Aldo sentit que ses méninges commençaient à bouillir :

— On a volé le Sancy ?

— Vous devez le savoir mieux que personne puisque vous êtes l’auteur de ce chef-d’œuvre de la cambriole ! À Hever Castle, par-dessus le marché ! Autant dire sous son nez ! Oh ! Combien je regrette de m’être si souvent moquée de vous ! Vous êtes un grand homme, mon cher Aldo !

Le « grand homme » éprouva alors un pressant besoin d’un supplément d’informations, crédibles si possible ! Il décrocha le téléphone intérieur posé sur sa table de chevet :

— Guy ! appela-t-il en s’efforçant au calme. Voulez-vous venir un moment ?

— Bien entendu ! J’arrive !

L’instant suivant il était là et dut faire effort pour ne pas rire devant le spectacle qu’on lui offrait : Aldo assis dans son lit, le cheveu hérissé tant il fourrageait dedans pour s’éclaircir les idées, l’œil farouche et, près de la cheminée où flambait un beau feu, un amoncellement de vison sable qui, visiblement, s’y trouvait bien et venait de sortir un carnet de chèques d’un étui en lézard et un stylo en or massif, en faisant remarquer que, dans un cas pareil, le temps était des plus précieux et que mettre le joyau à l’abri relevait de l’urgence et que...

— Il paraît que l’on a volé le Sancy ? questionna Aldo. Vous étiez au courant ?

— Pas avant d’avoir feuilleté le journal que Pisani vient de rapporter ! Et volé à Hever Castle, dans le château même de lord Astor. Cela requiert un certain sang-froid !

— Vous n’imaginez même pas à quel point ! Savez-vous ce que lady Ribblesdale est venue faire ici ce matin ? (Et comme Guy l’interrogeait du regard, il ajouta :) Elle est venue chercher le diamant ! Elle est persuadée que je suis coupable du vol et elle veut le mettre à l’abri avant que l’on ne vienne m’arrêter !

Buteau n’eut pas le temps de répondre ! Une nouvelle voix se mêlait au concert :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’exclama Lisa qui revenait de chez son coiffeur en répandant une fraîche odeur de rose. Et d’abord je m’étonne que vous ayez perdu le sens commun en recevant une dame dans votre chambre, mon ami ! Et en mon absence, en outre !

— C’est bien le moment de délivrer un cours magistral sur les convenances, Lisa ! Et ne me dites pas que vous n’avez pas reconnu lady Ribblesdale ?

— Naturellement, et c’est en toute connaissance de cause que je lui souhaite la bienvenue, mais vous admettrez avec moi qu’il y a dans cette maison suffisamment de salons, sans compter votre cabinet de travail, pour accueillir quelqu’un sans aller jusqu’à la chambre à coucher !

— Ne soyez pas si formaliste ! Cela dit, j’aimerais que l’on m’accorde la permission de sortir de ce lit où je ne tiens plus en place. Allez m’attendre dans la bibliothèque, par exemple, lady Ava...

— Je préfère le salon des Laques ! décréta l’Américaine avec aplomb. J’aime beaucoup les portraits des dames !

— Pourquoi pas ! marmotta Aldo qui l’aurait envoyée jusqu’en enfer pour pouvoir sortir de ce lit où il se sentait vaguement ridicule. Et, Lisa, sachant que vous allez sans doute faire servir quelque chose, pensez à trois cafés pour moi ! J’en ai le plus pressant besoin ! Le chocolat m’écœure ! Allez, ouste ! Tout le monde dehors ! Je ne serai pas long !

Ayant constaté que l’œil bleu de son mari virait au vert, ce qui était chez lui signe de mauvais temps, Lisa emmena l’intruse et ses visons, curieuse de savoir – n’en ayant jamais vu de cette couleur ! – où elle les avait achetés, bien que ce ne fût vraiment pas le moment de parler chiffons !

Aldo ne se fit d’ailleurs pas attendre et, quelques minutes plus tard, toute dignité retrouvée par les vertus d’un pantalon, d’une robe de chambre bleu marine et d’un foulard de soie ton sur ton autour du cou, il les rejoignait dans l’élégante pièce où Zaccharia était déjà en train de répartir le contenu d’une cafetière d’argent dans de petites tasses en vieux Meissen qui ne paraissaient pas intéresser outre mesure l’invitée imprévue : elle était retournée se planter devant le portrait de la mère d’Aldo qui semblait la fasciner tout comme lors de sa première visite1. Assise à trois pas d’elle dans l’un des gracieux fauteuils couverts de soie ancienne, Lisa, qui n’avait jamais autant vu l’illustrissime Ava Lowle-Willing devenue par la suite Ava Astor puis lady Ava Ribblesdale, en profitait pour l’observer avec attention en résistant courageusement à l’envie de lui demander à quelles mains miraculeuses elle confiait les soins d’une beauté qui devait caracoler quelque part entre soixante-dix et quatre-vingts ans...

L’arrivée de son époux la ramena sur terre. Sans rien dire, elle lui tendit une tasse dont il avala le contenu sans paraître s’apercevoir qu’il était brûlant, et même se fit resservir. Après quoi, il entra dans le vif du sujet :

— À présent, essayons d’y voir plus clair dans cette histoire de fous. Si je m’en rapporte à ce journal, le diamant nommé Sancy, ô combien célèbre depuis le XVIe siècle, a été volé il y a trois jours au château d’Hever dans le Kent.

— C’est ce que je me tue à vous dire. Aussi...

— Permettez ! Vous m’en avez dit beaucoup plus long, puisque vous prétendez que je suis l’auteur de cet exploit !

— Bien sûr que vous l’êtes et je ne vous en remercierai jamais assez, puisque c’est pour moi... Vous me l’aviez promis !

— Distinguons ! Je vous ai promis « un » diamant célèbre mais il n’a jamais été question du Sancy. J’ai dans l’idée une pierre très belle et très illustre, mais je n’ai pas besoin de me déguiser en cambrioleur pour me la procurer. Après des palabres peut-être un brin ardues, je n’aurai d’autre peine à me donner que signer un chèque et aller vous le remettre le plus officiellement du monde !

— C’est quoi, cette merveille ?

— Vous le saurez plus tard quand le Sancy sera retrouvé ! Et je ne comprends pas ce qui a pu vous faire croire que j’y étais pour quelque chose !

— Vous étiez bien dans le Kent, ces jours derniers ?

— Je ne le nie pas. Chez l’un de mes correspondants ! Et je ne vous dirai pas son nom parce que cela relève du secret professionnel...

— N’essayez pas de me raconter des histoires parce que je sais tout !

— Tout quoi ?

— Ce qui s’est passé. Vous êtes allé tranquillement à Hever où mes cousins – cette bécasse de Nancy surtout car elle brûlait de vous connaître – vous ont reçu. Vous y êtes resté la nuit... et vous êtes reparti avec le Sancy dans vos bagages. Bien sûr, ils ont été fort déçus...

— Ils m’ont vu, moi ?

— Naturellement, et ils ajoutent qu’ils ont été ravis... d’abord. Un peu moins ensuite, mais ça leur passera. On vous a fait visiter la maison – c’est là qu’a été élevée paraît-il une certaine Anne Boleyn que le roi de l’époque a d’abord épousée avant de lui faire couper la tête parce qu’elle n’accomplissait pas des prouesses au lit. On dit même que, certaines nuits, on peut rencontrer son fantôme avec sa tête sous le bras... Cela doit paraître bizarre tout de même !

— Vous l’avez rencontrée ? fit Lisa sur le ton de la conversation mondaine pour donner à son mari le temps de souffler, ce dont il la remercia d’un sourire.

— Moi ? Non. J’ai horreur de ce genre de rencontre ! Malheureusement, en Angleterre il y en a un peu partout ! Sauf chez moi ! Après la mort de mon époux, j’ai tout fait récurer de fond en comble et repeindre à neuf, mais la plupart du temps je vis à l’hôtel ! Vous devriez parler du diamant à votre beau-père. M. Kledermann est de leurs amis et il s’est rendu souvent chez eux ! Aussi...

— Il y était également quand le vol a eu lieu, puisque vol il y a ? coupa Aldo.

— Vous savez bien que non. Vous ne vous seriez pas emparé du diamant, lui présent. Je ne crois pas qu’il vous aurait aidé mais vous étiez seul au château.

— Et les Astor ont reçu en ami quelqu’un qu’ils n’avaient jamais vu ?

— Vous êtes célèbre, mon petit prince ! Il faut vous y habituer. Cela présente parfois quelques inconvénients. Quant aux cousins, ils sont très accueillants, vous savez. Et comme vous aviez un gros rhume – on dirait que vous l’avez toujours ! –, ils ont tenu à vous garder pour la nuit à cause du mauvais temps.

Ce fut le coup de grâce. Aldo resta sans voix. Cette histoire rocambolesque prenait des allures de cauchemar !

— Vous voyez que je sais tout ! enchaîna ledit cauchemar avec satisfaction. Je comprends que vous ayez envie de garder « mon » diamant encore un peu pour le contempler, mais cela ne serait pas raisonnable... Je le paie et...

— Mais je ne l’ai pas ! tenta de hurler Aldo qui n’obtint qu’un glapissement enroué. Je donnerais ma main gauche pour savoir qui est l’enfant de salaud qui s’est fait passer pour moi et qui l’a volé sous le nez de ses propriétaires ! Et surtout avec qui ces abrutis m’ont confondu !

Après avoir frappé trop discrètement pour qu’on l’entendît sous les mugissements furieux de Morosini, Angelo Pisani entra, portant une petite enveloppe contenant un billet plié en quatre qu’il remit à son patron. Celui-ci y jeta un coup d’œil surpris, le replia et le mit dans sa poche. À sa stupéfaction, Lisa vit l’ombre d’un sourire éclairer le visage mal rasé de son mari :

— Il y a longtemps que j’ai remarqué qu’en écoutant aux portes il arrivait que le Saint-Esprit vous souffle quelques bonnes idées ! Voulez-vous déjeuner avec nous, lady Ava ?

— Mais je..., fit-elle, interloquée.

— Vous êtes descendue au Danieli, je suppose ?

— Oui, mais c’était pure précaution. Au cas où vous auriez voulu le garder encore un peu. J’aurais préféré de beaucoup ne pas m’attarder et repartir tout de suite avec mon diamant...