L’événement en lui-même était simple quoique étrange : une nuit de shabbat un incendie s’était déclaré dans le laboratoire d’alchimie du rabbin, situé au rez-de-chaussée et sur l’arrière de la maison. Tout y avait brûlé mais l’épaisseur des murs, la voûte de pierre et la porte en fer avaient protégé le reste du logis tout en empêchant les secours d’aborder. Quand, au petit matin, on avait pu enfin pénétrer dans l’espèce de caveau, il ne restait que des carcasses de fer, des cendres, des enduits vitrifiés et quelques fragments d’os que l’on avait rassemblés pieusement pour les enterrer.

— Pensez-vous à un accident ou à un acte criminel ? demanda Morosini qui avait suivi le docteur dans sa cuisine où il était en train de faire du café, sa gouvernante étant déjà partie pour le marché.

— Personne n’en sait rien mais… Meisel lança, par-dessus ses lunettes un regard appuyé à son invité… mais moi je pense que Jehuda Liwa a allumé ce feu lui-même…

— Un suicide ? De cette manière atroce ?…

— Ce n’était pas un homme comme les autres. S’il y avait eu accident, on l’aurait entendu crier, appeler au secours. Mais on n’a rien entendu du tout. En outre, son serviteur que vous connaissiez, Abraham Holtz, n’a retrouvé aucun des grimoires de son maître et encore moins l’Indraraba, le grand Livre des Secrets dont il n’y avait que deux exemplaires au monde…

— Voilà le mobile du crime : on a tué le rabbin pour le lui voler…

— Non. Lui aussi a brûlé : Abraham a retrouvé une des ferrures de la reliure. Pour une raison connue de lui seul – peut-être parce qu’il estimait son temps venu ! – Jehuda Liwa a voulu mourir en emportant avec lui les clefs de son pouvoir…

Morosini resta songeur en pesant chacune des paroles qu’il venait d’entendre :

— C’est possible, après tout ! Pourtant quelque chose me choque : lui, le gardien des traditions, se suicider la nuit du shabbat ?

— L’incendie a dû éclater vers deux heures du matin le dimanche. Le shabbat s’achevait à minuit… On a enterré dans le cimetière le peu qu’on a retrouvé…

— Pourrez-vous m’y conduire ?

— Tout de suite, si vous le voulez…

Un moment plus tard, tous deux pénétraient dans le vieux cimetière juif si étrange et si pittoresque avec ses vagues de pierres qui se chevauchaient en un désordre qui n’était pas sans beauté. Le vent d’automne qui soufflait ce matin-là faisait voltiger les feuilles mortes comme des papillons et l’odeur de la terre humide remplaçait la divine senteur de sureau et de jasmin des beaux jours. À la surprise d’Aldo qui se demandait où l’on avait bien pu trouver, dans ce chaos, une place digne de cet homme hors du commun, Meisel le conduisit devant la haute stèle ornée de volutes, d’inscriptions hébraïques et surmontée d’une forme de pomme de pin, où reposait depuis le XVIIe siècle le fameux rabbin Löw, le maître du Golem, cette créature d’argile qu’il avait suscitée pour en faire son serviteur…

— C’est là ! fit Meisel sobrement.

— Comment, là ? Vous l’avez mis dans cette tombe ?

Ebenezer Meisel ramassa un caillou, le posa pieusement sur l’entablement de la stèle, s’inclina par trois fois :

— Il nous est apparu que c’était sa place normale, dit-il. À présent, je vous laisse méditer mais j’espère que nous nous reverrons et que vous n’oublierez pas le chemin de ma maison. Même s’il n’est plus là, ajouta-t-il avec un mouvement de tête en direction du tombeau…

— Soyez-en certain, mais je vous dis adieu pour l’instant : je repars tout à l’heure…

Un long moment, Morosini resta debout devant la stèle, méditant les paroles du médecin : « Il nous est apparu que c’était sa place normale… » Sans surprise. Il se souvenait de ce qu’avait dit le baron Louis de Rothschild lorsqu’il lui avait donné l’adresse de Liwa : « C’est un homme étrange… Il posséderait le secret de l’immortalité… » Ce secret-là, toute âme humaine le possédait mais le fait que l’on eût enseveli les cendres du rabbin à cet endroit accréditait une autre légende, celle qui prétendait que Liwa était la réincarnation de Löw, le maître du Golem, dont il possédait les pouvoirs. Une légende sur laquelle Aldo avait longuement réfléchi durant les jours où il guérissait de sa blessure dans la demeure d’Ebenezer Meisel. Il y avait surtout ce dernier instant de conscience au moment où la balle l’avait atteint : Butterfield, l’assassin qui venait de l’abattre et avait tiré sur Liwa sans l’atteindre, avait poussé un cri terrifiant avant de s’écrouler sous quelque chose d’indéfinissable qui avait fait à Morosini l’impression d’un mur en marche. Quand on avait retrouvé son corps, on aurait dit qu’il était passé sous un rouleau compresseur. Ne chuchotait-on pas aussi qu’il y avait, dans le grenier de la synagogue Vieille-Nouvelle, un tas d’argile capable de reprendre forme à l’appel d’une formule secrète ?… Somme toute, c’était, en effet, chose normale que les deux rabbins fussent réunis dans cette sépulture puisque, peut-être, ils ne faisaient qu’un…

Morosini choisit, dans les environs, une pierre blanche, ronde et polie comme un galet et la posa sur la stèle, se recueillit, salua de la tête et du buste puis quitta le cimetière sans se retourner. Il n’avait plus rien à faire à Prague d’où il emportait une déception sévère : il avait tant compté sur les étonnants pouvoirs du vieux rabbin ! Sans cette aide puissante, la quête des « sorts sacrés » devenait beaucoup plus aléatoire. Deux heures plus tard, il prenait le train pour Vienne où passerait le lendemain l’Orient-Express qui le conduirait à Istanbul.

Il avait toujours aimé Vienne et singulièrement l’hôtel Sacher dont la patronne, la vieille Mme Sacher, lui réservait toujours un accueil presque affectueux. En outre, la grand-mère de Lisa, la comtesse von Adlerstein, y possédait un palais dans la Himmelpfortgasse et il savait qu’elle l’aimait bien. Un sentiment qu’il rendait de tout son cœur à cette fière vieille dame dont la conquête n’avait pas été des plus faciles. Aussi en débarquant à la gare sa première pensée fut-elle d’aller l’embrasser, pourtant il y renonça. Non sans regrets mais il connaissait trop sa clairvoyance : se présenter à elle comme en voyage d’affaires en lui portant les tendresses de Lisa restée à Venise était proprement impensable : la grand-mère le percerait à jour au premier regard. Il savait qu’il n’avait pas la mine d’un jeune marié heureux. Valérie von Adlerstein aurait tôt fait de le passer à la question jusqu’à ce qu’il lâche son paquet de souffrance et, à aucun prix, il ne voulait troubler sa sérénité. Il se fit donc conduire à l’hôtel sachant bien que Mme Sacher, la discrétion même, se ferait découper les doigts en rondelles plutôt que d’avouer sa présence chez elle, s’il lui disait que personne ne devait le savoir à Vienne. Il en serait quitte pour ne pas bouger de sa chambre avant l’heure du train…

Grâce à sa vieille amie, ce fut moins pénible qu’il ne le craignait. Les repas qu’elle lui fit monter avec des journaux et des revues étaient autant de petits chefs-d’œuvre ; elle vint en personne lui tenir compagnie et il eut, par elle, un aperçu complet des faits et gestes de la bonne société viennoise. Il sut ainsi que Mme von Adlerstein était toujours à Rudolfskrone, sa propriété de Bad Ischl et que le baron de Rothschild était en Angleterre. Elle marqua aussi son étonnement de la disparition totale du « baron Palmer » mais Morosini se garda bien de lui faire connaître la fin dramatique du Boiteux que lui connaissait sous le nom de Simon Aronov sans savoir au juste d’ailleurs si c’était son véritable nom. Une seule alerte mais de taille : au moment où Aldo se disposait à quitter l’hôtel pour rejoindre la Kaiserin Élizabeth Bahnhof, Fritz von Apfelgrüne, le cousin et ancien soupirant de Lisa, fit son apparition et Morosini eut juste le temps de se jeter derrière un grand palmier en pot pour éviter de se trouver nez à nez avec ce redoutable bavard. Mme Sacher qui était en train de lui dire au revoir se précipita sur Fritz et l’entraîna dans les profondeurs de l’hôtel tout éberlué d’un honneur auquel la maîtresse des lieux ne l’avait pas habitué. Aldo put partir tranquille.

Enfin réfugié entre les élégantes marqueteries et les cuivres étincelants de son sleeping, il décida de continuer sa politique viennoise et d’en bouger le moins possible, choisissant de prendre ses repas au second service pour rencontrer aussi peu de monde que possible. Sa bonne étoile protégea sa crise de sauvagerie en faisant qu’il n’y eût personne de connaissance dans les luxueux wagons bleu nuit à bandes jaunes mais ce fut tout de même avec un vif soulagement qu’il débarqua à la gare d’Haydarpaça sur la rive même de la Corne d’Or.

Il faisait froid ce matin. Un vent vif, le « meltem », soufflait du Caucase crêtant d’écume l’eau du Bosphore mais le soleil brillait sur les dômes aux dorures verdies, les toits roses et les jardins ponctués de cyprès noirs. Dans le fiacre qui l’emmenait à travers l’énorme grouillement du pont de Galata vers les anciens quartiers étrangers et les hauteurs de Beyoglu, Aldo se laissa enfin aller au plaisir du voyage. Il ne connaissait pas Constantinople et se promit de l’explorer en attendant l’arrivée d’Adalbert. Cette porte de l’Orient à la fois misérable et somptueuse lui faisait sentir la séduction que pouvait exercer sur un Vénitien la splendeur de l’ennemi héréditaire. C’était toute l’histoire guerrière de la Sérénissime qui envahissait Morosini parce qu’à l’exception de l’électricité et de quelques bateaux à vapeur, rien n’avait vraiment changé à Istanbul.

Hélas, l’enchantement vola en éclats dès que le voyageur eut mis le pied dans le hall du Pera Palace, en dépit des marbres blancs, rouges et noirs, des immenses tapis pourpres, des grappes de tulipes blanches fleurissant les bronzes dorés des grands lustres, des serviteurs en costume local et d’un décor que les bâtisseurs de ce superbe hôtel – la Compagnie internationale des wagons-lits – avaient voulu aussi ottoman que possible afin de garder sous le charme les passagers de leur Orient-Express. Il suffit pour cela de l’exclamation ravie d’une longue femme enroulée de velours et de renards noirs qui ressemblaient à un énorme boa poilu qui surgit de l’ascenseur et se précipita vers lui alors qu’il venait d’arriver à la réception :