’était jamais autorisé le moindre mot, le moindre geste et se contentait de vouer à la jeune femme une tendre admiration et un entier dévouement. Or, sachant à quel point le sort de Lisa était engagé dans cette malheureuse affaire, il plaquait tout pour suivre la trace d’une fille rencontrée dans un train et se mettre à son service ?… Inimaginable !
Aussi vite qu’elle était montée, la colère d’Aldo retomba. De quel droit se mêlait-il de censurer son ami ? Adalbert avait supporté d’un front serein toutes les tempêtes de sa dramatique aventure avec Anielka. L’amour entêté qu’il lui portait avait mené sa maison au bord du gouffre et conduit Cecina au double meurtre qu’en femme honnête elle avait aussitôt payé de sa vie. En vérité il était mal placé pour donner des leçons ! Hilary était belle, intelligente sûrement, archéologue en plus. Elle avait tout ce qu’il fallait pour séduire Vidal-Pellicorne et celui-ci, après tout, avait bien droit au bonheur. Tout ce qu’Aldo pouvait dire – pour en finir avec les regrets – c’est qu’il avait mal choisi son moment !…
Deux jours passèrent encore au pain de misère et à l’eau glacée. C’était ça le pire, car, se sentant faiblir, Morosini craignait par-dessus tout, si ce régime continuait, d’être trop affaibli pour affronter la mort non seulement avec dignité mais avec élégance. C’était sur cet amoindrissement de sa résistance que comptait Ibrahim Fahzi pour obtenir de lui ce qu’il voulait. Alors Aldo se forçait à dévorer l’horrible pain qu’on lui donnait…
Au soir de ce deuxième jour, la porte du cachot s’ouvrit et le geôlier parut mais il ne portait ni cruche ni nourriture. Il fit seulement signe au prisonnier de le suivre et Morosini retrouva les couloirs qu’il avait déjà empruntés pour se rendre chez le juge. Certes il n’y avait pas de gardes mais on devait penser en haut lieu que le prétendu meurtrier était devenu inoffensif. Comme l’autre fois on le fit entrer dans un bureau, celui du directeur de la prison. Une exclamation horrifiée l’y accueillit en bon français :
— Mon Dieu ! Mais dans quel état !… Est-ce ainsi que l’on traite ici un homme simplement soupçonné ?
La voix, la colère, la langue, tout appartenait à Vidal-Pellicorne et Aldo, envahi d’une joie qu’il n’espérait plus ressentir, faillit s’évanouir pour la première fois de sa vie. Adalbert s’était précipité vers lui pour le faire asseoir dans le fauteuil de cuir fatigué du petit homme qui regardait la scène d’un air gêné. Cependant Adalbert continuait :
— Faites apporter du café, bon sang ! Avec un ou deux de vos sacrés gâteaux sucrés ! Il tient à peine debout Rassure-toi, je viens te chercher, ajouta-t-il pour Aldo qui aussitôt voulut se relever :
— Alors, allons-nous-en ! Allons-nous-en tout de suite ! Je ne veux rien de ces gens-là !
— Sois raisonnable ! Un café chaud te fera du bien. Ensuite je te ramène à l’hôtel !
— Mais comment as-tu fait ? Est-ce qu’on a trouvé le vrai meurtrier ?
— Oui… non…, je m’en fous !…
— Alors comment ?…
— Je te raconterai…
Le café arrivait au galop. Sans même lui laisser le temps de reposer son marc, Aldo qui aurait mangé des pierres en avala trois minuscules tasses et se sentit un peu mieux. Pendant ce temps, un officier était entré et avait parlé à voix basse au directeur. Après quoi il s’approcha de Morosini :
— J’ai à vous offrir, monsieur, les excuses de mon gouvernement. Le Ghazi refuse que se poursuivent, même loin d’Ankara, les méthodes arbitraires de l’ancien régime. Il a lui-même fait diligenter une enquête au sujet de la mort de cette femme. Enquête dont il est ressorti que vous êtes innocent. Vous êtes donc libre et une voiture vous attend dans la cour pour vous ramener à votre hôtel.
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