— Une légende ? fit Morosini doucement. J’ai toujours pensé qu’à la source d’une légende gisait souvent une vérité ?…

— Pas cette fois ! Et je ne serais même pas capable de vous la raconter convenablement… Que pensez-vous de la ceinture que j’ai exposée en vitrine ?

Aldo comprit que le sujet était clos et dit tout le bien qu’il pensait de la parure en question. On finit par se séparer bons amis, du moins en apparence…

— C’est bizarre tout de même, cette conspiration du silence ! Osman agha entre en transes quand on lui parle des émeraudes et Ibrahim Fahzi rit jaune en parlant d’une légende sans importance. Ça veut dire quoi, à ton avis ?

— Qu’on toucherait peut-être à un secret d’État ?

— Vieux de combien de siècles ? Et alors que l’empire ottoman n’est plus qu’un souvenir ?

— Mustafa Kemal Atatürk, le maître du nouveau régime, tient à ces souvenirs. Il s’en est pris à une monarchie tyrannique, pas à l’Histoire d’un pays dont il est fier. Tout ce qui appartient à un passé glorieux lui appartient. D’autant que son pouvoir, bâti sur sa personnalité exceptionnelle, est peut-être plus grand encore.

En rentrant à l’hôtel, ils trouvèrent l’Honorable Hilary Dawson en proie à un vif mécontentement né d’une sévère déception : l’autorisation qui lui avait été accordée de visiter les porcelaines du Vieux Sérail lui était retirée.

— Et sans la moindre explication ! s’écria-t-elle en brandissant la lettre officielle qu’elle venait de recevoir. On me dit seulement que dans l’état actuel des choses à Topkapi Saraï il n’est plus possible de m’y recevoir. Vous y êtes allés, vous ? Avez-vous remarqué quelque chose justifiant ceci ? Des travaux peut-être ?

— Le palais en aurait grand besoin, fit Aldo, mais nous n’avons rien remarqué de tel.

— Alors qu’est-ce que cela veut dire ? Que leur ai-je fait à ces gens-là ?

Des larmes brillaient dans ses jolis yeux bleus et elle était si touchante qu’Aldo sentit ses préventions fléchir.

— Les ambassades ne sont plus ici, hélas, mais à Ankara où Atatürk a transporté tout le gouvernement en 23. À vous de voir si votre ouvrage vaut le voyage ? Mais peut-être le consul anglais pourrait vous aider. Vous êtes la fille d’un lord et toutes les portes anglaises devraient s’ouvrir devant vous ?

— Ce sont les portes turques qui m’intéressent et, en l’occurrence, mieux vaudrait pour moi être allemande qu’anglaise. J’avais déjà eu beaucoup de mal à obtenir cette autorisation…

— Oh, il doit s’agir d’un malentendu, émit Adalbert avec un sourire tellement énamouré qu’il donna à Morosini l’envie immédiate de lui flanquer des claques. Je vais vous emmener voir votre consul et aussi le consul de France si vous voulez ?…

Elle le regarda avec une moue dubitative :

— Au fait, vous avez été reçus, vous, ce matin ? Tout s’est bien passé ?

— Oui et non, fit Adalbert. Disons que tout a débuté assez bien mais nous avons vite compris que nous étions indésirables. Allons, ne vous désolez pas ! Rien n’est perdu et vous êtes trop charmante pour que l’on vous résiste longtemps. Nous allons bien finir par vous la faire rendre, votre autorisation…

— Vous êtes si gentil ! C’est une chance pour moi de vous avoir rencontré, soupira-t-elle avec un si beau sourire qu’Aldo se sentit de trop.

— Eh bien, fit-il désinvolte, je vais vous laisser vaquer à vos consulats. Moi, je vais appeler Venise pour savoir un peu ce qui se passe chez moi…

— Fais-le donc ! fit Adalbert distraitement. Je m’occupe de miss Hilary… On se retrouve pour dîner !

Les bonnes surprises pouvant parfois se produire même quand les choses ne vont pas bien, Aldo n’attendit qu’une heure sa communication. Ce fut Angelo Pisani qui lui répondit avec, dans la voix, un vrai soulagement…

— Enfin ! s’écria le jeune secrétaire. Vous n’imaginez pas, don Aldo, à quel point je suis heureux de vous entendre…

— Vous étiez si inquiet que ça ?

— Et M. Buteau plus encore que moi. En réponse à notre télégramme, le King David nous a prévenus que vous aviez quitté Jérusalem et nous n’avons pas réussi à atteindre le baron de Rothschild…

— … qui doit être quelque part en Bohême. Il nous a quittés il y a plus d’un mois, rappelé d’urgence…

— Sans doute mais ne deviez-vous pas rentrer depuis un moment ?

— J’ai écrit à M. Buteau. N’a-t-il pas eu ma lettre ?

— Aucune. Il se tourmente beaucoup.

Morosini faillit lui dire qu’il se tourmentait lui-même plus encore mais choisit d’en rester là.

— Bon, enfin, je suis là. Que se passe-t-il ?

— Heu… J’aimerais mieux que ce soit M. Buteau qui vous le dise.

— Alors passez-le-moi ! Et vite ! La communication peut être coupée d’un instant à l’autre…

— Mais c’est qu’il n’est pas là ! gémit Angelo au bord des larmes. Cependant sa voix s’éclaircit d’un seul coup « Ah si, le voilà ! »

Un instant plus tard, la voix douce et bien timbrée de l’ancien précepteur devenu fondé de pouvoir se faisait entendre avec une nuance de nervosité inhabituelle chez cet homme toujours si calme :

— Où diable êtes-vous, Aldo ? On vous cherche partout !

— À Constantinople… Apparemment vous n’avez pas reçu ma lettre ?

— Non je n’ai rien reçu mais les postes orientales ne sont pas vraiment un exemple. L’important est que vous alliez bien. Donna Lisa aussi, j’espère ?

— Pas… pas vraiment mais je vous en parlerai tout à l’heure si on nous en laisse le temps. Que se passe-t-il à la maison ? Angelo a l’air affolé…

— Il n’y a pas de quoi mais en fait un problème inattendu se présente. Vous vous souvenez de Spiridion Mélas, l’ancien valet de votre cousine, la comtesse Orseolo ?

— Celui dont elle voulait faire le nouveau Caruso ? Très bien. Qu’est-ce qu’il a encore fait celui-là ?

— Oh, pas grand-chose, il réclame la succession. Il prétend posséder un testament.

— Il a vraiment tous les culots ! Après l’avoir plus qu’à moitié ruinée et couverte de ridicule en devenant son amant, il veut ce qu’il n’a pas encore réussi à lui arracher : le palais et ce qui reste ?

— Exactement. Que devons-nous faire ? J’ai vu maître Massaria bien entendu mais il dit que vous seul pouvez attaquer le testament…

— Je n’en ai guère envie, mon cher Guy. Vous savez ce qu’il en était de ma cousine Adriana et ce que j’avais à lui reprocher. Que ses dépouilles tombent dans les mains d’un aigrefin me paraît au fond assez normal…

— Sans doute et je m’attendais un peu à cette réaction mais, pour une fois, songez au qu’en-dira-t-on. Venise ne comprendrait pas que vous laissiez à ce moins-que-rien un palais historique et l’héritage, même réduit, d’une noble et grande famille. D’autant que pour tout le monde, la comtesse Adriana, comme Anielka et Cecina, est morte d’avoir ingéré des champignons vénéneux. Si vous laissez s’afficher pareil scandale vous y perdrez beaucoup parce que l’on ne comprendra pas !

Aldo ne réfléchit qu’un court moment. Certain grésillement dans la ligne laissait prévoir une prochaine coupure :

— Je vais écrire à Massaria sur-le-champ, lui dire de faire opposition et d’engager toute procédure qu’il jugera utile. Vous avez raison ! Libre à moi, si nous gagnons, de faire don de l’héritage à la ville de Venise ou à une institution charitable…

— Vous me faites plaisir… À présent, vite, donnez-moi des nouvelles de Lisa. Elle est malade ?

— Non mais nous avons un problème dont je ne peux pas vous parler au téléphone. Je vais vous écrire. D’ici, la poste doit mieux fonctionner que de Jérusalem…

Le téléphone devait penser la même chose car Guy Buteau n’eut même pas le temps de répondre : la ligne était coupée… Aldo ne jugea pas utile de rappeler : il se mit au petit bureau que comportait sa chambre et sur du papier à en-tête du Pera Palace écrivit à son notaire puis, après un moment de réflexion, composa une lettre pour Guy dans laquelle il se contentait de dire que l’affaire du Pectoral avait eu un prolongement inattendu et que, de ce fait, on avait jugé bon de prendre, contre lui, certaines garanties, mais le nom de Lisa ne figura nulle part. Il savait son vieil ami assez fin pour lire entre les lignes. Cela fait, il prit une douche, enfila un smoking pour le dîner et, glissant dans sa poche les missives qu’il venait d’écrire, descendit à la réception pour qu’on les lui poste. Il avait un peu de temps devant lui et pensait qu’un verre au bar ne serait pas désagréable en attendant les tourtereaux de l’archéologie.

En échange de son courrier, l’homme aux clefs d’or lui remit une lettre sans timbre ni aucune indication postale : seulement son nom.

— Qui a porté ceci ?

— Un commissionnaire, Excellence ! Il n’y a pas de réponse.

— C’est bien, je vous remercie.

Tout en se dirigeant vers le bar, Morosini décacheta la lettre et leva un sourcil surpris. Il n’en avait jamais reçue d’aussi brève : elle ne contenait que trois mots et un point d’exclamation mais combien explicites : « Allez-vous-en ! »

Songeur, il glissa le billet dans sa poche, se choisit un coin tranquille dans le somptueux café maure qui tenait lieu de bar, commanda une fine à l’eau, et prenant une cigarette dans son étui d’or il l’alluma d’une main machinale comme les premières bouffées qu’il en exhala. Chez lui la meilleure façon de réfléchir – le verre et la cigarette ! – toutefois avec le bain et quand il pouvait conjuguer les trois, c’était un moment de pur bonheur mais il n’était pas question de remonter pour retrouver ces agréables conditions. Pourtant, ce qu’il relisait en essayant de trouver, sur le papier ou l’enveloppe, le moindre indice de provenance méritait qu’on s’y arrête longuement. Encore qu’il n’arrive pas à comprendre d’où elle pouvait venir, la menace était claire même si elle n’était pas formulée : ou il partait, ou il lui arriverait quelque chose de désagréable. Et cela ne regardait que lui, la suscription de l’enveloppe portant son seul nom.