— C’est sans importance, mon Guillaume. Nous mangerons la sagamite sans rien d’autre, voilà tout !

— Encore ! fit l’enfant en jetant un regard plein de rancune à la marmite qui bouillait doucement dans la cheminée. Celle-ci contenait cette espèce de bouillie de maïs écrasé et mélangé d’eau à laquelle on ajoutait quelques émincés de viande de caribou fumée ou de morue séchée, suivant ce qu’il restait dans la réserve. Ce soir apparemment – le nez sensible et dégoûté du gamin le renseignait sans peine – ce serait de la morue… Ce plat indien dont raffolaient les Iroquois paraissait trop souvent, à son gré, sur la table familiale. Une table où l’on mangeait de si bonnes choses avant l’arrivée de ces maudits Anglais !

— Estimons-nous heureux d’avoir de quoi nous nourrir, dit Mathilde avec un rien de sévérité. Ce n’est pas le cas de tout le monde en ce moment, et la sagamite…

— Pas de sagamite ce soir, madame Mathilde ! clama, du seuil, une voix joyeuse et forte. Vous pouvez mettre de côté le contenu de votre marmite. Regardez ce que j’apporte !

Semblable à quelque divinité sylvestre avec sa chemise de bure verte, sa culotte et ses bas de laine grise, sa barbe de prophète et la casquette de raton qui ne le quittait jamais, été comme hiver, Adam Tavernier érigeait dans l’encadrement de la porte une silhouette qui la rétrécissait singulièrement. D’une main, il brandissait son mousquet et, de l’autre, une paire d’oies sauvages tuées bien proprement qu’il vint mettre sous le nez de la jeune femme.

— J’vais vous les plumer et les vider, déclara-t-il. Vous n’aurez plus qu’à les faire rôtir. Une chance que la migration soit en avance cette année !…

— Nous n’allons certainement pas manger les deux ce soir ! Nous allons garder celle-ci pour la faire en ragoût… et je me demande même si nous ne devrions pas partager un peu ?… en porter une à…

— À personne ! En réalité j’en ai tué quatre mais j’en ai laissé deux à sœur Marie-Joseph, à l’Hôpital général. Les réserves de ces pauvres femmes baissent vite depuis qu’elles ont accueilli les Ursulines de l’Hôtel-Dieu bombardé. Alors tenez-vous l’âme en repos ! Mais je ne dirais pas non à un coup de cidre ! J’ai le gosier aussi sec qu’une râpe à tabac…

Il eut satisfaction sur-le-champ. Le cidre fait à la ferme, on n’en manquait pas encore, grâce à Dieu ! Le gouverneur et l’intendant préféraient de beaucoup les vins fins venus de France ou d’Espagne.

Tout en aidant Tavernier à débarrasser les oies de leurs plumes et duvet que l’on triait soigneusement, Guillaume raconta la visite de M. de Bougainville et comment le passage inattendu d’un insolent bateau anglais l’avait poussé à regagner son poste à vive allure.

Adam l’écouta sans rien dire, mais l’énergie croissante qu’il déployait en plumant les volatiles disait assez que ce calme n’était qu’apparence.

— J’aime pas ça ! maugréa-t-il enfin. Pas du tout, même ! Z’ont pas encore fini de nous tanner, ces cochons d’habits rouges ! Pouvez m’en croire ! Nous préparent un de leurs tours !

— Est-ce que ce ne serait pas plutôt une sorte de défi, une fanfaronnade inspirée par le dépit ? hasarda Mathilde. Il est tout de même certain que le général Wolfe a retiré ses troupes de Beauport et même de l’île d’Orléans pour les rassembler sur la pointe de Levis… et aussi que la saison avance !

— Ouais ! Peut-être bien que vous avez raison mais j’aime toujours pas ça… Et dis-moi, garçon, le Vergor, est-ce qu’il a fait quelque chose ?

— Je crois qu’il a été très surpris, dit Guillaume en entassant ses duvets dans un sac de toile. Il a ordonné que l’on referme la porte et que l’on monte aux défenses…

— L’a fait tirer un coup de canon ? Au moins un seul ?

— N… on. De toute façon c’était trop tard…

— … et, le bateau, l’avait même pas vu ?… Ne voit jamais rien, c’mauvais gars ! Seulement ce qui l’arrange ! Me demande s’il nous prépare pas quelque chose assis à notre porte comme le voilà.

— Que voulez-vous qu’il prépare, Adam ? fit doucement Mathilde. J’ai souvent pensé qu’il est surtout un imbécile et un maladroit…

Tavernier assena un coup de poing à la pierre de l’âtre sans d’ailleurs en éprouver le moindre mal.

— Un criminel ! Un assassin !… Voilà c’qu’il est et personne me fera changer d’avis…

Personne n’y songeait. Tandis que Mathilde embrochait l’oie, le silence s’installa dans la salle, troublé seulement par le crépitement d’une brassée de menues branches de sapin que l’on venait de jeter au feu, et par le tic-tac serein de la grande horloge à balancier qui veillait entre deux fenêtres. Guillaume lui-même se tint coi. Ce n’était vraiment pas le moment d’évoquer le départ des dames Vergor ! Rien que ce nom de Vergor mettait Adam Tavernier en transe et personne ne pouvait le lui reprocher : sa haine était de celles qui ne s’éteignent jamais.

Le fermier, en effet, venait d’Acadie ; un pays dont l’évocation, après quatre années, faisait encore couler des frissons d’horreur le long des échines canadiennes. C’est en 1755 que les Anglais et les Américains, las de l’insuccès de leurs armes dans l’ouest et le sud de la Nouvelle-France, décidèrent de balayer, à titre de compensation, les paisibles cultivateurs acadiens qui ne songeaient qu’à faire fructifier les terres avancées de l’est et n’y réussissaient que trop bien. Au mois de juin, 2 000 miliciens et soldats réguliers d’Angleterre, de Nouvelle-Écosse et du Massachusetts aux ordres du colonel Monckton s’emparaient sans la moindre difficulté du fort Beauséjour qui commandait en quelque sorte l’entrée du pays. L’homme qui le rendit sans combattre se nommait Louis Vergor du Chambon.

Ce qui suivit fut affreux : peu de semaines après, quelque 6 500 habitants de Beauséjour, de Grand-Pré, d’Annapolis et de Piziquid furent arrachés à leurs maisons, à leurs terres, parqués comme des bestiaux sur les plages, surtout celle de Grand-Pré, sans qu’on leur permît d’emporter autre chose qu’un paquet de hardes. Par centaines, on les entassa sur d’infects navires qui avaient déjà servi au trafic des esclaves, et on les conduisit dans les colonies américaines de l’Angleterre où les habitants les reçurent à coups de pierres et les pourchassèrent.

Ceux qui tentaient de résister étaient abattus. Ce fut le cas d’Adam Tavernier. Laissé pour mort – il n’en était pas si loin d’ailleurs ! –, il dut voir sa femme et sa fille embarquées de force sur l’un des abominables rafiots qui, trop chargé, se laissa déporter par un coup de vent sur le premier écueil venu, s’y brisa et coula sans que les envahisseurs, massés sur le rivage, eussent seulement levé le petit doigt pour porter secours aux naufragés.

La nuit venue, Adam, à demi fou de désespoir, réussit en rassemblant le peu de forces qui lui restaient à voler une barque et à prendre le large. Sans trop savoir où il allait et seulement soutenu par une idée fixe ; s’éloigner le plus possible de la terre dont la férocité des Anglais venait de faire un lieu maudit… Au bout de deux jours, il perdit connaissance et se laissa aller au fond du bateau qu’il ne pouvait plus empêcher de dériver à la merci des récifs ou des baleines. Au moins, il ne souffrait plus…

Lorsqu’il reprit conscience, il se trouvait dans une hutte indienne copieusement enfumée. Un homme lui prodiguait des soins. Cet homme, c’était Konoka : l’ange gardien d’Adam l’avait fait échouer dans une tribu abénaki.

Il y reçut la plus généreuse hospitalité. L’hiver était là, se refermant comme un poing sur les hommes et les animaux. S’il était plus rude à supporter dans un village indien que dans une maison, du moins le rescapé trouva-t-il dans le wigwam de Konoka chaleur et nourriture qui lui permirent de récupérer une grande partie de sa vigueur passée, et d’apprendre à mieux connaître les hommes rouges : leur philosophie l’aida à endurer les premiers mois de tourments. Il apprit d’eux qu’un « guerrier », même s’il se croit seul à jamais sur la terre, se doit de rester debout et de marcher fermement vers un autre destin, quel qu’il soit…

Lorsque la neige s’évanouit devant l’assaut du printemps, Adam annonça son départ. Ayant bien réfléchi, il prit finalement une décision : rejoindre ses frères de race afin de voir quelle aide il pourrait leur apporter. Parmi eux, il gardait un ami, le seul sans doute qu’il soit certain de conserver encore : le docteur Tremaine qu’il connaissait depuis des années pour l’avoir reçu à plusieurs reprises dans sa maison de Beauséjour au cours de ses voyages. Il allait le retrouver à Québec, sûr que celui-là ne le trahirait jamais.

Il se prépara donc à partir et c’est alors que Konoka prit la décision de l’accompagner : une sorte d’attachement silencieux l’unissait à Tavernier. En outre, il craignait sans le dire que les forces de son protégé ne fussent pas encore suffisantes pour qu’il puisse accomplir seul un voyage à pied plutôt long, face aux dangers suscités par les hasards des chemins et les autres tribus indiennes. Surtout les Iroquois.

Tout se passa au mieux. Guillaume Tremaine accueillit Adam Tavernier comme un frère malheureux. Il lui confia spontanément les Treize Vents dont le métayer, un jeune homme, désirait partir se marier et s’installer à Trois-Rivières. Alors Konoka déclara que, si l’on voulait bien de lui, il était prêt à assister son frère blanc.

Malheureusement, Adam apprit bientôt la proximité de la famille Vergor. Il y eut un moment difficile. De tous ses maux et de toutes ses souffrances, Adam tenait l’inepte Vergor pour responsable. Aussi, avant de l’installer définitivement aux Treize Vents, Tremaine s’attacha-t-il à obtenir de son hôte la promesse de ne rien tenter contre le capitaine. C’eût été mettre en péril non seulement lui-même mais aussi la maison et peut-être la famille…