— Comment le sais-tu ?

— Cela, c’est mon secret. Tu dois t’en contenter…

Aldo n’insista pas. Il se leva, chercha ses vêtements et s’habilla, pris d’une sorte de hâte de s’éloigner de ce lieu, de ce divan où il avait violé le serment du mariage. Pour sauver Lisa sans doute, mais il était trop honnête avec lui-même pour ne pas se reprocher le plaisir qu’il y avait pris. Se fût-il laissé convaincre si facilement si la femme n’avait été aussi belle ?

— Il y a pourtant une question à laquelle je voudrais que tu répondes…

— Demande toujours…

— Oh, c’est simple : les pierres sont juives, comme toi-même. Pourquoi donc, sachant où elles se trouvent, n’as-tu rien dit à ceux de ta religion ?

— Parce que je n’avais pas confiance. Les hommes ont changé, et je craindrais trop que la valeur marchande des émeraudes ne l’emporte sur leur valeur morale. Et puis je t’attendais. Je ne pouvais le dire qu’à toi… Va là-bas ! Cherche la demeure de celle qui porte en elle le sang de l’Empaleur. Tu trouveras les « sorts sacrés » et ils reverront Jérusalem. Là, au moins, ils seront enfin à leur place et dans les mains qui leur conviennent…

Pensant soudain à Goldberg et aux moyens qu’il employait pour entrer en possession des émeraudes, Morosini se demanda si de telles mains pouvaient être prédestinées. Il en doutait fort mais se garda bien de l’exprimer.

Il était à présent prêt à partir mais jugea prudent de prendre son calepin dans sa poche et d’écrire le nom – difficile – de la ville indiquée. Salomé le lui épela : « Sighishoara »… Enfin, il voulut se pencher sur elle pour un dernier baiser mais elle se leva, l’enlaça étroitement :

— Dois-tu vraiment partir si vite ?

À ce contact il se sentit frémir mais cette fois il avait toutes les raisons de rester maître de lui-même. Il posa un baiser, léger, sur les lèvres offertes puis repoussa doucement la jeune femme :

— Pour tout ce que tu m’as donné, merci ! Je ne l’oublierai jamais…

— … mais tu ne reviendras pas ?

— Qui peut savoir ? Pas dans l’immédiat, bien sûr, mais… si je parviens à rendre les « sorts sacrés » à ton peuple, je reviendrai te le dire.

Il n’ajouta pas « mais en tout bien tout honneur » pour ne pas gâcher la joie qui venait d’illuminer le beau regard sombre.

— C’est une promesse ?

— C’est une promesse…

En retrouvant l’air libre et froid de la nuit il sentit la fatigue peser sur ses épaules et se réjouit d’avoir gardé la voiture. Jamais il n’aurait été capable de rentrer au Pera à pied : « Tu devrais te souvenir que tu n’as plus vingt ans, ni même trente ! se dit-il. Quelques heures de sommeil te feront le plus grand bien… »

Il s’endormit dans la voiture et, réveillé par le conducteur, se précipita dans l’escalier par crainte de replonger dans l’ascenseur, se jeta tout habillé sur son lit et y reprit avec béatitude son somme interrompu.

Il dormait encore à poings fermés quand on vint l’arrêter pour avoir assassiné dans la nuit la voyante d’Haskeuï.


C’était comme un cauchemar. Au point que Morosini se demanda s’il était bien éveillé ou si sa nuit ensorcelée continuait. Il y eut sa chambre envahie de soldats aux moustaches féroces, la traversée de l’hôtel sous l’œil effaré des autres clients, le voyage dans une voiture cellulaire en compagnie de gardes armés jusqu’aux dents, la traversée du pont de Galata pour abandonner les quartiers « européens » et s’enfoncer dans Istanbul, la herse de fer d’une prison aux murs gris près des minarets blancs de Sainte-Sophie pour aboutir à une cellule froide et malodorante dans laquelle on le jeta sans ménagements dans l’attente des premiers interrogatoires. Il avait eu le temps de prendre son grand manteau de vigogne dont la chaleur lui serait précieuse dans les jours à venir. Et puis il y avait surtout cette invisible prison : la barrière d’une langue qu’il ignorait, alors que ses ravisseurs semblaient n’en connaître aucune autre… C’était le directeur terrifié du Pera Palace qui avait traduit pour lui l’ordre d’arrestation et le crime dont on l’accusait mais évidemment sans autre précision, l’officier qui commandait le détachement n’en ayant donné aucune…

Assis sur la planche nue munie d’une mauvaise couverture qui allait lui servir de lit, Aldo considéra avec incrédulité son nouveau logis : un cube de pierre dont les murs avaient été, un jour, blanchis à la chaux mais n’en gardaient que de vagues traces à côté de taches suspectes et de graffitis incompréhensibles ; un escabeau, un seau hygiénique, une lourde porte peinte en vert munie d’un judas grillé et rien d’autre. L’inventaire fait, il essaya de comprendre ce qui lui arrivait. Salomé assassinée ! Mais par qui, mon Dieu ? Et quand ? Lui-même était parti à trois heures. Le meurtrier était peut-être déjà là, guettant sa sortie. Il était même sûrement là puisque la malheureuse avait été tuée « dans la nuit » mais, au-delà de cette certitude, Morosini voyait se dresser devant lui une infranchissable barrière de questions sans réponses. Et c’était d’autant plus inquiétant que la jeune Turquie du Ghazi n’avait pas la réputation de pratiquer la simple douceur. Un homme suspect puis condamné peut-être sans beaucoup de formalité était pendu ou fusillé selon qu’il était civil ou militaire et les étrangers ne faisaient guère exception.

À la stupeur suivie d’une espèce d’abattement succéda la colère. Allait-il, lui, prince Morosini, se laisser accrocher à une potence, quitter une vie qu’il aimait pour un crime qu’il n’avait pas commis et cela sans combattre ? Certes pas ! D’ailleurs Adalbert allait rentrer. Adalbert qui apprendrait son aventure et ferait l’impossible pour le tirer d’affaire. On pouvait lui faire confiance pour aller jusqu’à Atatürk en personne pour le sauver…

Il puisa un peu de réconfort dans cette assurance, pourtant la journée et la nuit qu’il passa furent abominables. En dépit de son manteau il avait froid : l’unique fenêtre armée de barreaux haut perchée dans le mur laissait souffler à son gré le meltem, ce vent froid venu de la mer Noire. Il avait faim : on lui avait jeté un morceau de pain dur et à moitié moisi avec une cruche d’eau. Il avait surtout l’impression d’être seul au milieu d’un monde devenu brusquement hostile, abandonné jusqu’à la fin des temps au fond d’une oubliette médiévale… Il réussit un peu à dormir vers la fin de la nuit, s’éveilla moulu et la bouche amère. Il but un grand coup d’eau, ce qui ne le réchauffa pas mais lui procura la vague impression d’être moins sale. Il aurait donné n’importe quoi pour une douche, un rasoir et un café même mauvais mais chaud. Et aussi une cigarette mais on lui avait enlevé son étui d’or, son briquet et tout ce qu’il avait sur lui, y compris sa montre-bracelet. De ce fait il ignorait quelle heure il pouvait être. Quand le geôlier entra avec un autre morceau de pain, il désigna son poignet dans l’espoir que l’autre comprendrait mais l’homme le regarda d’un œil bovin, haussa les épaules et ressortit. Et le silence retomba. Les murs étaient si épais dans cette prison que l’on n’entendait rien de ce qui s’y passait…

Aussi Aldo eût-il volontiers crié de joie quand, vers le milieu de la matinée, deux gardes vinrent l’extraire de son cachot, lui remirent les menottes et l’entraînèrent à travers un dédale de couloirs crasseux et de grilles si nombreuses qu’elles devaient décourager toute tentative d’évasion. On monta aussi deux escaliers et, finalement, le prisonnier se retrouva dans un bureau occupé par un homme qui, avec sa longue moustache à la mongole et les muscles impressionnants qui gonflaient son costume, bien coupé d’ailleurs, ressemblait plus à un janissaire de l’ancien temps qu’à un fonctionnaire de la nouvelle république. Assis un peu à l’écart, un homme plus très jeune, à la figure lasse et aux yeux globuleux, attendait mais se présenta aussitôt dans un italien hésitant : il était l’interprète. En même temps il lui annonça qu’il comparaissait devant Selim bey chargé de l’instruction de son affaire.

— Je vous remercie, dit Aldo, mais sans mettre en doute vos capacités, je préférerais me passer de truchement. Ayez la bonté de demander à ce monsieur s’il ne parle que le turc ? Français, anglais ou allemand feraient aussi mon affaire.

Selim bey parlait allemand et l’interrogatoire se déroula dans la langue de Gœthe qu’il maniait d’ailleurs avec une certaine aisance. Après avoir décliné sur un ton qui interdisait la contradiction les noms et qualités du prévenu, ce que l’on pourrait appeler le juge d’instruction entra dans le vif du sujet :

— Vous êtes convaincu d’avoir assassiné dans la nuit du 5 au 6 de ce mois et dans un accès de jalousie la femme connue sous le nom de Salomé Ha Levi qui était votre maîtresse…

Sous l’effet de la surprise, les sourcils de Morosini remontèrent de deux bons centimètres :

— Ma maîtresse ?… Par jalousie ? Mais où allez-vous chercher tout ça ?

— Contentez-vous de répondre à mes questions. Oui ou non ?

— Non. Cent fois non ! Pourquoi aurais-je assassiné… au fait comment l’ai-je tuée ?

— En l’égorgeant avec un couteau.

— Quelle horreur !… Mais je continue : pourquoi, donc aurais-je tué une femme que je voyais pour la seconde fois ? Salomé était une voyante de grande réputation et il y a quelques jours j’avais escorté chez elle une amie, la marquise Casati, venue de Paris pour la consulter. Ce qu’elle m’en a dit était si impressionnant que l’idée m’est venue de faire appel à son talent pour moi-même.

— Seulement, au lieu de vous faire tirer l’horoscope, vous avez couché avec elle. Cela vous paraît normal pour un client inconnu ?

Devinant que ce Turc devait avoir un témoin – sans doute la servante ! – Aldo jugea inutile et même imprudent de nier :