J’avais prévenu maman, qui m’avait aussitôt excusé. Qui mieux qu’elle pouvait comprendre les contraintes de l’internat.

A fortiori quand votre chef de clinique est aussi imbu de lui-même qu’arrogant. Comme à chacune de mes colères, ma mère avait trouvé les mots pour m’apaiser.

— Tu te souviens de ce que tu m’avais dit un jour parce que j’étais si triste de n’avoir pu assister à ta remise de prix de fin d’année ?

— Qu’il y aurait une autre cérémonie l’année suivante, répondis-je dans le combiné.

— Il y aura sans nul doute un autre Noël l’année prochaine, mon chéri, et si ton chef est toujours aussi buté, ne t’inquiète pas, nous fêterons Noël en janvier.

À quelques jours des fêtes, Luc préparait sa valise, il y rangeait plus d’affaires qu’à l’accoutumée. Dès que j’avais le dos tourné, il empilait dans son sac pulls, chemises et pantalons, y compris ceux qui n’étaient pas de saison. Je finis par remarquer son manège et son petit air gêné.

— Tu vas où ?

— Je rentre chez moi.

— Et tu as besoin de ce déménagement pour seulement quelques jours de vacances ?

Luc se laissa tomber dans le fauteuil.

— Quelque chose manque à ma vie, me dit-il.


— Qu’est-ce qui te manque ?

— Ma vie !

Il croisa les mains et me regarda fixement avant de poursuivre.

— Je ne suis pas heureux ici, mon vieux. Je croyais qu’en devenant médecin je changerais de condition, que mes parents seraient fiers de moi. Le fils du boulanger qui devient docteur, tu vois la belle histoire ! Seulement voilà, même si je réussissais un jour à être le plus grand des chirurgiens, je n’arriverais jamais à la cheville de mon père. Papa ne fait peut-être que du pain, mais si tu voyais comme ils sont heureux, ceux qui viennent à la boulangerie aux premières heures du matin. Tu te souviens des petits vieux dans cet hôtel de bord de mer où j’avais cuisiné des galettes ? Lui, c’est tous les jours qu’il reproduit ce prodige. C’est un homme modeste et discret, il ne dit pas grand-chose mais ses yeux parlent à sa place. Quand je travaillais avec lui au fournil, nous restions parfois silencieux toute la nuit et pourtant, en pétrissant la farine, côte à côte, on partageait tant de choses. C’est à lui que je veux ressembler. Ce métier qu’il a voulu m’apprendre, c’est celui que je veux faire.

Je me suis dit qu’un jour, j’aurais peut-être moi aussi des enfants, je sais que si je suis aussi bon boulanger que mon père, ils pourront être fiers de moi, comme je suis fier de lui. Ne m’en veux pas, mais après Noël, je ne rentrerai pas, j’arrête la médecine. Attends, ne dis rien, je n’ai pas fini, je sais que tu y étais pour quelque chose, que tu avais parlé à mon père. Ce n’est pas lui qui me l’a avoué, mais ma mère. Chaque jour que j’ai passé ici, même quand tu m’emmerdais sérieusement, je t’ai remercié en mon for intérieur de m’avoir donné cette chance d’étudier à la faculté ; grâce à toi, je sais maintenant ce que je ne veux pas faire. Quand tu reviendras au village, je te préparerai des pains au chocolat et des éclairs au café et nous les partagerons comme avant, comme dans le temps. Non, mieux que cela, nous les dégusterons comme demain. Alors ne crois pas que ce soit un adieu, c’est juste un au revoir, mon vieux.

Luc m’a pris dans ses bras. Je crois qu’il pleurait un peu, et je crois que moi aussi. C’est idiot, deux hommes qui sanglotent dans les bras l’un de l’autre. Peut-être pas, finalement, quand ce sont deux amis qui s’aiment comme des frères.

Avant de partir, Luc avait une dernière confidence. Je l’avais aidé à charger le vieux break, il s’était installé au volant et avait refermé sa portière. Puis il avait baissé la vitre pour me dire d’un ton solennel :

— Tu sais, ça m’embête de te demander ça, mais maintenant que les choses sont claires entre Sophie et toi, enfin, je veux dire maintenant qu’elle est sûre que vous n’êtes que des amis, ça t’ennuierait que je la rappelle de temps en temps ? Parce que tu ne t’en es peut-être pas rendu compte, mais au cours de ce fameux week-end au bord de la mer, pendant que tu jouais au gardien de phare et au cerf-volant, on a beaucoup discuté tous les deux. Je peux me tromper, bien sûr, mais j’ai eu l’impression que le courant passait, une sorte d’affinité si tu vois ce que je veux dire. Donc si ça ne te dérange pas, je reviendrais bien te rendre visite et j’en profiterais pour l’inviter à dîner.

— Parmi toutes les filles célibataires au monde, il fallait que tu t’entiches de Sophie ?

— J’ai dit : si ça ne te dérange pas, qu’est-ce que je peux faire de plus...

La voiture démarra et Luc agita la main par la vitre, en signe d’au revoir.


13.

Je n’ai pas vu passer les mois, dévoré par le travail. Les mercredis, Sophie et moi passions la soirée ensemble, un dîner en amis, parfois précédé d’une séance de cinéma où nos solitudes se confondaient dans l’obscurité de la salle. Luc lui écrivait chaque semaine. Un petit mot qu’il rédigeait pendant que son père sommeillait sur sa chaise, adossé au mur de la boulangerie. Chaque fois, Sophie me transmettait les quelques lignes qui m’étaient adressées, Luc s’excusait de ne pas avoir plus de temps pour m’écrire. Je crois que c’était une façon bien à lui de me tenir au courant de sa correspondance avec Sophie.

Le studio était calme, beaucoup trop à mon goût. Il m’arrivait de contempler cette pièce où nous avions tous trois passé tant de soirées, de regarder la porte entrouverte de la cuisine et d’espérer que Luc en surgirait, portant un plat de pâtes ou l’un de ses fameux gratins. Je lui avais fait une promesse et je veillais à la respecter scrupuleusement. Les mardis et samedis, je montais voir notre voisine et passais une heure en sa compagnie. Au fil des mois, j’en avais plus appris sur sa vie que ses propres enfants, me jurait-elle. Ces visites avaient du bon : elle qui refusait de prendre ses médicaments cédait devant l’autorité médicale que je représentais.

Un lundi soir, j’eus l’immense surprise de voir s’exaucer un de mes voeux. Je rentrais chez moi quand je sentis dans l’escalier une odeur familière. En ouvrant la porte, je trouvai Luc en tablier, et trois couverts posés à même le sol.

— Ben oui, j’avais oublié de te rendre la clé ! Je n’allais quand même pas rester sur le palier à t’attendre. Je t’ai préparé ton plat préféré, un gratin de macaronis dont tu me diras des nouvelles. Je sais, il y a trois assiettes, je me suis permis d’inviter Sophie. D’ailleurs si tu pouvais surveiller la cuisine, il faudrait que j’aille me doucher, elle arrive dans une demi-heure et je n’ai même pas eu le temps de me changer.

— Bonjour quand même, lui répondis-je.

— Surtout n’ouvre pas la porte du four ! Je compte sur toi, j’en ai pour cinq minutes. Tu aurais une chemise à me prêter ?


Tiens, dit-il en fouillant mon armoire, la bleue fera l’affaire. J’ai profité du jour de fermeture, tu te souviens que la boulangerie ferme le mardi ? J’ai dormi dans le train et me voilà frais comme un gardon. Ça me fait quand même un drôle d’effet d’être ici.

— Et moi drôlement plaisir de te voir.

— Ah, tout de même, je me demandais si tu allais finir par le dire ! Un pantalon, tu aurais aussi un pantalon que je pourrais t’emprunter ?

Luc abandonna mon peignoir sur le lit et enfila le pantalon qu’il avait choisi, il se recoiffa devant le miroir et ajusta la mèche qui tombait sur son front.

— Il faudrait que je me coupe les cheveux, tu ne crois pas ?

J’ai commencé à en perdre, tu sais. C’est génétique, il paraît.

Mon père se paye un bel aéroport à moustiques à l’arrière du crâne, je crois que je suis bon pour hériter bientôt d’une piste d’atterrissage sur le front. Tu me trouves comment ? me demanda-t-il en se retournant vers moi.

— À son goût, si c’est ce que tu veux savoir. Sophie te trouvera très sexy dans mes vêtements.

— Qu’est-ce que tu vas imaginer ? C’est juste que je n’ai pas souvent l’occasion de quitter mon tablier, alors pour une fois que je peux me mettre sur mon trente et un, ça me fait plaisir, voilà tout.

Sophie sonna à la porte, Luc se précipita pour l’accueillir. Ses yeux pétillaient encore plus que lorsque, enfants, nous réussissions à jouer un sale tour à Marquès.

Sophie était vêtue d’un petit pull bleu marine et d’une jupe à carreaux qui lui descendait aux genoux. Elle les avait achetés l’après-midi même dans une friperie et nous demanda notre avis sur son look un tantinet rétro.

— Ça te va à merveille, répondit Luc.

Sophie sembla se contenter de son avis car elle le rejoignit à la cuisine sans attendre le mien.


Au cours du repas, Luc nous avoua qu’il lui arrivait parfois de regretter certains aspects de sa vie d’étudiant, pas les salles de dissection, précisa-t-il aussitôt, les couloirs de l’hôpital non plus et encore moins les Urgences, mais des soirées comme celle-là.

Lorsque le dîner s’acheva, je restai chez moi. Cette fois, c’est Luc qui alla finir la nuit chez Sophie. Avant de partir, il promit de revenir me voir avant la fin du printemps. La vie en a voulu autrement.


14.

Maman m’avait annoncé dans une lettre sa venue aux premiers jours de mars. En prévision de son arrivée, j’avais réservé une table dans son restaurant préféré et négocié âprement avec mon chef de service une journée de congé. Ce mercredi matin, j’allai la chercher à la descente du train. Les wagons se vidaient de leurs passagers, mais ma mère n’était pas parmi eux. Soudain, Luc m’apparut sur le quai. Il ne portait aucun bagage et se tenait immobile face à moi. Aux larmes dans ses yeux, je compris aussitôt qu’un monde venait de disparaître et que plus rien ne serait comme avant.