— Bien sûr que non ! Je veux vivre, mais si Dieu permet que je le revoie un jour, il s'écartera de moi avec dégoût... comme il l'a déjà fait, d'ailleurs, car il n'a pas cru un mot de ce que j'ai essayé de lui faire entendre. Alors... plutôt que d'encourir encore son mépris, j'aime mieux, oui j'aime mieux risquer cent fois ma vie ! Il me semble qu'une fois délivrée, je retrouverai une espèce de pureté, comme on l'éprouve quand on entre en convalescence après une maladie infectieuse. Ce serait impossible si, quelque part au monde, cet enfant existait ! Il faut qu'il demeure à l'état de maladie, sans forme, sans visage et, quand on l'aura arraché de moi, je me sentirai lavée, nettoyée.
— Ou bien vous serez morte. Eh bien ! soupira la Validé, puisque vous êtes à ce point déterminée, il ne me reste plus qu'une solution...
— Celle que je réclame ?
— Oui, mais il n'existe ici qu'une seule personne capable d'effectuer ce... traitement avec seulement cinquante chances sur cent de vous tuer.
— Je prends ces chances. Cinquante sur cent, c'est beaucoup.
— Non. C'est trop peu, mais il n'y a pas d'autre solution. Ecoutez bien : de l'autre côté de la Corne d'Or, dans le quartier de Kassim Pacha, entre la vieille synagogue et le ruisseau du Rossignol, vit une femme, une Juive que l'on nomme Rébecca. Elle est la fille d'un habile médecin, Juda ben Nathan, et elle exerce le métier de sage-femme ; adroitement, à ce que l'on dit. Les filles du port et celles qui rôdent autour des murs de l'Arsenal, n'entrent pas chez elle, mais je sais que, parfois, contre une bourse d'or ou sous la menace, elle a rendu service à l'épouse adultère de quelque haut fonctionnaire, qu'elle a ainsi sauvée d'une mort certaine. Les riches Occidentales de Péra ou les nobles Grecques du Phanar la connaissent aussi, mais chacune garde son secret et Rébecca sait bien que le silence est le meilleur garant de sa fortune : il faut montrer patte blanche pour qu'elle s'occupe de vous...
L'espoir de Marianne, de nouveau, s'amenuisait.
— De l'or ! fit-elle lentement. Est-ce qu'elle en demande beaucoup ? Depuis le vol de mes biens, sur le navire de Jason Beaufort...
— Ne vous préoccupez pas de cela. Si je vous envoie à Rébecca, tout me regardera. Demain, à la nuit tombée, je vous enverrai une de mes femmes avec une voiture discrète. Elle vous conduira chez la Juive qui, dans la journée, aura reçu de l'or... et des ordres. Elle y restera avec vous le temps qu'il faudra et ensuite elle vous conduira avec un bateau jusqu'à une maison que je possède près du cimetière Eyoub où vous pourrez vous reposer quelques jours. Pour votre ambassadeur, vous m'aurez accompagnée pour un bref séjour dans mon palais de Scutari où je me rendrai après-demain.
A mesure qu'elle parlait, le cœur de Marianne s'allégeait de son angoisse, mais se chargeait d'une profonde émotion. Quand la voix légèrement zézayante se tut, elle avait les yeux pleins de larmes. Se laissant glisser à genoux, elle porta à ses lèvres la main toujours posée sur la sienne :
— Madame, murmura-t-elle, comment dire à Votre Majesté...
— Eh ! Justement, ne dites rien ! Et ne me remerciez pas tant, vous me rendriez confuse car l'aide que je vous apporte est de bien peu de chose... et il y a si longtemps que je ne me suis occupée d'une histoire d'amour. Cela me fait un bien que vous n'imaginez pas ! Venez, maintenant...
Elle se levait et s'ébrouait dans ses voiles clairs comme si elle avait hâte maintenant de secouer le poids de ses confidences.
— Il commence à faire froid, ajouta-t-elle, et puis, il doit être abominablement tard et votre M. de Latour-Maubourg doit être de la dernière inquiétude ! Dieu sait ce qu'il va encore imaginer, ce Breton ! Que je vous ai fait coudre dans un sac et jeter au Bosphore avec une pierre au cou. Ou encore que lord Canning a réussi à vous enlever...
Elle riait, soulagée peut-être d'avoir tranché une question difficile et, peut-être, d'avoir un instant donné libre cours à l'amertume accumulée si longtemps. Elle babillait comme une pensionnaire tout en rajustant ses mousselines autour d'elle, avec le soin d'une femme accoutumée à ne jamais se laisser voir autrement que sous les armes.
Machinalement, Marianne se releva et la suivit. Rapidement, on revint vers le kiosque où veillait toujours la chaîne morne des eunuques. Et Marianne, entendant sa compagne donner des ordres pour son retour à l'ambassade avec une escorte doublée à cause de l'heure tardive, s'affola brusquement : elle avait passé dans ce palais la moitié de la nuit au moins sans avoir achevé la mission dont l'avait chargée Napoléon ! Avec une amabilité qui était peut-être une forme d'habileté, la Sultane l'avait incitée à ne parler que d'elle-même, faisant de cette visite, en principe diplomatique, une réunion familiale dans laquelle les desiderata de l'Empereur n'avaient vraiment pas grand-chose à voir, et faisant son obligée éperdument reconnaissante d'une femme qui aurait dû, normalement, n'avoir en tête que le succès de son importante mission.
Aussi, comme en attendant le retour de la litière, Nakhshidil ramenait sa visiteuse dans le salon pour lui offrir une dernière tasse de café, en manière de coup de l'étrier, Marianne se hâta-t-elle d'accepter une nouvelle dose du réconfortant breuvage, au risque de ne pas fermer l'œil de la nuit. Mais ladite nuit était déjà largement entamée...
Avec un rien de solennité, s'efforçant de balayer l'espèce de remords qu'elle éprouvait à ramener la Sultane sur un terrain qui ne lui était peut-être pas fort agréable, elle murmura :
— Madame, la grande bonté dont Votre Majesté m'a comblée durant toute cette soirée nous a fait perdre de vue la raison profonde de ma venue auprès d'elle et j'ai honte de constater qu'il n'a guère été question que de moi, alors que des intérêts si puissants sont en jeu. Puis-je savoir dans quel esprit Votre Majesté a accueilli la confidence que je lui ai faite et si elle est disposée à discuter de cette question avec Sa Hautesse le Sultan ?
— Lui en parler ? Oui, je le pourrais. Mais, ajouta-t-elle en soupirant, je crains de n'être même pas entendue. Certes, l'amour de mon fils envers moi demeure entier, et invariable, mais mon influence n'est plus ce qu'elle était ni, d'ailleurs, l'admiration profonde qu'il portait à votre Empereur.
— Mais pourquoi ? A cause de ce divorce ?
— Non. Plus certainement à cause de certaines clauses du traité de Tilsitt dont lord Canning, qui se les est procurées je ne sais trop comment, l'a tenu informé. Le Tsar aurait reçu de Napoléon une lettre, en date du 2 février 1808, dans laquelle l'Empereur laissait entrevoir au Tsar un partage de l'Empire ottoman : la Russie obtiendrait les Balkans et la Turquie d'Asie, l'Autriche la Serbie et la Bosnie, la France l'Egypte et la Syrie, magnifique point de départ pour Napoléon qui souhaite attaquer la puissance britannique aux Indes. Vous voyez que nous n'avons guère de raisons d'adorer l'Empereur.
Marianne eut l'impression que le sol vacillait sous ses pieds et maudit intérieurement les intempérances littéraires de Napoléon ! Qu'avait-il besoin d'écrire une lettre aussi dangereuse à un homme dont il n'était pas absolument sûr ? Alexandre l'avait-il donc séduit au point de lui faire oublier la plus élémentaire prudence ? Et que pouvait-elle dire maintenant pour détruire la conviction des Turcs, persuadés avec juste raison que l'empereur des Français faisait très bon marché de leur empire ? Plaider le faux ? La chance d'être crue était mince et, de toute façon, il devenait de plus en plus difficile d'obtenir de ces gens-là qu'ils continuent à se faire tuer pour permettre à Napoléon d'entrer plus aisément en Russie.
Néanmoins, décidée malgré tout à remplir son devoir jusqu'au bout, elle se lança courageusement à l'assaut de la forteresse anglaise :
— Votre Majesté est-elle bien certaine de l'authenticité de cette lettre ? Le Foreign Office n'a jamais hésité à produire un faux quand son intérêt se trouve en jeu et, d'ailleurs, je vois mal comment les clauses secrètes de Tilsitt, comment une lettre personnelle adressée au Tsar...
Elle s'interrompit brusquement, consciente de ce que l'on ne l'écoutait pas. Les deux femmes étaient demeurées debout au centre du salon mais, depuis un instant, la Sultane s'était mise à tourner lentement autour de sa visiteuse et, se désintéressant visiblement d'une discussion politique à laquelle sans doute elle pensait avoir apporté une réponse suffisante, elle examinait la robe de Marianne avec l'attention soutenue que toute femme digne de ce nom, fût-elle impératrice, réserve généralement à ce genre d'examen.
Nakhshidil avança un doigt précautionneux, toucha le satin vert, givré de perles de cristal, d'un des volumineux mancherons et soupira :
— Cette toilette est vraiment ravissante. Je n'aimais guère jusqu'à présent ces longs fourreaux que Rose a mis à la mode, car je leur préférais les paniers et les falbalas de ma jeunesse, mais ceci m'enchante. Je me demande comment je serais dans une robe comme celle-là ?
Un peu suffoquée de la facilité avec laquelle la Sultane venait de passer d'un sujet aussi grave à des futilités féminines, Marianne eut une courte hésitation. Devait-elle entrer dans le jeu ? Etait-ce, chez son interlocutrice, volonté d'éluder le débat ou bien cette femme, qui était montée aux plus hauts sommets, y gardait-elle l'incurable frivolité créole ? Elle n'en réagit pas moins presque aussitôt. Souriant, comme si aucune parole officielle n'avait été prononcée, elle dit :
— Je n'ose proposer à Votre Majesté de l'essayer...
Instantanément, le visage de Nakhshidil s'illumina :
— Vraiment ? Vous accepteriez ?
Avant même que Marianne ait pu répondre, un ordre bref avait appelé les femmes chargées d'aider leur maîtresse à se dévêtir ; un autre provoqua l'apparition d'un haut miroir cerclé d'or où il était possible de se voir de pied en cap, puis un troisième fit fermer hermétiquement les portes du salon.
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