— Ce sera amusant à vérifier mais cela ne nous apprend rien sur la suite des événements. Nous sommes arrivés à Damas, en 1432, on sait que le fils du calife portait les pierres au cou, un point c’est tout. Quid de la suite ?

— Il faut y réfléchir, aller peut-être à Damas, fouiller des archives, chercher…

— avaler des tonnes de poussière après les tonnes de sable du désert ! L’atmosphère rêvée, quoi !… Ça me donne soif ! Allons boire un vieux whisky au bar, ajouta-t-il comme ils franchissaient le seuil brillamment éclairé du King David.

Et, soudain, il s’arrêta :

— C’est bizarre, fit-il, mais depuis que nous sommes sortis de chez sir Percy, je traîne l’impression d’y avoir aperçu quelque chose de déjà vu sans pouvoir dire ce que c’est…

— Rien de bien étonnant ! Tu as dû lire plusieurs de ses communications scientifiques avec des dessins ou des photographies de ses trouvailles…

— Je n’ai pas lu grand-chose de lui.

— Viens déjà boire un verre, s’impatienta Morosini en le prenant par le bras. Rien de tel qu’un bar agréable pour vous remettre les idées en place !

À leur surprise ils y trouvèrent Mme de Sommières dont ce n’était pas l’endroit de prédilection. Assise sous les pieds du Goliath peint à fresque sur le mur et déjà en robe de dîner – chantilly mauve et sautoirs de perles ! – elle était en tête à tête avec une bouteille de champagne dont elle buvait une coupe d’un air fort mélancolique.

— Que faites-vous là, Tante Amélie ? s’inquiéta Morosini.

— Je tue le temps… et je m’énerve. Heureuse que vous soyez rentrés ! Je croyais que vous dîniez chez ce vieux fouilleur à qui vous avez rendu visite ?

— Nous n’étions pas invités. Où est Marie-Angéline ?

— C’est là toute la question, émit la marquise en empoignant elle-même la bouteille pour se resservir, ce qu’Adalbert lui évita galamment. Je l’attends depuis près de trois heures. D’ordinaire elle est toujours rentrée de ses expéditions picturales pour m’aider à m’habiller. Ce soir, personne ! Je me suis débrouillée moi-même et puis, lasse de faire l’ourse en cage dans ma chambre, je suis descendue ici…

— Il est près de neuf heures, dit Aldo en consultant son poignet. Savez-vous de quel côté elle comptait aller dessiner ?

La vieille dame haussa furieusement les épaules faisant cliqueter ses perles :

— Vous en savez autant que moi là-dessus ! Plan-Crépin s’est incarnée dans le mystère et promène partout une mine de conspirateur qui m’amuserait si elle ne commençait à m’agacer. Elle m’a seulement dit, en partant tout à l’heure, qu’elle était sur une piste…

— Bizarre ! remarqua Vidal-Pellicorne. Elle ne nous en a rien dit hier soir au dîner. Le rapport qu’elle nous a fait à notre retour de Massada était plutôt négatif : elle n’a rien vu d’intéressant et surtout pas le jeune Ézéchiel qui semble avoir disparu de la surface de la terre. Même chose pour les dessins qu’elle nous a montrés. Il y a du talent là-dedans mais pas le moindre indice, même autour de la maison de Goldberg qu’elle a reproduite sous tous les angles possibles…

L’entrée en scène du lieutenant Mac Intyre qui venait comme chaque soir, seul ou avec des camarades, boire quelques verres au King David vint faire diversion. Paré d’un nouveau coup de soleil qui lui pelait le nez, l’officier avait l’air tellement content qu’il aborda Morosini en français :

— Splendide ! déclara-t-il. Je suis venant de Ein Guedi où j’ai recouvrir le car de…

— Parlez anglais, mon vieux, conseilla Aldo. Vous y gagnerez en précision. Vous êtes allé récupérer la voiture de l’armée ? Sans difficultés ?

— Pas de difficultés du tout ! La pauvre vieille chose qui veillait dessus – Khaled, je crois ? – n’a pas encore compris pourquoi vous avez préféré partir à pied sans même lui dire au revoir alors qu’il était… comment a-t-il dit ? Ah oui : plongé dans l’affliction.

— L’affliction ? Et de quoi, grands dieux ?

— Du départ de ses trois fils… la prune de ses yeux qui l’ont abandonné la nuit où vous êtes partis vous-même, emportant avec eux leurs dromadaires et le peu d’argent qu’il avait ! Si vous le voyiez, c’est une pitié !

Pauvre vieille chose ? Une pitié ? Ni Aldo ni Adalbert ne voyaient Khaled dans ce rôle-là. Il fallait posséder une solide dose de naïveté pour y croire. Ou alors c’était un grand artiste…

Penchant plutôt vers cette hypothèse, Morosini renonça à poursuivre un débat voué d’avance à la stérilité : pour Mac Intyre la cause était entendue.

— Je suis désolé pour lui et ravi que tout se termine bien pour vous.

— Ravi ? Vous n’avez pas l’air, fit le lieutenant qui n’était pas tout à fait aveugle. Vous avez un souci ?

— Nous ne savons pas encore : il est neuf heures passées et Mlle du Plan-Crépin n’est pas encore rentrée…

— Ce n’est pas si tard ? Elle est peut-être chez des amis…

— Elle n’en a pas ici, coupa la marquise. C’est une solitaire qui passe son temps à chercher les coins pittoresques. Dieu sait où elle a pu aller dessiner aujourd’hui ! En tout cas, elle devrait être là…

De rouge Mac Intyre devint vert.

— Vous pensez que peut-être… comme la chère princesse ? Dans ce cas il faut la chercher tout de suite ! Je propose que l’on aille chacun dans une direction et je vais demander l’aide de mes camarades, décréta le lieutenant mué comme par enchantement en général d’armée. Il faut fouiller la vieille ville… et Mea Shearim bien entendu.

— Insuffisant ! dit Adalbert. Il faut fouiller tout Jérusalem… Dieu sait où elle peut être passée ?

On la chercha toute la nuit avec l’aide de deux camarades de Douglas Mac Intyre sans trouver le moindre indice ni la moindre trace. Pourtant quand, dans une aube parée d’écharpes de brume nacrées, Aldo recru de fatigue regagna l’hôtel en compagnie d’Adalbert qui venait de le rejoindre, ils se figèrent devant le tableau qui s’offrait à eux : Marie-Angéline était couchée en chien de fusil sur la première marche d’accès, son matériel de peintre coiffé de son casque colonial posé soigneusement à côté d’elle.

— Ça, par exemple ! fit Adalbert. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?

— Tu le vois bien, elle dort !

Aldo voulut la réveiller, l’appela doucement puis la secoua sans obtenir d’autre résultat que de voir « Plan-Crépin » se tourner de l’autre côté aussi aisément que dans son lit en émettant un grognement… C’est à ce moment que l’odeur frappa les narines des deux hommes…

— Mais… elle est ivre ?

— Parfait diagnostic ! Noyée dans le whisky et saoule comme une grive ! Reste à savoir où elle a pu attraper ça ?

— On posera la question plus tard. Pour l’instant, il faut la remonter dans sa chambre avant que tout l’hôtel soit au courant. Charge-toi du matériel, moi je l’emporte.

Dans le meilleur style des pompiers opérant un sauvetage, Morosini hissa la dormeuse sur son dos, s’introduisit avec elle dans l’ascenseur, gagna le deuxième étage et atterrit finalement dans la chambre dont la porte n’était pas fermée pour l’excellente raison de Mme de Sommières s’y était installée pour attendre…

— Ne criez pas, Tante Amélie, prévint Aldo, elle est seulement ivre morte…

— Je n’ai pas l’habitude de crier pour un oui ou pour un non. Ce que j’aimerais savoir, c’est dans quel bistrot elle a pu se mettre dans cet état…

— Pas beaucoup de bistrots ici, fit Adalbert qui arrivait. Ça a dû se passer chez un particulier… Et, en plus, elle n’aime pas le scotch !

— Ça m’étonnerait qu’elle l’aime davantage après cette nuit, dit Aldo qui examinait le visage et reniflait les vêtements. On l’a forcée à boire : elle a une meurtrissure au coin des lèvres et il en est tombé sur ses habits. Descends aux cuisines où les feux doivent être déjà allumés pour avoir un pot de café très fort ! Pendant ce temps on va la déshabiller et la coucher, Tante Amélie et moi…

— Tante Amélie toute seule ! protesta la vieille dame. Je veux bien ton aide pour les vêtements du dessus mais le linge, c’est mon affaire. Cette pauvre fille mourrait de honte si elle apprenait que tu l’as vue dans le plus simple appareil ! Elle serait capable de faire le tour des églises pieds nus, vêtue d’un sac et avec des cendres sur la tête…

— Vous connaissez bien mal les femmes ! Tout dépend de ce qui se cache sous leurs vêtements ! Non, ne criez pas, je tourne le dos !

Un moment plus tard, vêtue d’une attendrissante robe de chambre en pilou rose serrée au cou et aux poignets par de petits rubans assortis, Marie-Angéline alternait les rasades de café qu’elle vomissait d’ailleurs presque aussitôt et les séances de marche forcée à travers la chambre étayée de chaque côté par Aldo et Adalbert. Non sans protester avec un degré ascendant dans l’énergie à mesure que le traitement opérait.

Quand, enfin, elle repoussa ses soutiens pour aller atterrir dans un fauteuil, on jugea que le plus dur était fait. Adalbert descendit rejoindre leurs compagnons de recherches pour leur annoncer la bonne nouvelle – sans donner de détails ! – les inviter à dîner pour le soir même et commander pour les habitants du second étage un solide breakfast…

En remontant il trouva Marie-Angéline toujours assise sur son fauteuil, raide comme un piquet, les yeux fermés et pleurant toutes les larmes de son corps en un désespoir bruyant qui, visiblement, agaçait la marquise et que Morosini s’efforçait d’apaiser dans le style énergique :

— Rien ne sert de vous désespérer, Angélina ! Il vous est arrivé une aventure pénible mais vous n’êtes pas déshonorée pour autant !

— Oh si, je le suis !… Oh si, je le suis !… Moi… une Plan-Crépin dont… les ancêtres étaient… aux Croisades…

— Ah bon ? Eux aussi ? fit Mme de Sommières. Décidément il y avait un monde fou à l’époque ! Je croyais que vous descendiez, comme Colbert, d’un marchand de drap de Reims ?