J’ai pu constater que maman n’était pas la seule mère reliée par talkie-walkie avec Mme la directrice parce que je l’ai vue débarquer avec plein d’autres parents dans la cour, tous aussi paniqués.
On est rentrés à la maison, l’école était finie pour la journée.
Le vendredi suivant, j’ai gagné l’élection du délégué de classe à l’unanimité, moins une voix. Ce con de Marquès avait voté pour lui.
*
* *
J’ai retrouvé Luc après le dépouillement des bulletins de vote.
Il n’a rien dit, il s’est juste contenté de sourire. On lui avait enlevé son attelle le matin même et il m’a montré sa jambe guérie, elle était quand même beaucoup plus mince que l’autre.
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* *
Huit jours après l’explosion de la citerne, Yves est revenu à l’école. Il avait l’air normal, à part un bandage autour du front qui lui donnait un air de pirate. Ça lui allait plutôt bien, comme si jusque-là, il manquait quelque chose à sa personnalité. Je ne savais pas s’il fallait le lui dire, je verrais bien si l’occasion se présentait un jour de parler de pirates.
À l’heure de la cantine, je suis sorti avant les autres, je n’avais pas très faim. Yves était au fond de la cour, il regardait ce qui restait de sa remise, c’est-à-dire pas grand-chose. Il était penché sur les débris, un enchevêtrement de bouts de bois calcinés qu’il soulevait délicatement. Je me suis avancé vers lui mais, sans se retourner, il m’a dit :
— T’approche pas, c’est dangereux, tu pourrais te blesser.
Ça me semblait pas si dangereux que ça mais j’ai pas voulu lui désobéir. Je suis resté un peu en arrière, il savait bien que j’étais là mais au début, il a fait comme si de rien n’était. Je me demandais ce qu’il cherchait, il n’y avait vraiment rien à sauver au milieu de ce fatras. Puis il a saisi un truc rectangulaire complètement cramé, il l’a posé sur ses genoux et tout son corps s’est mis à trembler. Je crois bien qu’il pleurait et ça m’a fichu un cafard aussi noir que les bouts de bois de la remise.
— Je t’ai dit de pas rester là !
J’ai pas bougé. Il avait l’air si désespéré, il ne pouvait pas être sincère en me criant de partir. Ça se sentait bien qu’il ne fallait pas le laisser tout seul. C’est ça être un ami, non ? Savoir deviner quand l’autre vous dit le contraire de ce qu’il pense au fond de lui.
Yves s’est retourné vers moi, les yeux rouges. Des larmes coulaient sur ses joues, comme de l’encre sur une feuille de dessin mouillée. Il tenait dans ses mains un vieux cahier brûlé.
— Toute ma vie était là. Des photos, la seule lettre que j’avais de ma mère, et tant d’autres souvenirs d’elle, collés sur ces pages. Il ne reste que des cendres.
Yves a essayé de tourner la couverture mais elle s’est émiettée sous ses doigts. Je me suis dit que j’avais bien fait de rester auprès de lui.
— Votre tête n’a pas brûlé, vos souvenirs ne sont pas perdus, il suffit de vous les rappeler. On pourrait recopier la lettre de votre maman et peut-être même dessiner ce qu’il y avait sur les photos.
Yves a souri, je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle, mais bon, j’étais content qu’il ait l’air moins malheureux.
— Je sais que c’est toi qui as donné l’alerte, m’a-t-il dit en se redressant. Quand la citerne a explosé, je me suis précipité dans la remise pour essayer de sauver ce que je pouvais. Il n’y avait pas encore de flammes, seulement cette fumée épaisse qui envahissait tout. J’ai pas tenu cinq minutes dans cet enfer.
Impossible d’ouvrir les yeux tant ça piquait, je n’ai pas retrouvé la poignée de la porte. Je manquais d’air, j’ai paniqué, je n’ai pas pu retenir ma respiration, et j’ai perdu connaissance.
C’était la première fois qu’on me racontait un incendie vu de l’intérieur et c’était sacrément impressionnant à imaginer.
— Comment tu as su que j’étais là ? a demandé Yves.
Son regard était redevenu si triste que j’ai pas voulu lui mentir.
— Il était si important que ça, votre cahier ?
— Faut croire, il a bien failli me coûter la vie. Je te dois une fière chandelle et des excuses. L’autre jour, sur le banc, quand tu m’as parlé de mon père, j’ai pensé que tu t’étais faufilé par ici pour farfouiller dans mes affaires. Je n’ai jamais raconté mon enfance à personne.
— Je savais même pas qu’il existait, votre cahier.
— Tu n’as pas répondu à ma question, comment as-tu su que j’étais dans la remise en train de suffoquer ?
Qu’est-ce que je pouvais bien lui répondre ? Que son ombre était venue me chercher ? Qu’au milieu du chaos, elle s’était glissée entre les autres ombres sur le ciment de la cour pour venir jusqu’à moi ? Que je l’avais vue me faire des signes dans la lumière des flammes, qu’elle me suppliait de la suivre ? Quel adulte m’aurait cru ?
Dans mon ancienne école, un copain s’en était collé pour un an de séances chez la psychologue parce qu’il avait dit la vérité.
Les mercredis après-midi, pendant que nous avions volley-ball ou piscine, lui c’était « salle d’attente et je te raconte ma vie pendant une heure devant une bonne femme qui fait des
―Mmm, mmm‖ avec un sourire ». Tout ça parce qu’un samedi à l’heure du déjeuner, son grand-père s’était écroulé de sommeil devant lui et qu’il n’était jamais sorti de sa sieste. Pour s’excuser, le papy de mon copain lui rendait visite pendant la nuit et poursuivait la conversation qu’ils avaient interrompue dans la cuisine pour cause de sieste subite. Personne ne voulait le croire et, le matin, quand il racontait avoir vu son papy pendant la nuit, tous les adultes le regardaient avec un air consterné. Imaginez ce qui m’arriverait si je parlais de mon petit problème avec les ombres. Si c’était pour être condamné à aller voir la psychologue après être passé aux aveux, autant plaider coupable, quitte à raconter à Yves que j’avais lu son cahier et que j’en avais même appris des passages par coeur.
Yves ne me quittait pas des yeux, je jetai un regard en douce vers la pendule de l’école, il restait encore une bonne vingtaine de minutes avant que la cloche ne sonne.
— J’ai vu que vous n’étiez pas dans la cour et je me suis inquiété pour vous.
Yves m’a regardé sans rien dire. Il a eu une quinte de toux, puis s’est approché de moi et m’a murmuré :
— Je peux te confier un secret ?
J’ai hoché la tête.
— Si un jour tu as quelque chose sur le coeur, quelque chose dont tu ne te sens pas le courage de parler, sache que tu pourras te confier à moi, je ne te trahirai pas. Maintenant, tu peux aller jouer avec tes copains.
J’ai bien failli lâcher le morceau, je crois que ça m’aurait soulagé de parler à une grande personne, et Yves était quelqu’un de confiance. J’allais réfléchir à sa proposition le soir même quand je serais dans mon lit et, si je la trouvais toujours épatante au réveil, peut-être que je lui dirais la vérité.
Je suis parti rejoindre Luc. C’était la première fois depuis qu’il avait récupéré sa jambe qu’il rejouait au basket mais sa technique était loin d’être revenue et il avait besoin d’un coéquipier.
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* *
Depuis l’explosion de la citerne, il n’y avait pas eu un seul jour de soleil. Les vitres de l’école avaient été remplacées mais il faisait terriblement froid dans les salles de classe et nous gardions tous nos manteaux à l’intérieur. Mme Schaeffer faisait son cours avec un bonnet sur la tête et ça rendait les leçons d’anglais bien plus intéressantes à cause du pompon qui gigotait chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Avec Luc, on se mordait la langue pour ne pas rigoler. Le temps que les assurances comprennent ce qui s’était passé, et donnent de l’argent à la directrice pour acheter une citerne de gaz toute neuve, l’hiver aurait passé. Tant que Mme Schaeffer gardait son bonnet à pompon, c’était pas grave.
Entre Marquès et moi l’atmosphère était tout aussi glaciale.
Chaque fois qu’un professeur m’envoyait chercher des documents au secrétariat, puisque ce genre de missions revenait au délégué de classe, je sentais des flèches siffler dans mon dos. Depuis que j’avais visité sa maison dans mes rêves, je ne lui en voulais plus de rien et toutes ses brimades m’étaient bien égales. Maman m’avait annoncé que ce samedi matin papa viendrait me chercher et que nous passerions toute la journée ensemble et je ne pensais plus qu’à ça. Ça me rendait heureux, même si je m’inquiétais pour maman. Je n’arrêtais pas de me demander si elle n’allait pas s’ennuyer toute seule et je me sentais un peu coupable de l’abandonner.
Je crois que ma mère aussi doit lire dans les pensées qui rendent triste, en tout cas dans les miennes ; ce soir-là, elle est entrée dans ma chambre au moment où j’éteignais la lumière, elle s’est assise sur mon lit et elle m’a détaillé tout ce qu’elle ferait pendant que je passerais la journée avec mon père. Elle profiterait de mon absence pour aller chez le coiffeur. Elle avait l’air ravie en disant ça, ce que je trouvais curieux, parce que pour moi, aller chez le coiffeur, c’est plutôt une punition.
Maintenant que j’étais rassuré, plus les jours de la semaine avançaient, plus j’avais du mal à me concentrer sur mes devoirs. Je pensais sans cesse à ce que mon père et moi ferions quand nous nous serions retrouvés. Peut-être qu’il m’emmènerait manger une pizza comme il le faisait de temps en temps quand on habitait encore ensemble. Il fallait que je me ressaisisse, nous n’étions que jeudi, c’était vraiment pas le moment de se faire coller.
La journée du vendredi, les heures semblaient contenir plus de minutes que d’habitude. Comme lorsqu’on passe à l’heure d’hiver, et que la journée en gagne une de plus. Ce vendredi-là, on passait à l’heure d’hiver toutes les soixante minutes.
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