Vauxbrun s’était autant dire arraché le cœur en prêtant une table de trictrac à marqueterie précieuse, l’une des gloires de son hôtel particulier, mais il s’était révélé incapable de résister au sourire charmeur de la très belle Léonora, une pulpeuse Italienne mariée à lord Crawford, un Écossais déjà âgé, riche comme un puits et tout aussi secret, dont on savait seulement qu’il vouait au souvenir de la reine martyre un culte ancestral et qu’il possédait de nombreux objets lui ayant appartenu. Habitant Versailles une partie de l’année il était l’instigateur de « Magie d’une reine », et un membre des plus actifs du Comité où sa femme avait entraîné l’antiquaire.

Cette nouvelle passion de son ami amusait Aldo : chez Gilles, célibataire endurci au demeurant, les coups de foudre étaient toujours intenses, flambaient haut mais ne duraient guère : Léonora était la troisième en à peine deux ans, succédant à une merveilleuse Américaine, Pauline Belmont pour laquelle Aldo lui-même s’était senti un « faible », et à une danseuse tzigane du Schéhérazade. Ces toquades rapides s’expliquant peut-être par le fait qu’aucune de ces deux premières passions ne lui avait cédé bien qu’il fût entièrement disposé à les épouser alors que la belle Léonora s’était montrée beaucoup plus accessible. À certaines mines « confites » de son ami, à ses demi-confidences, Aldo était même persuadé qu’elle avait sauté le pas.

Toujours est-il que pour plaire à sa belle, Vauxbrun avait « tanné » son ami jusqu’à ce qu’il accepte de laisser exposer la paire de girandoles en diamants à peine rosés, l’une des pièces les plus émouvantes de sa collection, mais comme cela coïncidait avec la demande de la vieille comtesse relayée par Lisa, Aldo ne résista que pour juger de l’intensité des sentiments de Vauxbrun. À présent, les ravissants joyaux trônaient dans l’une des vitrines en compagnie de la paire de bracelets prêtés par Moritz Kledermann, d’un collier de perles et d’une seule boucle d’oreille : une sublime « larme » soutenue par un brillant d’un blanc bleu exceptionnel. Les trésors portaient comme les autres bijoux un simple numéro renvoyant au luxueux catalogue. Encore que sur celui-ci les propriétaires ne fussent-ils désignés que par leurs initiales : lady H.H. pour les perles, le prince A.M. pour lui-même, M.M.K. pour les bracelets, Mlle C.A. pour la « larme »… Et ainsi de suite… D’autres objets moins importants, comme des bagues, des agrafes, des ornements de cheveux étaient exposés autour des pièces maîtresses. Deux autres armoires vitrées complétaient l’ensemble. L’une pour les petits objets précieux : drageoirs, tabatières, peignes, flacons, éventails, presque tous enrichis de pierres et portant le chiffre de la Reine. L’autre consacrée, curieusement, à ce collier fabuleux qu’elle n’avait jamais possédé et dont cependant le nom restait attaché au sien… On y voyait une parfaite reproduction du joyau destiné à l’origine à la du Barry par Louis XV. Mais l’intérêt de la copie était renforcé par deux bijoux admirables : un diadème de lady Craven et un collier de la duchesse de Sutherland où figuraient les diamants qu’avaient arrachés les mains avides de la comtesse de La Motte. Le tout arrivé en France sous la surveillance attentive de Scotland Yard, relayée par la Sûreté.

À dire vrai, plusieurs personnes du Comité dont la présidente, les Malden, Morosini lui-même et Gilles Vauxbrun, étaient opposées à cet étalage, arguant que la sordide affaire qui avait éclaboussé le trône et surtout Marie-Antoinette ne pouvait guère participer à la « Magie » de la Reine mais lord Crawford s’était lancé dans un plaidoyer vibrant et passionné : toute magie possède ses ombres qui en intensifient les lumières. La Reine innocente et outragée sortait grandie de cette histoire qu’il était d’ailleurs impossible de contourner parce qu’elle était dans toutes les mémoires. L’Écossais avait su convaincre. Il l’avait emporté eu égard à sa propre participation, qui était importante. Aldo s’était gardé d’insister mais l’impression désagréable persistait. Même s’il éprouvait du plaisir à admirer les parures anglaises chaque fois que son regard se posait sur l’énorme collier, il en éprouvait une impression désagréable.

— J’ai beau savoir que c’est une copie, confia-t-il à Vauxbrun, je ne peux m’empêcher de penser que ce machin porte malheur !

— Tu sais que tu deviens fatigant avec ta manie de voir des maléfices sur tous les joyaux un peu historiques ? Lady Craven et la duchesse qui arborent les vrais diamants du « monstre » – car objectivement cela ressemble plus à un harnachement de cheval qu’à un honnête collier – ne s’en portent pas plus mal. Quant à Léonora, elle le trouve sublime et voudrait le même en « vrai » puisque la copie appartient à son époux !

— Les femmes sont folles ! soupira Aldo avec un haussement d’épaules. Outre qu’elle serait ridicule avec cette montagne de diamants sur les épaules, je ne suis pas certain que la fortune de Crawford pourrait assumer une telle dépense sans y laisser des plumes.

— Une jolie femme a le droit de rêver l’impossible, fit remarquer l’antiquaire d’un ton sucré qui lui allait aussi mal que possible. De belle taille, le cheveu en voie de disparition, le nez important et le port majestueux, Gilles Vauxbrun ressemblait suivant l’éclairage à Napoléon ou à Louis XI s’ils s’étaient habillés à Londres. C’était un homme d’une extrême élégance à tous points de vue, un ami fidèle doué d’un grand sens de l’humour sauf si l’on faisait mine d’égratigner si peu que ce soit la favorite du moment. Alors il devenait féroce.

Pour l’heure présente il irradiait la joie de vivre quand il déboula dans le vestibule pour venir chercher Morosini :

— Les officiels arrivent ! Tu dois remonter ! Et peut-être faudrait-il arrêter ce flot jusqu’à ce qu’ils aient fait le tour des salons, ajouta-t-il en désignant la lente, l’inexorable procession des invités vrais ou faux qui s’étirait depuis la cour d’honneur comme une théorie de fourmis.

— Tu as raison. Va dire à ces types du service d’ordre qu’ils arrêtent ce flot. Tu fais partie du Comité, pas moi !

— Ça ne va pas être facile ! Mais d’où peuvent sortir tous ces gens ?

Un concert de protestations s’éleva naturellement. Vauxbrun prit alors la parole pour faire entendre raison : tout le monde pourrait entrer mais plus tard. Il y en avait déjà trop et il fallait au moins permettre à la cérémonie d’inauguration de se dérouler dans l’harmonie. Il finit par convaincre et rejoignit les salons avec Aldo.

Grâce au génie de Gabriel, son architecte, le Petit Trianon, bâti au bout d’une terrasse, était construit de telle façon qu’en entrant par la cour d’honneur, côté sud, il fallait gravir un étage pour atteindre les pièces nobles alors que, vers l’ouest, celles-ci se trouvaient au rez-de-chaussée. Un rez-de-chaussée un peu surélevé auquel on accédait par des degrés divergents avec balustres. Cette façade, avec ses quatre colonnes corinthiennes d’avant-corps sertissant trois des cinq hautes fenêtres, était la plus majestueuse de ce joyau de pierre blonde, peut-être le plus pur chef-d’œuvre de l’architecture de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle ouvrait sur le Jardin français qui s’étendait jusqu’à une pièce d’eau ronde au-delà de laquelle apparaissait un charmant pavillon. Les quatre faces de Trianon étaient d’ailleurs différentes. Elles ouvraient toutes par cinq croisées d’une grande noblesse donnant, à l’exception de la cour d’honneur, sur des jardins dissemblables : fleuriste au nord et botanique au sud. Ainsi l’avait voulu Louis XV, amateur éclairé de plantes rares. Un attique où étaient les appartements intimes couronné lui-même d’une balustrade surmontait l’étage de réception. Et ce petit château en forme de cube qui aurait pu être pesant réussissait l’exploit d’être une merveille de grâce et d’élégance. En le recevant en cadeau de son époux, la jeune Marie-Antoinette en avait été si charmée qu’elle ne l’avait plus guère quitté, y passant ses journées d’abord puis ses nuits de plus en plus souvent, n’y recevant que ses amis proches, la « coterie » qu’on lui avait tant reprochée, faisant arranger différemment les jardins et surtout le Hameau, un joli jouet pour une grande fille ! En fait, elle n’avait abandonné son Trianon que pour les prisons d’un peuple aux yeux de qui le délicieux domaine n’était qu’un lieu de débauches…

Aldo, pour sa part, adorait Trianon. S’il rendait au sublime Versailles le tribut d’admiration méritée par ce chef-d’œuvre absolu dans son extraordinaire splendeur, il s’était pris de tendresse pour ce petit joyau de sobre élégance bien propre à séduire une jeune reine ou un homme de goût. C’était une raison de plus, et non la moindre, de laisser exposer au public l’un de ses précieux trésors.

Accoudé à une balustrade, il regarda la longue voiture noire avec chauffeur et valet de pied s’arrêter au bas des marches sur lesquelles le Comité avait fait disposer des laquais en perruque poudrée et livrée aux couleurs de la reine. Deux personnes en descendirent : d’abord l’ambassadeur des États-Unis, Myron T. Herrick, vieil et fidèle ami de la France représentant à la fois son pays et le mécène John Rockefeller, ensuite la présidente d’honneur, qu’il aida galamment à mettre pied à terre… Une autre voiture noire venait derrière amenant le président du Conseil, André Tardieu, mais sans escorte officielle.

Vêtue de crêpe georgette de ce bleu tendre qu’affectionnait Marie-Antoinette, blonde et belle, la princesse Sixte de Bourbon-Parme, née Edwige de La Rochefoucauld et belle-sœur par mariage de l’impératrice Zita, s’accordait à merveille au décor ambiant, ce qui n’était pas le cas de son compagnon en sévère jaquette noire. Seuls les cheveux blancs et les vifs yeux bleus du diplomate le rattachaient à l’instant présent mais tous deux semblaient ravis d’être ensemble, n’ayant pas jugé bon d’interrompre l’alerte conversation qu’ils avaient dû entamer dans la voiture. La princesse riait franchement en atteignant le haut des marches où l’attendait le Comité. Cela donna tout de suite le ton de la fête : et l’on échangea saluts, baisemains et autres politesses dans un aimable brouhaha, après quoi le conservateur du château de Versailles, M. André Pératé, souhaita une bienvenue érudite mais assez courte pour n’être pas ennuyeuse, à laquelle le président du Conseil joignit quelques mots louangeurs à l’adresse de l’Amérique et de son ambassadeur… qui ne put moins faire que de répondre en termes tout aussi flatteurs. Cela fait, la princesse coupa le ruban bleu interdisant l’accès à l’exposition, tandis que l’on délivrait la foule à cartons entassée dans l’antichambre et une partie du salon de réception délimitée par des cordons de velours rouge. Et la visite commença…