« À trois ou quatre kilomètres au nord de la cité du roi de Nabatène Obodas Ier, une source est nichée au fond d’une gorge qui oppose son eau transparente, couleur de turquoise, à l’aridité des rochers ocre et génère sur ses bords une végétation inattendue où, sous les jujubiers, viennent boire les bouquetins que l’on appelle ibex. C’est là que j’ai vu pour la première fois Areta venue chercher de l’eau dans la vieille tradition des rencontres bibliques. Elle avait seize ans, elle était belle comme devaient l’être ces reines qui charmaient les conquérants : Cléopâtre, Bérénice ou Balkis, la reine de Saba. Elle aussi portait en elle le sang des rois de Nabatène et moi je n’étais qu’un jeune Anglais ébloui par le merveilleux présent que m’accordait le destin. Car nous nous sommes aimés tout de suite, avec une intensité qui, dans une vie, demeure unique. Chaque nuit, je m’échappais du camp pour la rejoindre sous le plus beau ciel du monde. Environ huit kilomètres aller et retour ! ajouta le conteur avec un sourire. Je ne dormais presque plus et mon travail s’en ressentait au point que mon oncle m’a fait surveiller. On a vite découvert mes amours clandestines avec ce que chez nous on appelle une « native »…

Le vieil homme avait craché le mot comme s’il lui empoisonnait la bouche avec une colère mêlée de tristesse qui serra le cœur de ses auditeurs.

— C’était un homme dur, aux principes inflexibles et nous étions au siècle de Victoria. Il exigea mon retour en Angleterre. Je n’étais pas majeur : je dus obéir mais lorsque j’atteignis notre domaine familial, j’arrivai juste à temps pour voir mourir mon père. J’étais l’héritier du nom, des biens et libre, de surcroît, d’agir selon mon bon plaisir mais, naturellement, je n’eus pas le cœur de quitter si vite ma mère et mes sœurs bien qu’en moi l’idée fixe de retourner à la source bleue du désert s’implantât avec plus de force à mesure que le temps passait. Et puis il y avait ce métier que j’aimais passionnément lui aussi et que me rendait plus cher encore l’atmosphère des salons de Londres en hiver. Désormais capable de mener mes propres campagnes de fouilles, je repartis dix-huit mois après la disparition de mon père et retournai vers Oboda. J’avais appris, au British Muséum, que mon oncle avait déplacé son chantier de fouilles à cause d’un problème avec les tribus voisines et qu’il s’était rapproché de Petra. J’ai donc revu l’éperon rocheux du roi Obodas dominant le vaste plateau entaillé par les gorges du Nahal Zin et j’ai revu la source mais, en dépit de mes recherches, je n’ai pu retrouver Areta. Elle était la fille d’un chef nomade et nul n’a pu me dire où ils avaient porté leurs pas. Le silence du désert se refermait sur eux…

« Huit ans plus tard, je travaillais au bord de la mer Rouge près de ce qui avait été le port d’Ezion-Gueber où les navires de Salomon rapportaient de l’or, du bois de santal, des pierres précieuses ou de l’ivoire. C’est là que j’ai revu Areta. Elle y vivait pauvrement en péchant le corail dans le golfe, élevant avec peine une petite fille qui approchait de ses dix ans. J’avais eu tort de chercher sa tribu : après mon départ, les siens l’avaient chassée avec l’enfant qu’elle attendait et elle avait subsisté comme elle avait pu. Mais la petite était belle.

« Le cours d’une vie semble curieusement établi par le Destin avec ses étapes et aussi ses rencontres : au moment où je revoyais Areta son existence atteignait son terme : au cours d’une de ses plongées un incident la retint un peu trop longtemps sous l’eau et elle se noya. L’enfant restait seule. Je la pris avec moi et voulus la faire élever convenablement avant d’assurer son existence. Pour cela, je la conduisis au Liban chez une cousine fraternelle, Irlandaise comme ma mère et qui était aussi la meilleure des femmes. Alexandra que j’avais présentée comme ma fille adoptive apprit à vivre selon les normes du monde occidental, fit de bonnes études et montra vite un goût prononcé pour l’histoire en général, la géographie et surtout pour l’archéologie et mes travaux en particulier. En dehors de cela, c’était une fille assez secrète. Courtoise sans doute et bien élevée, douée pour les langues au point que je pris plaisir à lui enseigner l’araméen, le grec antique et l’initiai aux écritures. Je découvris bientôt que sa mère, durant les années vécues ensemble, lui avait fait connaître les traditions de cette famille qui l’avait rejetée, son histoire et même ses légendes. Dès qu’elle fut en âge de comprendre, elle connut cette Kypros qui avait épousé Hérode Agrippa et cette autre du même nom, nabatéenne elle aussi, qui s’était laissé enfermer dans Massada avec l’homme qu’elle aimait, un Zélote du nom de Simon. Elle était si belle qu’au moment du suicide général, il n’avait pas eu le courage de la tuer et elle avait été l’une des deux femmes dont Flavius Silva avait fait ses esclaves. Mais sa beauté l’avait conquis lui aussi et, rentrant à Rome, il l’emmena avec lui comme Titus avait emmené la reine Bérénice dont elle obtint de devenir la suivante.

« Les événements dramatiques pourraient s’arrêter là mais Kypros, en sortant de Massada, emportait avec elle deux pierres sacrées qui ne l’étaient pas pour elle : deux émeraudes extraordinaires, jumelles, et dans les transparences desquelles se voyaient un petit soleil et un croissant de lune. Elle les offrit à la reine juive qui la traitait en amie et Bérénice savait ce qu’étaient ces pierres : les « sorts sacrés » du Temple de Jérusalem, l’Ourim et le Toummim. Pour les préserver des curieux, elle les fit monter en pendants d’oreilles et les porta mais, quand Titus devenu empereur dut renoncer à son amour et la renvoya à sa demande, Bérénice toujours accompagnée de Kypros rentra en Judée. Elle y fut assassinée et Kypros, épouvantée, craignant cette fois la malédiction attachée aux émeraudes, jura à Bérénice expirante de les rapporter là où elle les avait prises. Ce qu’elle fit. Par la suite elle se maria et, au jour de sa mort, légua à sa fille aînée le souvenir des « sorts sacrés » mais sans en révéler l’emplacement afin que ses descendants n’eussent pas l’idée d’aller les chercher s’attirant ainsi leur malédiction.

— Vous pensez donc qu’ils y sont toujours ?

— Certainement pas ! Mais laissez-moi finir mon histoire… La confiance entre Alexandra et moi – l’affection aussi ! – semblait s’affirmer à mesure que passait le temps. Un jour, je lui montrai un objet que j’avais trouvé chez un antiquaire de Damas : c’était une plaquette d’ivoire représentant Bérénice coiffée d’une tiare et portant aux oreilles ce qui ne pouvait être que les émeraudes jumelles. La vue de cet objet fit, sur Alexandra, une impression profonde. Elle me supplia durant des jours et des jours de le lui donner mais je ne pouvais m’y résoudre parce que j’étais attaché à ce petit portrait. Je finis par lui dire qu’elle l’aurait à ma mort puisque j’avais l’intention de lui léguer tout ce que je possédais en Palestine. Elle refusa de me croire, m’accusa de chercher une diversion « Vous ne m’avez même pas adoptée comme vous le disiez. Je ne suis rien pour vous, au fond, qu’une fille recueillie par charité. » C’est alors que je commis la faute gravissime : je lui racontai l’histoire de la source bleue et des deux jeunes gens qui s’y aimèrent. Je croyais qu’elle serait heureuse de savoir la vérité sur ses origines et aussi qu’elle était bien ma fille. Par malheur il n’en fut rien. Elle entra dans une colère furieuse, me reprochant – entre autres crimes communs selon elle à tous les Anglais – d’avoir abusé de la confiance de sa mère, de l’avoir subornée puis abandonnée à la honte et à la misère. Elle me dit aussi qu’elle ne m’avait jamais aimé… et même qu’elle me haïssait et courut s’enfermer dans sa chambre dont rien ni personne ne put la faire sortir. Jusqu’à ce qu’un matin je la trouve vide : Alexandra s’était enfuie. Tout ce que je pus savoir est qu’on avait vu sortir une femme dans le costume de ce pays. Elle laissait un mot d’adieu cruel où elle disait que je ne la reverrais jamais et que si je la cherchais, elle se tuerait. Le billet était signé Kypros et je sus qu’Alexandra avait disparu pour toujours pour retourner à la vie sauvage. Elle avait ouvert mon coffre dont elle connaissait le chiffre pour y prendre de l’argent et la plaquette d’ivoire que je lui refusais… Et vous venez m’apprendre sa mort. Quelle tristesse !

Clark détourna la tête, et les deux autres gardèrent le silence. Puis, après un toussotement destiné à rétablir le contact, Morosini dit avec beaucoup de douceur :

— Ceci est sans commune mesure avec un chagrin véritable mais vous serez peut-être heureux de le retrouver ?

Il venait de tirer de sa poche et de déballer des papiers qui enveloppaient la plaquette d’ivoire qu’il offrit à plat sur sa main.

— Elle l’avait donc encore ?

— C’est elle qui nous l’a remise… pour vous !

Ce n’était même pas un mensonge. L’intention de Kypros mourante était sans doute de restituer la plaquette à son père dont elle venait de reconnaître l’existence… Sir Percy la caressa du bout des doigts avec une sorte de tendresse :

— C’est étrange, murmura-t-il. Vous me dites qu’elle venait de découvrir le trésor d’Hérode ou tout au moins une partie alors qu’elle ne le cherchait pas. Or ce qu’elle voulait, c’étaient les fabuleuses émeraudes. Pauvre folle ! Elle croyait de toutes ses forces aux légendes contées par sa mère et ne m’aurait pas écouté si je lui avais dit qu’il n’y avait aucune chance de retrouver les « sorts sacrés » à Massada. Elle m’aurait répondu que je voulais seulement l’empêcher de s’en occuper…

Tandis qu’il portait à ses lèvres le verre posé près de lui, Aldo et Adalbert échangèrent un bref regard. Ce fut le second qui parla de cette voix paisible, au ton d’innocence, qui en avait attrapé plus d’un :

— Une terrible aventure ! Avez-vous une idée de l’endroit où votre fille pouvait vivre entre ses séjours à Massada puisque, selon Khaled, elle n’y venait guère que deux fois l’an ?