— Oh, pourquoi imaginer le pire ?
— Je ne sais pas. Peut-être parce que l’on m’a dit récemment que j’allais être en danger. Et toi avec moi sans doute.
— Qui a pu te dire ça ?… Une voyante ?
— Banco ! Tu as gagné.
Les yeux bleus d’Adalbert qui avait cru lancer une bonne plaisanterie s’arrondirent de stupeur :
— Tu fréquentes les tireuses de cartes, toi ?
— Bien sûr que non. Simplement, j’ai été amené à en rencontrer une… Prenons un autre verre, je vais te raconter ça !
Tout en dégustant un second Martini dry, Aldo relata sa rencontre avec la marquise Casati et comment il avait été amené à l’accompagner chez Salomé, ce qui s’y était passé et, pour finir, la phrase l’invitant à revenir quand il le voudrait…
— Et tu n’y es pas allé ? À ta place j’aurais couru le soir suivant. C’est diablement excitant, ton histoire !
— Trop !… Ne me prends pas pour un fat mais je lis assez bien dans les yeux des femmes et dans les yeux de celle-là, j’ai lu une sorte… d’invite. Et j’ai pensé que si elle parlait de danger, c’était pour piquer ma curiosité…
— C’est possible et, dans ces conditions, je te vois mal te rendant aux désirs d’une belle Juive alors que tu vis une angoisse perpétuelle pour Lisa. Cependant n’oublie pas ce que t’a dit la Casati « Elle dit des choses trop vraies ! » Ça vaudrait peut-être la peine d’y aller voir. J’irai avec toi si tu veux…
— Merci mon vieux mais je peux sortir sans ma nounou ! Et je saurai mieux résister à cette Salomé-là que le vieil Hérode, même si elle me fait le coup de la danse des sept voiles !… Bon, oublions ça pour le moment et revenons à Topkapi. As-tu l’autorisation que nous souhaitions ?
— L’ambassade n’a fait aucune difficulté. Nous irons demain au palais pour prendre langue. Rassure-toi, Hilary ne viendra pas avec nous : elle a rendez-vous après-demain…
C’était toujours autant de gagné !
Le lendemain, l’Ortakapi, la lourde porte ogivale flanquée de deux tours octogones à poivrières donnant accès à Topkapi Saraï – le palais de la Porte du Canon – s’entrouvrait pour Aldo Morosini et Adalbert Vidal-Pellicorne, vêtus comme il convient à des hommes d’affaires importants et élégants. Autrefois, seuls les sultans pouvaient franchir à cheval cette Porte du Milieu et sur ce point rien n’avait changé car la voiture qui les avait amenés resta dehors.
Tous deux retenaient leur souffle tant était grande l’impression de pénétrer dans le palais de la Belle au Bois Dormant. Depuis le dernier quart du siècle précédent, le Vieux Sérail, peut-être hanté par trop de fantômes douloureux, s’était vu abandonné par les sultans au profit de Dolmabahce, la nouvelle résidence construite au bord du Bosphore où d’ailleurs Mustafa Kemal Atatürk, le nouveau maître de la Turquie, travaillait lorsqu’il se trouvait à Constantinople{4}. Dès qu’il eut pénétré dans la cour du Divan faisant suite à la farouche porte où l’on enfermait jadis les condamnés à mort, Morosini en éprouva une réelle satisfaction. Ce palais endormi était celui des ombres et il eût détesté d’y croiser le va-et-vient affairé des fonctionnaires la plume à l’oreille et des dossiers sous le bras. Là, dans cette cour planté de cyprès et de platanes centenaires d’où l’on découvrait les élégantes dépendances du Sérail et une belle échappée sur la mer de Marmara, le rêve pouvait ouvrir ses ailes d’autant plus aisément que le gouvernement semblait tenir à l’entretien des jardins. Plus peut-être qu’à celui des salles d’audience ou d’habitation des sultans et de leur entourage masculin – il ne pouvait être question d’aborder seulement les bâtiments de l’ancien harem ! – où la poussière voilait les marbres blancs ou noirs, les bois dorés et même les revêtements muraux en exquises faïences anciennes.
L’homme qui les reçut à l’entrée de l’ancienne salle d’audience – un pavillon à péristyle supportant une toiture à large auvent – portait une « stambouline » noire, un col à coins cassés et un tarbouch qui ressemblait à un pâté de sable rouge placé sur sa tête par un gamin encore inexpérimenté. Un long gland de soie voltigeait autour à chacun des mouvements de tête du personnage. Une énorme moustache en croc et une paire de lorgnons scintillants ne laissaient voir du visage qu’un nez proéminent et, sous la moustache, deux dents de lapin au-dessus d’un menton inexistant. Tel qu’il était, Osman agha veillait sur les richesses intactes de ses anciens maîtres, avec l’aide, toutefois, de gardes armés jusqu’aux dents que l’on découvrit à mesure que l’on approcha de l’endroit où elles étaient entreposées. Ce qui ôta beaucoup au charme des bâtiments, à la grâce des jardins et aux admirables découvertes sur les lointains bleus de la mer.
— C’est dommage ! fit Morosini en désignant l’un de ces hommes à son ami. Ils gâtent un peu le paysage…
— Bah ! Autrefois il y avait les janissaires, guère plus affriolants mais évidemment plus pittoresques…
À la suite d’Osman agha, on pénétra dans une petite salle dont les principaux meubles étaient une table servant de bureau, une chaise, une collection de gros registres reliés en rouge éteint et une lourde et magnifique porte en bronze devant laquelle deux soldats vinrent prendre place, le fusil prêt à tirer…
— Vous avez l’autorisation de visiter le Trésor, dit le conservateur. Souffrez, cependant, que l’on vous soumette à une petite formalité.
Deux autres soldats entrés sur leurs talons se mirent en devoir de fouiller les étrangers sous l’œil bénin d’Osman agha.
— La diplomatie est une chose, expliqua-t-il avec onction. Les précautions n’en font pas partie. J’ajoute que vous serez à nouveau fouillés à la sortie… Avec toutes nos excuses, bien entendu !
— La confiance ne règne guère, grogna Morosini qui détestait être tripoté, surtout par des mains sales. J’aurais cru pourtant que la gracieuse permission de votre gouvernement…
— Certes, certes ! Mais les gens les plus éminents ont quelquefois du mal à résister à la tentation… Vous comprendrez mieux dans un instant.
Poussée par les gardes, la porte de bronze s’ouvrit lentement avec un grondement d’apocalypse et les visiteurs se trouvèrent au seuil de deux grandes salles qui ne recevaient la lumière que par les petites fenêtres ceinturant les coupoles formant le plafond, aussi hautes que celles d’une mosquée. L’éclairage nocturne était assuré par les lampes pendant des chaînes tombant du centre des coupoles mais ni Aldo ni Adalbert ne s’y intéressèrent tant ils étaient médusés par ce qu’ils découvraient.
— C’est la caverne d’Ali Baba, souffla l’un.
— On est en pleines Mille et Une Nuits, fit l’autre… Je commence à comprendre leur méfiance : il n’y a qu’à se servir !
Cela semblait incroyablement facile. Il n’y avait qu’à se baisser, plonger la main dans de grandes bassines à confiture en cuivre ou en bronze, remplies presque à ras bord, les unes d’améthystes, les autres de turquoises, de béryls roses, d’Alexandrites, de topazes et autres pierres de moindre importance alors que diamants, rubis, émeraudes, perles et saphirs s’incrustaient dans une foule d’objets usuels tels que vaisselle, services à café ou à thé, vases, aiguières, le tout dominé par quatre trônes d’époques différentes, plus somptueux l’un que l’autre. Des armes aussi, splendides, damasquinées et ornées de magnifiques pierreries. L’une, entre autres, un superbe poignard accroché sur un caftan de drap d’or – il y avait aussi des vêtements d’apparat – portant trois cabochons d’émeraudes si belles qu’elles firent battre le cœur d’Aldo mais il n’était pas là pour elles. Des joyaux aussi, mal rangés dans des vitrines, dont un fabuleux diamant rose taillé en cœur. Il y en avait trop et devant ce fantastique étalage de richesses, les deux hommes se sentaient un peu accablés. Comment s’y retrouver alors que les plus beaux bijoux étaient presque en vrac ?…
— C’est beau, n’est-ce pas, fit Osman agha visiblement très fier de l’effet produit sur ces « giaours » toujours tellement contents d’eux.
— Magnifique, dit Aldo sincère, mais j’espère que vous avez un relevé de tout ceci. Bien que cela paraisse impossible !
— Rien n’est impossible pour la jeune Turquie ! Tout est relevé jusqu’à la plus petite pierre et se trouve dans les registres qui sont à côté.
— Et vous savez où chaque pièce est… rangée ?
— Ça, c’est une autre histoire. On sait… en gros. Par exemple il y a là mille deux cent vingt-trois améthystes, fit-il en désignant la première bassine venue…
— Sauriez-vous nous dire, coupa Adalbert, où sont les bijoux ayant appartenu au sultan Murad II, père du Conquérant. Nous lui destinons un ouvrage et nous cherchons tous les détails possibles…
Le gardien écarta les bras dans un geste d’ignorance :
— Ils sont ici, avec les autres, et c’est normal puisque, après Murad, son fils très glorieux les a portés et ses successeurs après lui. Les plus anciens sont dans cette vitrine.
— Pourriez-vous l’ouvrir ? C’est difficile d’examiner en détail ce qu’il y a là. C’est… un peu en désordre.
— Mais l’impression de richesse n’en est que plus grande !
— Pourtant ces vitrines me choquent : les Anciens se contentaient de mettre leurs bijoux dans des coffres. Ceci ressemble trop à un étalage de marchand. Ce n’est pas digne !
Tirant une petite clef de sa poche, l’homme ouvrit la longue boîte de verre indiquée et Morosini, de ses doigts habiles et précis, prit les joyaux l’un après l’autre pour les étaler sur une autre mais il ne trouva rien qui ressemblât aux « sorts sacrés ». Rien, sinon une chaîne d’or supportant une énorme perle en poire, d’un orient admirable mais qui avait dû être accompagnée de deux autres gemmes car il y avait, de chaque côté, un anneau vide…
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