— Et lui, il descendait de qui ? D’un… écuyer du… comte de Champagne dont les… enfants ont… dérogé ! Ils ont travaillé !
Le tout ponctué de reniflements qui eussent amusé Morosini si la pauvre fille ne lui avait fait pitié…
— Il n’y a aucune raison d’en douter, dit-il doucement. Allons, Angélina, calmez-vous ! Vous allez manger quelque chose et ensuite vous nous raconterez ce qui vous est arrivé. Et d’abord, où étiez-vous ? On vous a cherchée toute la nuit !
Elle prit son mouchoir, se moucha vigoureusement et essuya ses yeux :
— Au… au Sanhédrin !
Mme de Sommières se mit à rire :
— On aura tout vu dans cette ville si les Juif en ont fait un cabaret ?
— Je sais bien que vous êtes une mécréante mais respectez au moins les religions ! grogna Aldo. Allez-y, Angélina !
— Laisse-la d’abord manger, conseilla Adalbert, voilà le petit déjeuner !
En effet, deux Soudanais en gants blancs véhiculaient une table à roulettes toute servie sur laquelle la rescapée se jeta avec un cri sauvage.
— Dieu, que j’ai faim !
Elle avala coup sur coup des œufs au bacon, du jambon et trois toasts à la marmelade d’orange, le tout arrosé de thé brûlant.
— Vous avez un estomac en fer, Plan-Crépin, remarqua la marquise qui achevait tout juste de grignoter une tartine…
— Si elle n’a avalé depuis hier à midi que de l’alcool et le café de ce matin, elle doit mourir d’inanition… dit Adalbert, qui lui-même faisait honneur au breakfast.
Enfin rassasiée et apaisée, Marie-Angéline – chose inouïe ! – accepta même la cigarette que lui offrait Aldo et raconta son aventure. En fait, ce qu’elle appelait le Sanhédrin, l’antique conseil des juges devant lesquels avait comparu Jésus, n’était que les catacombes creusées dans le roc où étaient leurs tombeaux. Attirée par la beauté de l’endroit et surtout la magnifique façade d’inspiration hellénistique ornée de feuilles d’acanthes, de fruits et de grenades sculptés à même le roc, elle avait fait plusieurs aquarelles et allait se décider, non sans regrets, à chercher un autre sujet quand, de son abri de buissons et d’acacias, elle vit soudain apparaître cet Ézéchiel qu’elle cherchait depuis tant de jours sans l’avoir jamais rencontré. Son cœur en avait manqué un battement tandis que son sang ne faisait qu’un tour. Le voyant pénétrer dans les catacombes après un coup d’œil circonspect sur ses arrières, elle s’était lancée sur ses pas sans plus réfléchir.
— N’ayant pas de lampe électrique, je me suis trouvée bientôt tâtonnant dans l’obscurité. Je n’entendais aucun bruit et j’allais renoncer quand j’ai aperçu, dans les profondeurs des galeries, une lumière qui pouvait être la flamme d’une bougie. J’ai marché vers elle en prenant mille précautions pour ne pas tomber sur le sol inégal et c’est quand j’ai pu distinguer les contours d’une salle où, en effet, une bougie était posée sur une sorte de sarcophage que j’ai été assommée… Après je n’ai que des souvenirs vagues. Lorsque j’ai repris conscience, j’étais toujours à la même place et un homme masqué me faisait boire quelque chose de fort, sans doute pour me ranimer, et j’ai reconnu le goût du whisky…
— Parce que vous en aviez déjà bu ? ironisa Mme de Sommières. Ce jus de punaises ! Et dire que je croyais avoir formé votre goût !
— Pour savoir choisir, il faut essayer de tout !… Du whisky donc et sur l’instant cela m’a fait du bien mais les hommes en noir – ils étaient deux – ont insisté pour que j’en boive encore. La tête commençait à me tourner et j’ai voulu refuser. Alors on m’a fait boire de force jusqu’à ce que je reperde conscience. Et je ne sais rien de ce qui s’est passé ensuite…
— Ces gens vous ont rapportée ici avec tout votre matériel, dit Aldo. Ils vous ont déposée sur les marches de l’hôtel…
— Mon Dieu ! Des tas de gens ont pu me voir dans cet état !
— Sûrement pas. Le jour naissait à peine et même dans le hall il n’y avait personne…
— Ah ! Tant mieux ! Mais quelle honte, mon Dieu, quelle honte ! Je suis déshonorée…
— Ne faites donc pas tant d’histoires pour une malheureuse cuite ! bougonna la marquise. Quant au déshonneur… ça m’étonnerait beaucoup ! Il n’y avait pas la moindre trace de désordre dans vos vêtements !
— Il n’aurait plus manqué que cela !… Mais il se peut que l’on m’ait volée. Voulez-vous me passer mon sac, s’il vous plaît ? demanda-t-elle à Vidal-Pellicorne qui était le plus proche de l’objet.
Elle ne procéda pas à l’inventaire : en ouvrant la grande poche de cuir, la première chose qui lui sauta aux yeux fut une enveloppe blanche qu’elle n’y avait jamais vue. C’était une lettre adressée au prince Morosini, dont la suscription fit bondir le cœur de celui-ci.
— C’est l’écriture de Lisa !… Mon Dieu !
D’un doigt nerveux il décachetait l’épaisse enveloppe, en tirait une feuille pliée en quatre ne contenant que quelques mots :
« Si tu m’aimes, écrivait la jeune femme, ne me cherche pas, ne me fais rechercher par personne. Trouve ce que l’on t’a demandé, je suis sûre que tu en es capable. De toute façon je ne suis plus à Jérusalem et je suis bien traitée. Pour toi, pour nous, il faut que je prenne soin de moi. Je t’aime. Lisa… »
— Voilà la réponse à la question que nous nous posions tous, dit Aldo en tendant la lettre à Mme de Sommières – Adalbert, lui, avait lu par-dessus son épaule – Marie-Angéline a été enlevée pour servir de facteur, un point c’est tout !
— Comme c’est flatteur ! fit l’intéressée visiblement vexée.
— Ces Orientaux sont toujours excessifs ! commenta Mme de Sommières. Dans nos châteaux, il est d’usage d’offrir un verre de vin au facteur. Pas de l’imbiber au point qu’il ne tienne plus debout. Que faisons-nous à présent ? On reste ici ?
— Pour quoi faire ? soupira Vidal-Pellicorne. Nous avons la certitude que ce que nous cherchons n’est plus dans le pays depuis longtemps et, si Angélina le permet, j’emploierai le langage des truands pour dire qu’elle est « grillée ». Le mieux serait, je crois, que vous alliez rejoindre, mesdames, le yacht du baron Louis et que vous rentriez en France…
— Il a raison, dit Aldo. Ce qui vient d’arriver à notre amie donne à réfléchir. Pour rien au monde je ne veux que vous courriez quelque danger que ce soit !
— Vous voulez vous séparer de nous ? gémit Plan-Crépin au bord des larmes. Où allez-vous ?
— Je l’ignore, dit Aldo, mais nous ne restons pas…
— Alors, pourquoi ne partirions-nous pas ensemble ?
Avec une soudaine gentillesse, la marquise couvrit de sa main celle de sa fidèle suivante :
— Il faut vous faire une raison, ma chère ! Nous serions plus encombrantes qu’autre chose. Aldo se tourmente déjà suffisamment pour sa femme. Il n’a nul besoin d’en faire autant pour nous. Envoie un télégramme au capitaine du yacht, mon garçon nous rallierons Jaffa demain matin…
En regagnant leurs chambres respectives pour y prendre un peu de repos et une bonne douche, Adalbert gardait un silence inhabituel tandis qu’Aldo qui tenait toujours à la main la lettre de Lisa la caressait doucement du bout des doigts. Finalement, il demanda :
— As-tu une idée de ce qu’on va faire maintenant ? Tu penses à Damas ?
De sous les mèches rebelles où il fourrageait tout en marchant, Adalbert lui offrit un sourire moqueur :
— Je pencherais plutôt pour… Dijon !
— Dijon ? En France ?
— Tu en connais une autre ? La ville de la moutarde !
— Ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter.
— Mais je ne plaisante pas. C’est Dijon… ou bien nous allons, la nuit prochaine, cambrioler la bibliothèque de sir Percy.
— Tu sais que tu deviens obscur ?
— Je vais éclairer ta lanterne. As-tu remarqué avec quelle rapidité, quelle virtuosité aussi, il a récupéré le bouquin de La Broquière dès que tu as fini de lire la page qu’il t’indiquait ?
— Oui, je l’ai trouvé un peu vif mais enfin…
— Il ne t’est pas venu à l’idée qu’il n’avait pas envie que tu lises plus avant ?
— Pourquoi l’aurait-il fait ?
— Peut-être parce qu’il ne souhaite pas nous en apprendre davantage au sujet des fameuses pierres ? Après tout, ton ami le rabbin n’est peut-être pas le seul à vouloir se les approprier ?
— Sauf ton respect, tu dérailles, mon bon ! Tu as vu dans quel état il est ? Paralysé jusqu’à la taille, comment veux-tu qu’il entreprenne la moindre recherche ? D’ailleurs nous sommes payés pour le savoir puisque nous l’avons suppléé à Massada…
— Mon cher prince, quand on est riche et que l’on est bien servi, on peut encore faire pas mal de choses prendre un bateau, un train, une voiture, pourquoi pas un avion…
— Mais pas, par exemple, faire de la reptation dans un boyau souterrain ou descendre avec une corde comme nous l’autre soir. En outre…
— On peut toujours le faire faire par quelqu’un d’autre…
— … en outre, s’il reste quelque chose d’intéressant dans ce sacré livre, il n’avait pas besoin de nous attendre.
— J’en conviens. Reste à savoir depuis quand il le possède ? Il nous a dit qu’il l’avait acheté depuis la fuite de Kypros mais ça peut très bien être il y a quinze jours.
— Possible, pourtant je te rappelle qu’il n’a aucune raison de se méfier de nous puisqu’il ignore ce que nous cherchons au juste. Il a même mis… je ne dirais pas une certaine condescendance à nous raconter l’affaire Bérénice.
— Tu ne crois pas que tu exagères ? On dirait que tu l’as soudain pris en grippe ?
— Pas du tout. Je le trouve même plutôt sympathique mais… mais c’est un archéologue et Anglais de surcroît ! Avec ces gens-là on en est toujours plus ou moins à Fontenoy ! Cela dit, je persiste et signe : quelque chose me dit qu’on aurait tout intérêt à lire jusqu’au bout ce passage des aventures de Bertrandon. C’est pourquoi je songe à Dijon : il y a là-bas les archives du duché de Bourgogne, plus la bibliothèque avec au moins un exemplaire…
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