Ta mère qui t’aime et t’aime encore.


J’ai ouvert la boîte ; à l’intérieur, j’y ai trouvé toutes les lettres que mon père m’avait envoyées, à chaque Noël et pour tous mes anniversaires.

Je me suis assis en tailleur devant la lucarne et j’ai regardé la lune se lever dans la nuit. Je serrais les lettres de mon père contre moi, et j’ai murmuré : « Maman, comment as-tu pu me faire ça ! »

Alors mon ombre s’est étirée sur le plancher et j’ai cru voir à ses côtés celle de ma mère, elle me souriait et pleurait à la fois.

La lune a continué sa ronde et l’ombre de maman s’en est allée.


15.

Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Ma chambre était silencieuse, plus aucun son ne provenait de l’autre côté de la cloison. Les bruits auxquels j’étais habitué avaient disparu, les plis des rideaux restaient tristement immobiles. J’ai regardé ma montre. À 3 heures du matin Luc prenait sa pause, j’avais envie de le voir. Cette idée m’a guidé et j’ai refermé la porte de la maison sans soupçonner jusqu’où mes pas me conduiraient.

Je tournai au coin de la ruelle. Caché dans l’ombre de la nuit, je vis mon meilleur ami assis sur sa chaise en pleine conversation avec son père. Je n’ai pas voulu les interrompre, j’ai fait marche arrière et j’ai continué mon chemin. Ne sachant où aller, j’ai marché jusqu’aux grilles de l’école, le portail était entrouvert, je l’ai poussé et suis entré. La cour était silencieuse et déserte, du moins c’est ce que je croyais. En m’approchant du marronnier, j’ai entendu une voix m’appeler.

— J’étais sûr de te trouver ici.

J’ai sursauté et me suis retourné. Yves était assis sur le banc et me regardait.

— Viens donc à côté de moi. Depuis tout ce temps, nous avons sûrement des choses à nous dire.

Je me suis installé près de lui et lui ai demandé ce qu’il faisait là.

— J’étais présent aux obsèques de ta mère. Je suis désolé pour toi, c’était une femme que j’appréciais beaucoup. Je suis arrivé un peu en retard, alors je me suis placé à l’arrière du cortège.

Ça me touchait sincèrement qu’Yves soit venu à l’enterrement de maman.

— Qu’est-ce que tu es venu chercher dans cette cour d’école ?

m’a-t-il demandé.

— Je n’en ai aucune idée, j’ai vécu une journée difficile.

— Je savais que tu viendrais. Il n’y a pas que l’enterrement de ta mère qui m’ait ramené ici, j’avais envie de te revoir. Tu as gardé ce même regard ; ça aussi, j’en étais certain, même si je voulais quand même le vérifier.


— Pourquoi ?

— Parce que je pense que nous sommes tous les deux à la recherche de quelques souvenirs, avant qu’ils ne disparaissent, eux aussi.

— Qu’est-ce que vous êtes devenu ?

— Comme toi, j’ai changé d’horizon, je me suis construit une nouvelle vie. Mais c’était toi l’écolier, alors qu’as-tu fait après avoir quitté ces murs et cette petite ville ?

— Je suis médecin, enfin... presque. Je n’ai même pas su détecter que ma propre mère était malade. Je croyais voir des choses invisibles aux yeux des autres, j’étais encore plus aveugle qu’eux.

— Tu te souviens, je t’ai promis un jour que si tu avais quelque chose sur le coeur, quelque chose dont tu ne te sentais pas le courage de parler, tu pouvais te confier à moi, et que je ne te trahirais pas. C’est peut-être la nuit ou jamais...

— J’ai perdu ma mère hier, elle ne m’avait rien dit de sa maladie, et j’ai trouvé ce soir dans le grenier de notre maison des lettres de mon père qu’elle m’avait cachées. On commence par un mensonge et on ne sait plus où s’arrêter.

— Que t’écrivait ton père, si ce n’est pas indiscret ?

— Qu’il était venu me voir chaque année à la remise des prix.

Qu’il se tenait au loin derrière ces grilles. J’étais si près de lui et si loin à la fois.

— Il ne te disait rien d’autre ?

— Si, il m’a avoué avoir fini par renoncer. Cette femme pour laquelle il a quitté ma mère, il a eu un autre fils avec elle. J’ai un demi-frère. Il paraît qu’il me ressemble. J’ai une vraie ombre cette fois, c’est amusant, non ?

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Je ne sais pas. Dans sa dernière lettre, mon père me parle de sa lâcheté, il me dit qu’à vouloir offrir un futur à cette nouvelle famille, il n’a jamais eu le courage de leur imposer son passé. Je sais maintenant où tout cet amour est parti.


— Quand tu étais petit, ce qui faisait de toi un enfant différent, c’était ton pouvoir à ressentir le malheur, pas seulement celui qui t’affectait, mais aussi celui qui touchait les autres. Tu es juste devenu adulte.

Yves me sourit et poursuivit en me posant une étrange question.

— Si l’enfant que tu étais rencontrait l’homme que tu es devenu, crois-tu qu’ils s’entendraient bien ensemble, qu’ils pourraient être complices ?

— Qui êtes-vous vraiment ? lui demandai-je.

— Un homme qui refusait de grandir, un gardien d’école à qui tu as rendu sa liberté, ou une ombre que tu as inventée quand tu avais besoin d’un ami, à toi de choisir. Mais j’ai une dette envers toi, et je crois que cette nuit sera le bon moment pour l’acquitter. À propos de bon moment, tu te rappelles ce que je t’avais dit un jour au sujet des rencontres amoureuses ? Je crois qu’à l’époque tu vivais ta première désillusion.

— Oui, je m’en souviens, je n’étais pas très heureux non plus, ce jour-là.

— Tu sais, le bon moment, ça marche aussi pour des retrouvailles. Tu devrais aller traîner derrière ma remise. Je crois que tu y avais laissé quelque chose, quelque chose qui t’appartenait. Va ! Je t’attends ici.

Je me suis levé et suis allé derrière la cabane en bois, mais j’avais beau regarder autour de moi, je ne trouvais rien de particulier.

J’entendis la voix d’Yves me crier de mieux chercher. Je me suis agenouillé, la lune éclairait suffisamment pour qu’on y voie presque comme en plein jour, mais toujours rien. Le vent se mit à souffler, une bourrasque souleva de la poussière et j’en reçus plein la figure. Les paupières closes, je cherchai un mouchoir pour m’essuyer les yeux et recouvrer un semblant de vision.

Dans la poche de mon blazer, celui que j’avais porté un soir en allant au concert, je trouvai un bout de papier, un autographe signé de la main d’une violoncelliste.


Je suis retourné vers le banc, Yves ne s’y trouvait plus, la cour était à nouveau déserte. À la place où il était assis, une enveloppe était calée sous un petit caillou. Je l’ai décachetée, il y avait à l’intérieur une photocopie faite sur un très beau papier que le temps avait un peu jauni.

Seul sur ce banc, j’en ai relu les lignes. C’est peut-être cette phrase où maman m’écrivait que son plus grand souhait était que je sois épanoui plus tard ; qu’elle espérait que je trouve un métier qui me rende heureux et que quels que soient les choix que je ferais dans ma vie, tant que j’aimerais et serais aimé, j’aurais réalisé tous les espoirs qu’elle fondait en moi. Ce sont peut-être ces lignes-là qui à mon tour m’ont libéré des chaînes qui me retenaient à mon enfance.


16.

Le lendemain, j’ai refermé les volets de la maison et je suis passé dire au revoir à Luc. Dans la vieille voiture de ma mère, j’ai roulé toute la journée. En fin d’après-midi, je suis arrivé dans une petite station balnéaire. Je me suis garé devant la digue. J’ai enjambé la chaîne du vieux phare, je suis monté jusqu’à la coupole et j’ai récupéré mon cerf-volant.

En me voyant arriver, la directrice de la pension de famille avait l’air encore plus désolé que la dernière fois.

— Je n’ai toujours pas de chambre, me dit-elle en soupirant.

— Cela n’a aucune importance, je suis juste venu rendre visite à un de vos pensionnaires et je sais où le trouver.

Mme Pouchard était assise dans son fauteuil, elle se leva et vint à ma rencontre.

— Je ne pensais pas que vous tiendriez votre promesse, c’est une bonne surprise.

Je lui avouai que ce n’était pas vraiment elle que j’étais venu voir. Elle baissa les yeux, vit le sac que je tenais dans une main et jeta un oeil au cerf-volant que je tenais dans l’autre. Elle me sourit.

— Vous avez de la chance, je ne dirais pas qu’il a toute sa tête aujourd’hui, mais il est plutôt dans un bon jour. Il est dans sa chambre, je vous y emmène.

Nous avons monté l’escalier ensemble, elle a frappé à la porte et nous sommes entrés dans la chambre de l’ancien marchand du bazar.

— Vous avez de la visite, Léon, a dit Mme Pouchard.

— Ah oui ? Je n’attends personne, répondit-il en posant son livre sur la table de chevet.

Je m’approchai de lui et lui montrai mon aigle, en piteux état.

Il l’observa un long moment et son visage s’éclaira.

— C’est drôle, j’en avais donné un semblable à un petit garçon dont la mère était si radine qu’elle refusait de lui faire un cadeau d’anniversaire. Tous les soirs le gamin me le ramenait et le reprenait le matin, pour ne pas la gêner disait-il.

— Je vous ai menti, ma mère était la plus généreuse des femmes, elle m’aurait offert tous les cerfs-volants du monde si je les lui avais demandés.

— En fait, je crois que c’était un bobard qu’il avait inventé, poursuivit le vieil homme qui ne m’avait pas écouté. Mais ce petit gosse avait l’air si malheureux sans son cerf-volant que je n’ai pas pu résister à l’envie de le lui offrir. Ah j’en ai vu des gamins rêver devant l’étal de mon bazar.

— Vous pourriez le réparer ? lui demandai-je, fébrile.

— Il faudrait le réparer, me dit-il, comme si seule la moitié de mes phrases l’atteignait. Dans cet état, il n’est pas près de voler.

— C’est exactement ce que ce jeune homme vous demande, Léon, faites un peu attention tout de même, c’est agaçant.